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mercredi 16 décembre 2020

La laïcité, c'est le mal

 

 Cliquez ici pour lire le texte dans L'encyclopédie de l'Agora

 

 

Pourquoi si peu d’intellectuels se prononcent-ils par la voix des médias dans le débat sur la laïcité, demandait la sociologue Micheline Labelle dans un texte du 2 décembre dernier paru dans Le Devoir, alors qu’il s’agit d’une question « éminemment politique » ? Le débat a déjà eu lieu pourrait-on répondre, au tribunal de trancher. Or, parce que l’enjeu est  éminemment politique, la décision du tribunal sera insatisfaisante,  à moins bien sûr d’abandonner aux tribunaux  la dure et accablante responsabilité de penser et d’agir sur la société ‒  ce qui serait contraire au sens même de la politique, du rôle des intellectuels et, peut-être, de la laïcité.

 

Bien sûr, il s’agit d’une opinion,  mais qui appartient à une longue tradition philosophique reposant sur l’idée d’autonomie des individus et des peuples à construire, projet inachevé et sans doute inachevable. Il s’agirait du cœur même de la démocratie, à ne pas confondre avec ce qu’est devenue la démocratie libérale.

 

L’autonomie relève de cette faculté de l’autolimitation en fonction du bien commun : le monde fini dans lequel nous vivons, composé de diverses cultures, d’expériences singulières du monde, mais liées par des intérêts communs. On ne dilapide pas l’héritage pour en jouir égoïstement ou pour capitaliser, mais pour le transmettre et le garder vivant. Mais au nom de quoi? Qui détermine la norme, le critère?

 


La pensée de l’hétéronomie a déjà tranché, comme un tribunal : ma foi est plus forte que la tienne, qu’importe le dieu : Christ, Allah, Yahvé, Bouddha, etc.  Les idéologies productivistes ont également tranché : l’Histoire, le Parti, le Progrès, la Technique, l’Argent. L’idéologie libérale a notamment tranché par ce que le politologue Marc Chevrier appelle « l’évangile des droits » (L’empire en marche, 2019). Ce code sacré de la modernité appartient selon lui à une religiosité de l’informe et du relativisme culturel extrême, particulièrement prégnant au Canada. Cette religion, le multiculturalisme, a aussi une fonction : faire marcher l’empire libéral, c’est-à-dire l’indifférenciation généralisée sous le signe de l’échange commercial (incluant l’instrumentalisation de l’immigration) et de la conquête du grand Tout cosmique : rien de moins que la réalisation fantasmatique du royaume des cieux sur Terre. Et pour qu’avance l’empire du Bien à grands pas,  il doit faire table rase du passé, des traditions, de la personnalité des individus et des peuples déracinés qu’il console et materne. C’est ce que M. Chevrier, s’inspirant de l’écrivain autrichien  Robert Musil (L’homme sans qualités), appelle « les peuples sans qualités ». Or  le royaume des cieux sans Dieu (ou plutôt avec tous les dieux et les idoles), mais avec l’autorité des tribunaux, c’est la guerre de tous contre tous.

 

La revendication illimitée des droits, fondée sur un relativisme culturel absolu (!!), fait éclater le langage commun, le sens commun, que la dynamique culturelle devrait définir au fil des générations. Dans le relativisme culturel, c’est forcément la croyance la plus intransigeante qui l’emporte : « mettez de l’eau dans votre vin », disent-ils, frelatez-vous!  La vague de censure et de terreur qui sévit depuis quelques années dans les milieux culturels et de l’enseignement ‒ que  l’écriture dite inclusive cristallise le mieux ‒ ne s’explique pas autrement. Or, cette vague de censure est essentiellement la création  d’« intellectuels » (profs, écrivains, agents culturels, chroniqueurs) soutenus par l’engeance des réseaux sociaux et divers lobbies stimulés par le relativisme culturel.

 

Voilà l’ambiance dans laquelle le débat sur la laïcité survient, à quelle religiosité elle s’affronte.

 

Mais en dépit de la mystique multiculturaliste, contrefaçon du pluralisme social, il est légitime, a fortiori pour quelqu’un qui vit dans une société sécularisée comme la nôtre, de se demander en quoi le fait de ne pas porter le hidjab durant les heures de classe pour une enseignante, par exemple, dénie non seulement sa foi, mais l’intégrité de sa personne ‒ la kippa, le turban, la croix, etc. En quoi cette revendication n’est-elle pas le signe de l’intégrisme religieux qui nierait l’histoire de mon peuple et les conditions de sa survie? Des œuvres considérables nous laissent penser le contraire.

 

Le philosophe  Abdennour Bidar, après le massacre au nom d’Allah des journalistes de Charlie Hebdo pour avoir caricaturé Mahomet, a adressé une  « Lettre ouverte au monde musulman »  pour l’exhorter à  réformer sa religion, mettre fin notamment à son  intransigeance face à la laïcité, face également à l’émancipation des femmes.

 

L’écrivain juif Aharon Appelfeld écrivait dans  L’héritage nu qu’« une foi profonde ne se perd pas facilement ».

 

Laïcité ne veut pas dire laïcisme  ‒ contre la religion ‒ tout comme la religion ne signifie pas intégrisme ‒ contre la pensée critique qui cherche en principe à renouer avec une vérité : la corruption du meilleur engendre le pire, disait Ivan Illich à propos de dogmes autant religieux que laïcs. La laïcité pourrait bien être le garde-fou de toutes les croyances. Mais dans une société de l’hétéronomie qui se prend pour l’empire du Bien, que vaut la laïcité, cette humaine façon d’interroger les hommes et les dieux, alors que des intellectuels sont occupés à faire marcher l’empire? Ceux-ci rappellent les affreux intellectuels de gauche de George Orwell; ils  travaillent à détruire le langage et le sens commun, condition préalable à un totalitarisme dans lequel ils tiendraient enfin le fouet. Dans l’empire du Bien, la laïcité, c’est le mal. 

 

 

 


 

dimanche 18 octobre 2020

Kamel Daoud: "il faut démanteler l'islamisme"


                                                      Leçon de démocratie

 

 

Comme les précédents, les attentats de Barcelone et de Cambrils m’éloignent d’une histoire où, une fois les bougies éteintes et les petits cœurs rangés, tout le monde fait comme si rien n’avait eu lieu ‒ et comment faire autrement? ‒ et comme si ces tueurs n’étaient pas une conséquence désastreuse de ce que nous sommes, de ce que nous vivons.  (Philippe Lançon, Le lambeau, 2018, p. 191)

 

... si une chose existe quelque part, elle existera n'importe où.

    Czeslaw Milosz, La pensée captive, cité par Simon Leys.

 


 

À l'émission France culture, Kamel Daoud réagit à la décapitation de Samuel Paty, un enseignant d'histoire et de géographie d'un lycée de la banlieue parisienne par un djihadiste. Cliquez ici pour écouter l'émission. 

Ce crime ignoble est en lien avec les fameuses caricatures publiées par Charlie Hebdo en 2015 et qui ont entraîné le massacre d'une partie importante de l'équipe de rédaction. Ce massacre avait suscité une compagne de protestation à travers le monde, mais souvent accompagnée de "Je suis Charlie, mais..."

Mais quoi? Mais ils sont allés trop loin? Il leur est arrivé ce qu'ils méritaient?  Des journalistes, dont Jean-François Nadeau du Devoir, ont même laissé entendre que caricaturer les "barbus" était une bonne façon de renflouer les coffres de la revue...Voici ce que j'écrivais en 2015 dans ma page Web intitulée La contamination des mots

"Au Québec, le chroniqueur du Devoir Jean-François Nadeau réussit quant à lui le tour de force de célébrer le courage et le talent des caricaturistes de Charlie Hebdo tout en mettant en lumière ce qui aurait été une tendance lourde à l'islamophobie de la revue. Plus grave encore, cette islamophobie aurait été motivée par des soucis financiers, le besoin d'augmenter les revenus:

Ces dernières années, il faut savoir que les ventes de Charlie remontaient au-dessus de la ligne de flottaison dès lors que ce journal satirique se lançait dans la critique rageuse des fous de dieu, en particulier ceux de l'islam. Une certaine islamophobie de service s'était en conséquence emparée du journal qui produisait désormais à la chaîne des gags de plus en plus lourds en cette matière.
La dénonciation des barbus radicaux prit une telle place dans ces pages que cela donnait parfois l'impression d'un fâcheux radotage, même placé sous couvert de l'humour ravageur et irrévérencieux. Ce pilonnage obsessionnel, livré souvent au nom d'acrobaties intellectuelles douteuses devenait franchement embarrassant d'imbécillité. Non, Charlie n'était pas qu'amour et poésie. Du coup, on oubliait quelquefois le talent immense et l'esprit unique de plusieurs collaborateurs affairés pourtant à traiter avec doigté d'autres sujets que celui-là.
(Le Devoir, 8 janvier 2015)


Pas qu’amour et poésie Charlie, on s’en doute un peu, bien que l’amour et la poésie s’expriment d’abord en des termes qui ne sont pas les canons du poétique et du beau. Lecteur d’Arthur Cravan, M. Nadeau le sait bien: « Les abrutis ne voient le beau que dans les belles choses », disait Cravan. Mais l’accusation d'opportunisme, même sur le mode de la rigueur journalistique, de la liberté d’expression, me semble infiniment plus grave que celle du dérapage éditorial.

Alors comment concilier opportunisme, imbécillité, gags islamophobes à la chaîne et immense talent, intelligence, courage et… amitié? Car M. Nadeau affirme avoir connu des moments d'amitié inoubliables avec Charb. « Inoubliables » relevant ici de la sphère privée. Et cette éternité n'appartient plus qu'au vivant de l'auteur, puisque Charb a rencontré des balles signées Allah. Or ces balles, comme le rappelle sa compagne en entrevue, lui étaient intimement adressées, à cause de ses dessins contre les islamistes intégristes. Ces balles ne sont pas un fantasme, une illusion.

M. Nadeau a également évoqué son amitié sur les ondes de Radio-Canada pour rejeter du même souffle, et fermement, le human interest qu’une telle déclaration à la TV, et dans de telles circonstances, ne pouvait que susciter. Il ne fait pas dans la flagornerie, Jean-François Nadeau, mais on peut poser les questions que ne soulève pas son touchant témoignage:

Se pourrait-il, par exemple, que la rédaction de la revue ait eu d'autres motivations que la survie de la revue pour multiplier les gags?
 

Se pourrait-il qu’elle réagissait, par les dessins, aux menaces de mort bien réelles que les journalistes recevaient?
 

Se pourrait-il que les journalistes de Charlie Hebdo se fiaient à leur immense talent, comme le répète Nadeau, à leur capacité à décoder la réalité?
 

Se pourrait-il que leur humour féroce ne relevait pas de l’islamophobie, mais plutôt d’un sens de la réalité et du courage, que n’arrêtait pas la rectitude politique?
 

Se pourrait-il enfin que Jean-François Nadeau soit quelque peu empêtré dans ses opinions à ce sujet, par crainte de paraître islamophobe? L’amitié peut être une chose difficile à gérer, de même que la distinction entre dénonciation de l’extrémisme et islamophobie. On connait bien ce phénomène au Québec. Surtout chez les nationalistes repentis, qui ont toujours peur de paraître xénophobes, racistes, repliés sur eux-mêmes. C’est d’ailleurs une crainte légitime, mais qui peut être extrêmement insidieuse.

Bref, on sort perplexe de la chronique de Jean-François Nadeau, avec l'impression qu’il jongle avec un fer brûlant, qu'il dit une chose et son contraire. Cette hésitation, cette ambivalence plutôt, nous ramène évidemment au fameux débat sur la charte de la laïcité au Québec, où la question de l'islamophobie a joué à plein, enchevêtrée maladroitement au discours nationaliste débile du Parti québécois.


Dimanche, 11 janvier 2015, jour de grand rassemblement place de la République à Paris"

 Et Jean-François Nadeau est loin d'être le seul intellectuel à tergiverser sur cette question.  Le philosophe Pierre Mouterde s'était lui-même fendu d'un "Oui mais..." dans une lettre adressée au Devoir

Il faut dire qu'à l'époque, il était éminence grise de Québec solidaire, dont les positions identitaires sont pour le moins douteuses, positions permettant à la formation politique énormément de complaisance avec la mouvance islamiste et multiculturaliste en général.  Le plus comique, c'est que Mouterde a publié en 2019 un essai sur la rectitude politique. Je précise : un livre politiquement correct sur la rectitude politique.

 

C'est bien cette mentalité que dénonce notamment Kamel Daoud à France culture, mentalité qui est également à la source de la censure du langage qui sévit dans les universités et les médias. Cela va bien au-delà du refus de prononcer le mot "nègre". Le "N-Word" me fait penser aux "mauvais mots" que mon fils, quand il était à la garderie, apprenait avec ses petits amis à ne pas dire. Encore doit-on préciser que la garderie faisait son travail en montrant aux enfants qu'on ne peut pas dire tout ce qui nous passe par la tête, que l'usage de la parole a aussi des limites.  Nos sociétés sont exposées aujourd'hui à un peu plus d'infantilisation et d'innocence en interdisant, ou en imposant, un certain usage du langage pour satisfaire aux exigences de groupes d'intérêts.

Après la néoféminisation du langage, qui n'améliore en rien la situation des femmes, voici la racialisation du langage qui n'améliore en rien la situation des minorités. Au contraire, elle les enferme dans leur origine ethnique, ce qui est le fondement même du racisme. Et c'est ne rien dire des conséquences funestes qu'une telle censure exerce sur le langage, donc sur la pensée et l'honnêteté intellectuelle. Cette censure relève de l'imposture et de l'hypocrisie. Qui au juste revendique cette censure, et au nom de quoi?

À suivre...



 

jeudi 10 septembre 2020

Les Derniers

 par Bernard Émond, cinéaste et écrivain

 

Nous sommes les derniers. Presque les après-derniers. Aussitôt après nous commence un autre âge, un tout autre monde, le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s’en font gloire et orgueil.

– Charles Péguy, Notre jeunesse.

Ils éprouvaient ainsi la souffrance profonde de tous les prisonniers et de tous les exilés, qui est de vivre avec une mémoire qui ne sert à rien.
– Albert Camus,
La Peste

 

 Article paru dans la revue L'action nationale. Cliquez ici pour lire l'article dans la revue.

 

 

Faisons comme si la parole des intellectuels avait encore du poids dans le Québec contemporain, et par parole, je n’entends pas babillage médiatique, intervention de quatre-vingt-dix secondes sur une chaîne d’information continue, entretien festif dans une émission littéraire, blogue plébiscité par quelques milliers de clics. Faisons comme si, et posons la question. Que doit-on attendre des intellectuels dans le combat politique pour l’indépendance ?

 

Deux choses, il me semble : d’abord, nous rappeler pourquoi nous devrions faire l’indépendance et ensuite nous dire pourquoi, sans un improbable sursaut de volonté collective, nous ne la ferons pas.

 

Nous devrions faire l’indépendance, parce que sans elle nous sommes morts comme peuple. Dans trente, dans cinquante, dans cent ans il y aura bien, sur le territoire de cette province, des gens qu’on continuera à appeler Québécois, mais ils seront québécois comme nos voisins sont ontariens. Une collection d’individus habitant le même espace ne fait pas un peuple.

À quoi peut bien servir l’indépendance politique si elle n’est pas l’indépendance d’un peuple ? À quoi peut bien servir l’indépendance, sinon à garantir la pérennité d’un peuple ayant en commun une histoire, une culture, des coutumes, des institutions et une communauté d’origine ou d’attachement (1) ? À quoi peut bien servir l’indépendance si ce n’est à garantir les conditions d’existence d’une mémoire commune qui puisse fonder l’action ?

Ne me parlez pas d’une indépendance qui ne serait rien d’autre qu’une version francophone du multiculturalisme canadien. Ne me parlez pas d’une indépendance vidée de son poids de chair, d’une indépendance purement formelle, purement juridique, fondée par exemple sur les abstractions d’une charte des droits et du français langue commune. Et d’abord, ça ne marchera pas. On aura beau imposer le français avec toutes les lois du monde, on n’en fera pas autre chose qu’une langue véhiculaire, pauvre, comme celle qu’on utilise à Montréal quand il n’y a pas moyen de faire autrement. Il n’y a pas de langue sans un fonds partagé d’histoire et de culture, ou alors c’est une langue dans laquelle la poésie est impossible. De toute manière, dans une logique de droits individuels, avec les francophones maintenant minoritaires sur l’île de Montréal, la loi 101 n’a aucune chance de survivre à long terme, et son abolition ne fera au fond qu’accélérer le mouvement de dissolution qui nous entraîne déjà.

L’indépendance ne peut être que celle d’un peuple, et un peuple n’est pas une abstraction juridique. Elle ne peut être faite que par un peuple de chair, attaché à une histoire et une culture communes, pas par une collection d’individus qui n’ont en commun que le rêve de l’extension illimitée de leurs droits et de l’assouvissement immédiat de leurs désirs de consommation. Mais j’ai bien peur que c’est ce que nous soyons en train de devenir. J’ai bien peur que notre peuple soit en train de mourir. Et, malgré tout, nous refusons le sursaut politique qui nous permettrait de survivre. Pourquoi ?

Aux intellectuels qui auront la tâche d’expliquer notre démission, il faut rappeler cette phrase de Péguy : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ». Une phrase qui rappelle la vieille boutade : « les marxistes ont plus de facilité à expliquer pourquoi les ouvriers devraient faire la révolution que pourquoi ils ne la font pas ».

 

 


 

 

Jacques Parizeau, le soir du 30 octobre 1995, avait nommé, avec raison, l’argent et des votes ethniques comme causes de la défaite référendaire. Le tollé qu’avait suscité son intervention annonçait des beaux jours pour la rectitude politique. On l’avait accusé, justement, de voir ce qu’il voyait, et encore plus de le dire. Mais il y a une chose qu’il n’a pas dite, c’est que nous, Québécois francophones, sommes les principaux responsables de la défaite : nous sommes près de 40 % à avoir voté non. Faut-il rappeler les 99,5 % de oui pour l’indépendance norvégienne en 1918, ou les 77 % de oui en Estonie en 1988, dans un petit pays qui compte 30 % de Russes ?

Et il y a eu l’après-référendum. Le combat, qui aurait alors dû continuer avec vigueur, a tourné en eau de boudin non seulement à cause des atermoiements, de la faiblesse et de la vanité de nos dirigeants politiques, mais aussi, surtout, à cause de notre propre veulerie. La nôtre. Et maintenant, 25 ans plus tard, même à l’extérieur de Montréal, où les Québécois de souche et apparentés sont pourtant l’écrasante majorité, l’idée d’indépendance est minoritaire, et en recul constant.

Au fond, on s’en fout, tant qu’on a l’assurance-maladie et qu’on peut passer nos six mois moins un jour en Floride sans perdre nos droits. Quant aux devoirs, on n’en parle pas. On s’en balance comme on s’est balancé de l’éducation de nos enfants, élevés dans l’admiration inconditionnelle de leurs parents et le culte de l’estime de soi. Élevés dans l’ignorance de leur histoire et de leur langue maternelle, obnubilés par leurs écrans et par eux-mêmes, confortés dans leur mépris du passé et dans la contemplation de leur propre vertu, de leur propre ouverture, de leur propre égalitarisme. Et nous, parents, grands-parents ? Nous sommes comme eux. Absolument comme eux. Nous avons laissé faire. Nous les avons faits. Nous n’avons rien transmis d’autre qu’une idéologie Passe-Partout, gnangnan, mollassonne. Nous avons refusé toute forme d’autorité, au-dessus et au-dessous de nous, et surtout pas celle du passé. Nous avons beau faire mine de déplorer le fossé qui nous sépare des jeunes générations, ce fossé nous l’avons laissé s’ouvrir, quand nous ne l’avons pas creusé nous-mêmes, aveuglés que nous étions par l’idée de notre liberté. Nous avons voulu comprendre nos enfants, alors qu’il aurait fallu les éduquer, et d’abord nous éduquer nous-mêmes.

En 1995, Monsieur Parizeau dénonçait l’argent, et par là il fallait bien entendu comprendre les manœuvres frauduleuses du gouvernement fédéral et de ses dépendances, ainsi que l’appui actif des puissants et des maîtres avec le soutien presque sans faille de leurs entreprises et de leurs médias. Cela est entendu, vérifié, documenté. Et cela n’a pas changé. Mais derrière l’argent, il y a toute la puissance culturelle de l’anglosphère, tout ce que les Américains nomment le soft power, et que nous avons gobé hook line and sinker, comme ils disent, au point où nous nous glorifions de cette « culture québécoise » aseptique et mondialisée qui marche si bien à l’étranger, Céline Dion, le Cirque du Soleil, Denis Villeneuve. Nos héros, nos idoles. Aujourd’hui, il n’y a pas que les usines qu’on délocalise, il y a aussi la culture. Et nous en redemandons, délocalisés nous-mêmes, assis sur nos chaises de jardin devant un coucher de soleil sur le golfe du Mexique ou sur le balcon d’un Airbnb à Barcelone ou à Bangkok.

Le principal obstacle à l’indépendance, c’est nous. Notre veulerie, notre indifférence. Mais si jamais nous trouvions l’énergie d’un sursaut, nous frapperions un mur. Le mur de la métropole. Le mur de l’immigration et le mur anglo-québécois, qui sont le même mur. Près d’un million de nouveaux arrivants en trente ans, presque exclusivement concentrés dans la région montréalaise. Un million d’arrivants qui ont voulu venir en Amérique, ou à la rigueur au Canada, mais pas, sauf exception, au Québec(2). Et qui, dans leur grande majorité, n’ont cure de la survie de ce petit peuple qui les accueille, et de sa culture. On ne peut pas les blâmer, ainsi va le monde contemporain. Il fut un temps où l’intégration faisait son travail sur deux, trois générations. Mais simplement évoquer ce mot vous fait passer aujourd’hui pour un fasciste. Et puis, de toute manière, pour que l’intégration fonctionne, il faut une majorité, et de majorité, il n’y en a plus en région montréalaise. Il n’y a que des minorités, plus de peuple. Et ne me parlez pas de votre ami mexicain qui aime Miron ou des trois doctorants issus des minorités, qui se passionnent pour la littérature québécoise dans un séminaire à McGill. Ils sont bien sympathiques, nous sommes flattés, nous les aimons beaucoup, mais parlons chiffres. Regardons les statistiques en face. Démographiquement, idéologiquement, politiquement, Montréal ne fait déjà plus partie du Québec. Montréal est devenue une ville canadienne où on a simplement un peu plus de chances de se faire comprendre en français qu’ailleurs. Et compte tenu du poids démographique de la métropole, l’indépendance du Québec est aujourd’hui hors de portée, et probablement pour toujours.

À ce catalogue des obstacles et empêchements, il faut ajouter la guérilla intellectuelle des libéraux-libertaires et autres sans-frontiéristes, qui ont colonisé les universités et dont l’influence dans les médias dépasse très largement le nombre. Plus possible d’échapper aujourd’hui à l’orthodoxie multiculturelle, au culte de la diversité et à la religion de l’ouverture. Impossible de voir aujourd’hui ce qui est et surtout de le dire : que nous sommes de plus en plus seuls et que nous sommes en train de mourir, que la situation démographique prend de plus en plus l’aspect d’une fatalité, que la langue anglaise progresse inexorablement, et que la culture de masse issue de l’anglosphère a colonisé tous les esprits, que la langue et la culture française reculent constamment, que nous avons abandonné jusqu’à l’idée d’une culture commune, que des pans entiers de notre passé sont en train de s’effacer de la mémoire collective.

Alors, que doit-on demander aux intellectuels ?

Qu’ils voient ce qu’ils voient et qu’ils le disent : qu’ils n’aient pas peur d’affronter les censeurs de l’ultragauche et le jugement du New York Times. Et qu’ils ne craignent pas de nous désespérer. Peut-être devons-nous constamment nous faire rappeler notre mortalité, la disparition probable de notre petite et fragile civilisation, pour pouvoir trouver l’énergie d’une réaction.

Qu’ils attaquent. Qu’ils montrent à quel point la gauche multiculturelle est l’alliée des néolibéraux, à quel point l’idée de bien commun a été reléguée aux oubliettes par ceux-là mêmes qui se réclamaient d’elle, à quel point l’idée de justice sociale est menacée par la fragmentation diversitaire et le culte de la plus petite différence, comment une sorte de racisme à l’envers est en train de se développer, comment l’idée de laïcité est essentielle à une vie vraiment commune, et comment l’universalisme est menacé par un relativisme culturel imbécile et conquérant.

Qu’ils attaquent : nous n’avons pas à nous excuser des injustices que nos ancêtres auraient commises à des gens qui ne les ont pas subies. Et certainement pas à des petits-bourgeois anglophones qui ne quittent le ghetto McGill que pour venir chahuter une représentation théâtrale.

Qu’ils attaquent encore. Qu’ils s’attaquent à la dégradation de la télévision publique, de la presse et des médias de masse, qui sont devenus (à quelques exceptions près, il est vrai) une vaste entreprise de décérébration collective. Qu’ils s’attaquent à notre relâchement culturel, à la pauvreté de notre langue, à notre égoïsme, à nos démissions. Qu’ils attaquent avec l’acharnement de Pierre Falardeau ou le raffinement de Pierre Vadeboncoeur, mais qu’ils attaquent.

Que doit-on demander aux intellectuels ? Au fond, peut-être, qu’ils nous préparent à mourir, à mourir dignement, en luttant, en essayant de sauver ce qui peut encore l’être, et pas en attendant l’euthanasie parce que nous sommes fatigués, si fatigués. Qu’ils nous préparent à mourir en ne cédant plus un pouce, comme des insurgés sur une barricade. Car nous n’avons plus un pouce à céder : une partie de l’essentiel est déjà perdue.

Mais peut-être les intellectuels peuvent-ils aussi nous rappeler que l’histoire n’est pas écrite et que, malgré notre fatigue et nos démissions, nous pouvons encore écrire la nôtre.

 


1‒ Le soupçon de fermeture et d’intolérance qui pèse sur nous est-il si grand qu’il faille vraiment rappeler qu’il y a des McComber, des Pallascio, des Nguyen, des Diouf qui sont aussi Québécois que Zola était Français ?

2‒  On estime que le tiers des nouveaux arrivants quitte le Québec.

* Cinéaste et essayiste.

 Cliquez ici pour lire l'entretien que j'ai effectué en 2007 avec le cinéaste pour Le journal des Alternatives à l'occasion de la sortie de son film Contre toute espérance.