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Pourquoi si peu d’intellectuels se prononcent-ils par la voix des médias dans le débat sur la laïcité, demandait la sociologue Micheline Labelle dans un texte du 2 décembre dernier paru dans Le Devoir, alors qu’il s’agit d’une question « éminemment politique » ? Le débat a déjà eu lieu pourrait-on répondre, au tribunal de trancher. Or, parce que l’enjeu est éminemment politique, la décision du tribunal sera insatisfaisante, à moins bien sûr d’abandonner aux tribunaux la dure et accablante responsabilité de penser et d’agir sur la société ‒ ce qui serait contraire au sens même de la politique, du rôle des intellectuels et, peut-être, de la laïcité.
Bien sûr, il s’agit d’une opinion, mais qui appartient à une longue tradition philosophique reposant sur l’idée d’autonomie des individus et des peuples à construire, projet inachevé et sans doute inachevable. Il s’agirait du cœur même de la démocratie, à ne pas confondre avec ce qu’est devenue la démocratie libérale.
L’autonomie relève de cette faculté de l’autolimitation en fonction du bien commun : le monde fini dans lequel nous vivons, composé de diverses cultures, d’expériences singulières du monde, mais liées par des intérêts communs. On ne dilapide pas l’héritage pour en jouir égoïstement ou pour capitaliser, mais pour le transmettre et le garder vivant. Mais au nom de quoi? Qui détermine la norme, le critère?
La pensée de l’hétéronomie a déjà tranché, comme un tribunal : ma foi est plus forte que la tienne, qu’importe le dieu : Christ, Allah, Yahvé, Bouddha, etc. Les idéologies productivistes ont également tranché : l’Histoire, le Parti, le Progrès, la Technique, l’Argent. L’idéologie libérale a notamment tranché par ce que le politologue Marc Chevrier appelle « l’évangile des droits » (L’empire en marche, 2019). Ce code sacré de la modernité appartient selon lui à une religiosité de l’informe et du relativisme culturel extrême, particulièrement prégnant au Canada. Cette religion, le multiculturalisme, a aussi une fonction : faire marcher l’empire libéral, c’est-à-dire l’indifférenciation généralisée sous le signe de l’échange commercial (incluant l’instrumentalisation de l’immigration) et de la conquête du grand Tout cosmique : rien de moins que la réalisation fantasmatique du royaume des cieux sur Terre. Et pour qu’avance l’empire du Bien à grands pas, il doit faire table rase du passé, des traditions, de la personnalité des individus et des peuples déracinés qu’il console et materne. C’est ce que M. Chevrier, s’inspirant de l’écrivain autrichien Robert Musil (L’homme sans qualités), appelle « les peuples sans qualités ». Or le royaume des cieux sans Dieu (ou plutôt avec tous les dieux et les idoles), mais avec l’autorité des tribunaux, c’est la guerre de tous contre tous.
La revendication illimitée des droits, fondée sur un relativisme culturel absolu (!!), fait éclater le langage commun, le sens commun, que la dynamique culturelle devrait définir au fil des générations. Dans le relativisme culturel, c’est forcément la croyance la plus intransigeante qui l’emporte : « mettez de l’eau dans votre vin », disent-ils, frelatez-vous! La vague de censure et de terreur qui sévit depuis quelques années dans les milieux culturels et de l’enseignement ‒ que l’écriture dite inclusive cristallise le mieux ‒ ne s’explique pas autrement. Or, cette vague de censure est essentiellement la création d’« intellectuels » (profs, écrivains, agents culturels, chroniqueurs) soutenus par l’engeance des réseaux sociaux et divers lobbies stimulés par le relativisme culturel.
Voilà l’ambiance dans laquelle le débat sur la laïcité survient, à quelle religiosité elle s’affronte.
Mais en dépit de la mystique multiculturaliste, contrefaçon du pluralisme social, il est légitime, a fortiori pour quelqu’un qui vit dans une société sécularisée comme la nôtre, de se demander en quoi le fait de ne pas porter le hidjab durant les heures de classe pour une enseignante, par exemple, dénie non seulement sa foi, mais l’intégrité de sa personne ‒ la kippa, le turban, la croix, etc. En quoi cette revendication n’est-elle pas le signe de l’intégrisme religieux qui nierait l’histoire de mon peuple et les conditions de sa survie? Des œuvres considérables nous laissent penser le contraire.
Le philosophe Abdennour Bidar, après le massacre au nom d’Allah des journalistes de Charlie Hebdo pour avoir caricaturé Mahomet, a adressé une « Lettre ouverte au monde musulman » pour l’exhorter à réformer sa religion, mettre fin notamment à son intransigeance face à la laïcité, face également à l’émancipation des femmes.
L’écrivain juif Aharon Appelfeld écrivait dans L’héritage nu qu’« une foi profonde ne se perd pas facilement ».
Laïcité ne veut pas dire laïcisme ‒ contre la religion ‒ tout comme la religion ne signifie pas intégrisme ‒ contre la pensée critique qui cherche en principe à renouer avec une vérité : la corruption du meilleur engendre le pire, disait Ivan Illich à propos de dogmes autant religieux que laïcs. La laïcité pourrait bien être le garde-fou de toutes les croyances. Mais dans une société de l’hétéronomie qui se prend pour l’empire du Bien, que vaut la laïcité, cette humaine façon d’interroger les hommes et les dieux, alors que des intellectuels sont occupés à faire marcher l’empire? Ceux-ci rappellent les affreux intellectuels de gauche de George Orwell; ils travaillent à détruire le langage et le sens commun, condition préalable à un totalitarisme dans lequel ils tiendraient enfin le fouet. Dans l’empire du Bien, la laïcité, c’est le mal.