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Éveiller l'humanité, à propos du film "Contre toute espérance", de Bernard Émond

 

Le journal des Alternatives, mercredi 26 septembre 2007

Dans un écran de surveillance en noir et blanc, on aperçoit une femme, armée et vraisemblablement couverte de sang, faire irruption à l’entrée d’une maison cossue. La porte lui résistant, elle amorce son fusil de chasse et tire dans les beaux carreaux sans atteindre qui que ce soit, puis s’effondre, hagarde. Arrestation. Sur ses mains, ses vêtements, son visage, de qui est-ce le sang ? L’enquêteur a beau l’interroger, cette femme reste emmurée dans son silence. Dernier refuge dans la solitude : « Dieu, aide-moi ! » Fin.

La tragédie se révèle au gré de l’enquête : tragédie d’un couple de la classe ouvrière dépossédé de sa jolie petite maison offrant une vue apaisante sur le mont Saint-Hilaire, dépossédé de leur patrimoine, de leur rêve ; tragédie de la désespérance qui trouve une réponse, violente, dans la dignité et la révolte. Dans la foi ? Foi en l’homme. Plus exactement, foi en ce qui fait son humanité : l’histoire, la tradition populaire et la culture. Contrairement à ce qui se passe dans la tragédie grecque, la souffrance de ce couple, Réjeanne et Gilles, a des causes humaines et sociales. Comme dans toute tragédie toutefois, les puissances qui les broient les dépassent et concernent leur univers. C’est aussi le vôtre, le mien.

Les films de Bernard Émond sont composés, par leurs rythmes, leurs images et le jeu des acteurs, contre l’oubli et l’acculturation. La neuvaine, sa réalisation précédente, amorçait une trilogie inspirée d’un thème austère et audacieux, les vertus théologales qui seraient au nombre de trois : la Foi, l’Espérance et la Charité. Jeanne, médecin, ébranlée jusqu’au plus sombre désespoir par la mort violente d’une mère et de son enfant dont elle prenait soin, est sauvée du suicide par un jeune homme naïf, croyant et bon : François vient d’entreprendre une neuvaine dédiée à sainte Anne pour sauver sa grand-mère d’une mort naturelle. À travers le regard de Jeanne, sceptique mais reconnaissant, le réalisateur se penchait dans ce premier volet sur les traces d’un large pan de la culture québécoise disparu : mode de vie humble, travailleur et généreux ancré dans la tradition paysanne française et la foi catholique. D’ailleurs, Émond affirme être non-croyant, agnostique pour être plus exact, et son œuvre l’exprime bien : Dieu en est effectivement absent. La foi y est une fonction sociale et culturelle et ne postule pas d’au-delà.

Le réalisateur exprime moins une nostalgie à l’égard de cette époque qu’un grand respect pour certaines de ses valeurs, comparativement à l’hédonisme ostentatoire de la nôtre et au cynisme d’innombrables intellectuels et artistes. Contre toute espérance, deuxième volet de la trilogie, reprend le questionnement : comment, dans le Québec d’aujourd’hui, qui a liquidé si promptement la majorité de ses repères religieux, sociaux et culturels, des êtres peuvent-il continuer à défendre leur humanité contre les puissances de destruction érigées en système totalitaire ? Ces puissances ici encore ont racines dans l’histoire. Elles ont des figures, des noms, elles appartiennent à des classes sociales, à des quartiers.

Cette puissance a un langage, des mots d’ordre, des représentants en chair et en os : c’est la sacro-sainte loi du marché, la compétitivité, la rentabilité, bref, tous les dogmes de ce qu’on pourra qualifier de néolibéralisme ou de néoconservatisme. Elle loge dans les somptueuses résidences de Westmount et elle peut même faire preuve, en dépit de sa barbarie définitive, de « culture ». C’est d’ailleurs ici même que se nouent tous les fils de la tragédie de Contre toute espérance.

Réjeanne, téléphoniste mise à pied, se retrouve à servir les petits fours dans une richissime demeure du Summit Circle. Les invités, de Montréal et de Toronto, sont venus y célébrer les succès de Jean-Pierre Deniger, le grand patron de Canada World Telecom. Toasts bilingues : « Au capitaine d’entreprise obstiné et visionnaire, au citoyen exemplaire, au grand Montréalais. Cheers ! » Discours de circonstance, en français : « Somme toute, affirme Deniger, j’ai sauvé ces emplois de téléphonistes en réorganisant l’entreprise. » Ou encore, en « lucide » infaillible : « Je serais outré si j’étais une femme et qu’on tentait de me préserver de la loi de marché, ce serait une forme de discrimination. »

C’est à ce moment que Réjeanne prend conscience de l’endroit où elle se trouve. Comble d’outrage, elle aperçoit sur un des murs du vestibule une peinture représentant le mont Saint-Hilaire. Une magnifique peinture d’Ozias Leduc, Paysage à l’automne, mais ce détail relevant de l’histoire de l’art lui échappe sûrement. Deniger la surprend devant le tableau : « Vous vous intéressez à la peinture ? lui demande-t-il en esthète accompli. - Non, répond-elle, c’est le mont Saint-Hilaire qui m’intéresse. J’avais une maison à Beloeil, juste en face, que j’ai dû vendre. J’étais une de vos téléphonistes... » Cet homme lui aura tout pris. Tout ? Pas tout à fait encore. Il faudra aller encore plus loin dans la dépossession, perdre son homme détruit pas la maladie et le désespoir, perdre la raison jusqu’à la révolte : tirer sur un château fort du Summit Circle. Le roitelet ne portera même pas plainte et Réjeanne sera absoute de toute faute.

Que vient faire dans cette histoire une peinture d’Ozias Leduc, peintre catholique de droite, fleuron du patrimoine culturel et identitaire québécois ? Comment un tel symbole peut-il se retrouver dans une demeure du Summit Circle, chez le patron d’une multinationale ? N’y a-t-il pas contradiction dans les termes ? C’est pourtant une idée force de ce film : la loi du marché emporte tout. Les peuples, leurs patrimoines, leurs arts comme les individus ─ moins que ces derniers peut-être ─ sont achetables, échangeables, au gré de l’offre et de la demande. Aux Élus de cette nouvelle Église toute puissante de posséder les clés du royaume. Les Églises changent et se ressemblent. La foi serait-elle autre chose ? La foi peut-elle venir à bout de cette montagne ?

Avec Contre toute espérance, Bernard Émond poursuit l’exploration cinématographique de sa culture non seulement à l’écart des critères du cinéma de divertissement, mais contre eux. Les images de Jean-Claude Labrecque ne sont pas uniquement belles pour elles-mêmes, mais dans leurs rapports à l’ensemble du film. Certaines d’entre elles, notamment dans la montagne lors de l’expédition de chasse, évoquent par leur éclairage la peinture de Leduc...

Les principaux acteurs, Guylaine Tremblay et Guy Jodoin sont prodigieux, jouant avec authenticité leur personnage, à l’opposé des jeux stéréotypés que la télévision exige généralement de leur talent. Ce choix d’acteurs prend d’emblée un surcroît de sens : l’humanité est peut-être moins affaire d’offre que de demande... Phénomène semblable avec le personnage de l’enquêteur et son interprète, René-Daniel Dubois. Il n’est pas innocent que ce soit celui-ci qui énonce un verdict de non-culpabilité à l’égard de Réjeanne : « Tout ce qui est arrivé n’est pas de votre faute. » Absolution a priori bizarre, qui paraît même de trop, mais qui prend une signification singulière si on la met en perspective avec les prises de position de René-Daniel Dubois parfois justes, parfois excessives, sur le caractère « fasciste » du fond traditionnel catholique et nationaliste canadien français. Émond se fait-il ici critique ou autocritique ? En choisissant René-Daniel Dubois pour ce rôle, le réalisateur pensait-il à un essai des Écrits corsaires de Pier Paoli Pasolini, écrivain, cinéaste et polémiste qu’il évoque en entrevue, dans lequel ce dernier affirmait, peu de temps avant d’être assassiné en 1975, que le fascisme en Italie était insignifiant comparativement à la force de destruction totale de ce qu’il appelait le nouveau capitalisme ou l’idéologie hédoniste !...

Une chose est certaine, le cinéma de Bernard Émond se construit radicalement contre cette même idéologie. Et malgré ce que croient plusieurs, ses films ne sont ni retenus ni manichéens, mais vigoureux, passionnés et polémiques. Contre toute espérance pousse d’un cran la révolte contre un monde de plus en plus inique et cynique. C’est dans celui-ci que se trouve le manichéisme, et ses films en font état avec force et poésie. On pense à une réplique de Paulette dans La femme qui boit pour lui servir d’emblème : « Y a pas grand-chose que je fais à moitié. » L’œuvre de Bernard Émond, construite à même les enjeux éthiques et esthétiques fondamentaux de notre temps, génère sa propre espérance.

 

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