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jeudi 13 février 2025

Lecture des "Racines de la liberté. Réflexions à partir de l'anarchisme tory"

 

Pour une critique radicale du capitalisme

Les racines de la liberté, de Gilles Labelle, Éric Martin et Stéphane Vibert

 

 


 

Les directeurs de l’ouvrage semblent avoir pris au mot l’appel lancé par le philosophe français Jean-Claude Michéa à la toute fin de son livre Orwell, anarchiste tory (Climats, 2000) : « À nous de rendre à son idée d’un "anarchisme tory" la place philosophique qui lui revient dans les différents combats de la nouvelle Résistance. » Dix ans plus tard, en 2010 donc, un colloque était organisé à l’Université d’Ottawa sur la portée philosophique de la fameuse expression. L’ouvrage ne se présente cependant pas comme les actes du colloque puisque la moitié des contributions n’y avaient pas été présentées, plus un très long entretien avec Michéa sous la forme de dix questions qui lui sont posées, entretien introduit par un texte substantiel de Stéphane Vibert, « De George Orwell à Jean-Claude Michéa ».

Sortir de la religion du Progrès

Ces deux auteurs occupent donc une place déterminante sur une notion qui, l’introduction le rappelle d’entrée de jeu, a tout de l’oxymoron, d’une contradiction dans les termes. Il s’agirait même d’une boutade. Reste à voir ce que signifie aujourd’hui cette « boutade » lancée par Orwell pour provoquer les intellectuels de la gauche et de l’extrême gauche de son temps, brouiller la doxa progressiste et son esprit de sérieux (rien n’est plus sérieux que le Progrès), et voir aussi quelle place philosophique lui revient « dans les différents combats de la nouvelle Résistance ». Et quelle Résistance ? Ne s’agit-il pas toujours pour les intellectuels de gauche de résister au pouvoir, à la société envahissante, d’éclairer, de guider le peuple, de l’émanciper des forces obscures, irrationnelles, rétrogrades ? Ne s’agit-il pas toujours de faire table rase d’un passé obscène pour lui faire prendre le train du Progrès, de la Modernité, des idées neuves et des mœurs renouvelés ?

C’est exactement ce que combattait Orwell, qu’il appelait « la religion du progrès ». Militant socialiste et antifasciste, journaliste, écrivain politique, chroniqueur de la dèche et romancier du totalitarisme, il considérait que la propagande de la gauche faisait trop souvent obstacle à l’instauration d’un socialisme démocratique, synonyme pour lui d’une société décente, fondée sur ce qu’il appelait la common decency, la décence ordinaire des couches populaires. En d’autres mots, Orwell considérait que les intellectuels de gauche, généralement issus des classes moyennes supérieures et formés dans les universités, plutôt que d’être des révolutionnaires, des résistants au fascisme, au stalinisme ou au capitalisme, toujours fascinés par l’idéologie du progrès, en étaient les agents plus ou moins conscients. Orwell était lui-même un intellectuel issu de cette classe privilégiée, mais doué d’un sens de l’autocritique et de l’autodérision peu commun. Sa critique ne visait donc pas le travail intellectuel comme tel, encore moins la création littéraire, mais une certaine classe d’intellectuels ambitieux, soucieux de distinction et d’avancement dans le parti, l’administration, l’université, l’entreprise ou l’État. Mais plus encore qu’une critique des intellectuels serviles et dogmatiques, Orwell croyait qu’une société juste et égalitaire ne peut s’ériger par le haut. Elle doit se fonder sur des bases démocratiques et sur un certain fond anthropologique commun, une sensibilité commune, un sens commun plutôt, que sur des concepts, des dogmes et des leaders charismatiques. C’est ce que signifie en gros l’idée d’anarchisme tory, à laquelle répond symétriquement le titre de l’ouvrage : les racines de la liberté.

L’idée centrale du collectif est portée par la nécessité de penser la liberté autrement qu’à partir des axiomes de l’idéologie libérale : une liberté abstraite qui, pour des raisons historiques, opposent d’emblée l’individu à la société. Une idée de la liberté fondée sur le culte du progrès, de la scienticité, de la raison raisonnante. Une liberté apparaissant comme un donné naturel, sans ancrage dans des traditions philosophiques, sans racines anthropologiques. C’est ce que Michéa désigne comme « la clef de voûte de la métaphysique libérale et de tous développements "postmodernes" » : la neutralité axiologique à l’origine du relativisme culturel triomphant, « l’idée que chacun a sa propre morale ».

Les auteurs de l’introduction avancent que cette conception de la liberté abstraite n’est pas le monopole de ce qu’on appelle habituellement la droite, qu’elle inspire aussi ce qu’ils désignent comme « la nouvelle gauche ». Dans son analyse de la civilisation libérale, Michéa soutient que cette gauche sévit depuis l’affaire Dreyfus. Très excitée par le progrès sous toutes ses formes, elle serait d’ailleurs plus près de la pensée libérale que d’un projet socialiste, démocratique, anticapitaliste. Selon le philosophe de Montpellier, elle s’est même complètement détournée de ce projet révolutionnaire, se faisant l’avant-garde des nouvelles exigences du capitalisme mondialisé : la lutte sans nuance contre toutes les exclusions, la revendication sans fin des droits privés, la transgression de toutes limites, etc. Inutile de dire que Michéa ne fait pas l’unanimité parmi les intellectuels abrités sous le signifiant « gauche ».

Outre Orwell et Michéa sont présentés des auteurs comme Karl Marx (Maxime Ouellette), Cornelius Castoriadis (Stephane Vibert), Hannah Arendt (Benoît Coutu), Michel Freitag (Éric Martin), Simone Weil (Minh Quang Nguyen), Christopher Lasch (Pierre Prades), Pier Paolo Pasolini (Julie Paquette), Jacques Lavigne, philosophe québécois peu connu qui écrivait dans les années 60 (Gilles Labelle), et Gershom Sholem (Julia David). Rémi de Villeneuve se penche sur le pervertissement du sens commun par la technoscience et, au cœur de ce programme extrêmement dense, on y croise des penseurs aussi essentiels à la réflexion sur la dialectique de l’ancien et du moderne que Jacques Ellul, Günther Anders, Guy Debord, etc.

Tous les penseurs, militants et écrivains ici rassemblés ont en commun d’avoir pensé et agi contre les dogmes de l’époque. Il est vrai que le marxisme fut radicalement mis en question, notamment par Castoriadis, sur cette question du progrès et d’un sens à l’histoire, mais la présentation qu’en fait M. Ouellette tend à nuancer cette vision qu’aurait eue Marx du progrès. Cela dit, Ouellette fait une proposition pour le moins étonnante en suggérant de substituer à la notion d’anarchisme tory, douteuse à ses yeux, celle d’« anti-modernisme émancipateur ». Ce serait, me semble-t-il, vider toute la charge polémique contenue dans la boutade d’Orwell, et retomber dans la rectitude conceptuelle qu’il dénonçait. Quoi qu’il en soit, Marx demeure un auteur de première importance, surtout relu à la lumière marxienne plutôt que marxiste.

Un terreau à cultiver

Les auteurs rassemblés ici ont apporté une contribution majeure au rôle de l’éducation, de la tradition philosophique critique, de la culture populaire dans la formation de l’autonomie des individus et des sociétés, qui constitue ce que Michel Freitag appelait l’« humanitude », très proche en somme de la conception de la culture d’Arendt, du rôle essentiel de l’entre-deux, du monde commun sans lequel l’humanité n’existe pas. Et c’est ce que fait valoir l’ouvrage : un autre versant de la modernité conçoit la liberté ou l’autonomie selon des critères d’attachement plutôt que d’arrachement, de responsabilité à l’égard d’autrui et du monde plutôt que d’opportunisme ou de transgression de tous les liens rattachant l’individu au monde commun, à la société.

Pour des raisons écologiques et anthropologiques évidentes, il y a urgence à redonner des racines à la liberté (aux individus et aux sociétés), à renouer avec ce qui, dans la tradition, se soucie de préserver le monde plutôt que de le vouer à la transformation compulsive destinée à enrichir une minorité tout en aliénant la majorité. Comme le disait l’auteur de L’obsolescence de l’homme, Günther Anders cité par Éric Martin, il ne s’agit plus de changer le monde, mais de le conserver.

Les racines de la liberté est un ouvrage de philosophie politique de première importance, bien qu’il reste théorique, universitaire. Sauf le texte de Gilles Labelle qui soulève des questions essentielles touchant la Révolution tranquille et un certain esprit de transgression convenu qui sévissait à Parti pris, aucun enjeu social concret n’est jamais abordé concrètement (diversité ou égalité, laïcité, démocratie étudiante, la revendication de droits, etc.). La liberté pour en faire quoi, demandait Sartre. Quand on songe aux combats que menaient, parfois physiquement, les Orwell, Castoriadis, Lasch, Weil, Pasolini, Sholem, à la polémique qu’Arendt a soulevée avec sa notion de banalité du mal, à celle que mène Michéa, à la créativité de Freitag, à la solitude de Lavigne, on ne peut qu’espérer une suite plus concrète à ces Racines de la liberté, question de les sortir du laboratoire pour les planter là où elles porteront fruits.

 

Texte publié dans la revue À Bâbord ! en 2015 : https://www.ababord.org/

lundi 12 septembre 2022

Le monde fantôme de Francine Pelletier

Ce texte a d'abord été publié sur le site web de la revue Argument en août 2022

On y trouvera le texte en format PDF

 

          

  Tu croyais que détruire ce qui sépare est unir. Tu as détruit ce qui sépare et tu as tout détruit. Parce que rien n’existe sans ce qui sépare.

Antonio Porchia, Voix et autres voix.

 

La bataille pour l’âme du Québec : un pamphlet pour la diversité ultralibérale1

 

On aurait espéré en vain un documentaire nuancé de la part de Francine Pelletier sur l’appauvrissement du discours national au Québec, le ressentiment, la laïcité, la diversité sous le régime multiculturaliste canadien. Mais comment s’attendre à une réflexion de bonne foi de la part d’une militante néoféministe qui fait du genou aux Frères musulmans (Mes sœurs musulmanes, 2008), donne la parole à Tariq Ramadan, évite de la donner à des femmes de tradition musulmane opposées au voile, et qui n’a jamais commenté, à ma connaissance, les accusations de viols portées contre ce même Ramadan, la référence intellectuelle de son documentaire de 2008 ? Celui-ci y était appelé en renfort pour dénoncer la société de consommation et l’instrumentalisation de la femme-objet ! Dans La bataille pour l’âme du Québec, le voile prend encore une signification symbolique navrante, à la mesure de l’aveuglement qu’il impose. Et rebelote pour les femmes musulmanes laïques : elles n’existent toujours pas dans le récent opus de Francine Pelletier, qui est avant tout un nouveau réquisitoire contre la laïcité, pour « ses sœurs musulmanes » qui semblent bien être devenues les porte-étendards de sa vision de la liberté et de la pluralité sociale. La banalité du voile, dira-t-on ? Pire : sa fonction émancipatrice.

Dans son documentaire, Francine Pelletier isole la société québécoise de l’histoire récente, notamment de la brutalité extrême de la mondialisation, et cela en dépit des appels militants de ses témoins en faveur de l’ouverture sur le monde tel qu’il va, de la diversité, contre le repli identitaire, etc. Le problème est que le monde réel n’existe pas plus dans son documentaire que dans ce qui serait un « nous » colonisé par une idéologie nationaliste rétrograde fondée sur le fantasme des origines. Comme si ce « nous » n’était pas d’abord et avant tout colonisé par des puissances du technocapitalisme autrement aliénantes, et souvent avec des arguments fallacieusement progressistes : soyez modernes, déracinez-vous, adaptez-vous, désâmez-vous ! Mais rassurez-vous, Francine Pelletier nous livre un message plein d’optimisme : la diversité sauvera notre petit peuple de ce repli identitaire. Que dis-je ? Elle le sauve déjà, malgré et contre ce nous.

Pour elle, ce « nous » est génétiquement hétérophobe quand il n’est pas raciste2. Il s’agit d’un « nous » prenant exclusivement sa source dans un catholicisme ultramontain, toujours menaçant, car il hanterait encore la plupart des esprits tentés par le populisme le plus détestable, manifestation d’une mentalité d’assiégés qui n’attend qu’un signal pour frapper insidieusement. Or ce « nous », historiquement, craint l’immigration, rappelle l’historien des minorités culturelles Pierre Anctil. Dans un formidable raccourci, il n’hésite d’ailleurs pas à établir un parallèle entre ce temps passé de l’ultramontanisme et le nôtre. Le contexte n’est certes pas le même, admet-il, mais ça ne fait rien, le résultat, lui, est identique. Donc, si vous êtes favorable à l’esprit de la loi sur la laïcité, c’est que ce « nous » déplorable vous ronge. Tout le réquisitoire de Mme Pelletier est de cette eau vaseuse.

 

 


 

Si vous pensez que le multiculturalisme est une contrefaçon de la pluralité sociale ou si vous pensez qu’un certain contrôle de l’immigration est préférable pour tout le monde, les natifs comme les nouveaux arrivés, vous êtes un identitaire et un islamophobe, car, dans le pamphlet de Mme Pelletier, il n’y a guère de place pour la nuance. Pour elle, il n’y a aucune différence entre une femme musulmane, une femme musulmane portant le voile dans certaines occasions et une femme musulmane qui milite pour le port du voile islamique jusque dans la fonction publique où elle travaille. Et cela en dépit de ce qu’en pensent des femmes originaires de pays musulmans qui s’inquiètent de la banalisation de l’islamisme radical et de l’instrumentalisation des femmes par celui-ci. En dépit aussi des exactions commises par les djihadistes en Afrique, en Afghanistan comme en Occident. Silence absolu sur les nombreux massacres survenus en France depuis 2015, dont la décapitation récente de l’enseignant Samuel Paty par un djihadiste tchétchène. Je rappelle au passage que l’écrivain David Di Nota a qualifié ce crime d’institutionnel, à cause de l’attitude officiellement suspicieuse d’enseignants et de fonctionnaires de l’éducation à l’encontre de la victime, par crainte d’être suspectés à leur tour d’islamophobie, et ce au mépris des faits3.

Un ami qui me veut du bien, soucieux de la précision des équivalences, me fait remarquer qu’au Québec cinq musulmans ont été abattus à Québec par un tireur motivé par l’islamophobie. Je reconnais que c’est un crime ignoble qui aggrave l’aveuglement. Le décompte vise à prétendre qu’ici ce n’est pas l’islamisme le danger, mais plutôt l’islamophobie. Affirmer cela cependant, c’est ignorer le crime d’honneur commis par Shafia en 2009 (quatre femmes assassinées – le djihad s’en prend d’abord aux siens) ; c’est oublier l’attentat à la base militaire de Sant-Jean-sur-le-Richelieu en 2004 (un mort et un blessé) ; c’est oublier aussi le démantèlement en 2006 d’un réseau qui s’apprêtait à commettre un attentat d’envergure, a-t-on su. Dix-huit personnes furent arrêtées.  Et c’est oublier, enfin, l’affaire de la charia en Ontario qui a forcé le gouvernement à légiférer pour interdire les tribunaux islamistes qui ne semblent pas trop favorables aux femmes, en général. Qu’à cela ne tienne, l’islamisme, s’il faut en croire mon ami, n’existe pas dans nos contrées, n’a jamais existé, n’existera jamais ! Très soucieux de la liberté de conscience, il me fait encore remarquer que c’est une chose d’être opposé au voile, une autre de l’interdire. Remarque intéressante,  mais il faudrait dire ça à Mme Pelletier, à ses sources et à ses défenseurs.  Il est assez troublant en effet d’entendre des historiens et des experts en communication défendre bec et ongle l’inclusion sociale contre la discrimination haineuse, mais exclure de leur analyse tous ceux et celles qui nous mettent en garde contre la signification de courants politiques belliqueux, actifs aujourd’hui dans le monde, mais que recouvre et dissimule le voile de la piété. Il faut dire que la soumission aux lois de la mondialisation, de l’hypermodernité, conduit forcément à percevoir la société comme une addition d’individus privés pourvus de droits plus ou moins abstraits, des monades que représentent des groupes d’intérêt. Malheur à ceux et celles qui ne valent pas la peine d’être représentés au tribunal des droits.

On pourrait suggérer à ces idéologues de méditer d’autres livres que les leurs, qu’ils prennent ainsi un peu de recul face à cet entre-soi qu’ils habitent.  C’est peut-être la condition première pour penser ce « nous », ce qu’il comporte de ressentiment et pourquoi. Le diaboliser sans en saisir les déterminations sociales complexes équivaut à alimenter la peur des autres à travers la haine de soi, à sombrer dans le même travers que lesdits progressistes prétendent combattre.  

Lire Pierre Vadeboncœur, par exemple, permettrait de découvrir, ou de se rappeler qu’il fut à la fois un défenseur passionné de son peuple et un critique non moins passionné de l’appauvrissement spirituel et politique de son élite, en dépit de la sainte Révolution tranquille. Il n’a jamais hésité, rappelons-le, à condamner fermement la gauche officielle,  fallacieusement contre-culturelle, alors qu’elle se faisait complice du pouvoir ou se conformait aux nouvelles industries de la culture. Ses essais sont d’autant plus pertinents qu’il a été un témoin actif du passage de l’avant à l’après-Révolution tranquille, qu’il a lui-même dépassé les idéologies libérale, ultranationaliste, libertarienne, qu’il a dépassé le conformisme de sa classe sociale, de sa génération et de la suivante, celle que feu François Ricard a baptisé « la génération lyrique ».

Pierre Vadeboncœur ne méprisait aucunement la culture populaire souvent séduite par ce qu’on appelle aujourd’hui les sirènes du populisme, mais davantage encore par les mirages de la culture de masse et la société de consommation. Celles-ci sont d’ailleurs infiniment plus dangereuses pour les cultures, minoritaires ou pas, que toutes les vieilles lubies du passé si faciles à déboulonner ‒ l’ultramontanisme, par exemple.  Pierre Vadeboncœur portait haut le sens du dialogue entre l’ancien et le moderne, faculté qui se perd aujourd’hui chez les intellectuels, qui ont plutôt tendance à faire passer l’ancien monde directement à la poubelle de l’histoire. Ce qui, sans qu’ils ne s’en rendent compte apparemment, est la meilleure façon de le faire ressurgir à travers le ressentiment et la fausse conscience. Vadeboncœur, de son côté, fut très sévère pour la culture de masse, culture de l’insignifiance, disait-il. C’est ce qu’il appela en 2000 L’humanité improvisée, un monde dépourvu de repères politiques et spirituels. Les repères spirituels, il faut le préciser, ne sont pas réductibles au religieux chez lui, et encore moins au dogmatisme des Églises, de l’institution religieuse. La question de la foi apparait plutôt comme un « problème », un défi à la conscience, à la sensibilité, à la quête de liberté. La foi, chez les penseurs chrétiens authentiques, est tout le contraire de la tranquillité de l’esprit et du désengagement social. C’est à ce tourment qu’il consacre Essais sur la croyance et l’incroyance. Il y écrit : « Le problème de la foi, positivement ou négativement, n’a jamais été résolu. Ni la question de son contenu. Je n’attache d’ailleurs pas nécessairement le mot foi à la religion dogmatique, mais bien plutôt à l’interrogation anticipatrice4. » L’interrogation anticipatrice…  c’est notamment ce qui lui permettait de percevoir les simulacres mis en scène par la société du spectacle, dont ceux de la contestation extrême ou tonitruante, la mentalité toute moderne et « progressiste » de la table rase, qui est celle du pouvoir.

Dans Un génocide en douce,  il écrivait en conclusion d’un court texte intitulé « Je dois voir double » : « Une politique de gauche décalque la politique de droite, comme par hasard5. » La plupart des textes de ce recueil mettent en lumière le rôle paradoxal de la gauche, sa complicité avec le pouvoir central, qu’il appelait l’empire.  Il attirait notamment l’attention sur le mépris que cet empire et ses sbires vouaient aux détestables Canadiens français, à ce « nous » insoumis en Amérique, comme à toute entité mal adaptée ‒ la véritable insoumission n’a jamais le chic de la bien-pensance ; elle peut être même assez décevante, sans éclats. « Notre situation ressemble à celle d’un homme qui a perdu sa maison dans un sinistre », écrivait-il dans le texte intitulé « Errants sédentaires ». À la fin du même texte, il précise:

 

Pour la première fois nous sommes face à face avec l’immigrant, comme égaux avec lui à tous égards. Pour la première fois donc, il y a ici des hommes sans titres. Dans cette opposition réciproque et sans droit préalable pour quiconque, il n’y a pas de pire prolétaire que celui qui a été spolié, ni de plus promis à la déchéance. Nous passons du premier au dernier rang : c’est ce que nous ressentons dans notre sensibilité prémonitoire. Celui qui descend se prépare un avenir qui va dans le sens de son mouvement. Le premier et le plus fort par son nombre est dès lors le plus faible et le plus vulnérable. Tel est le paradoxe de la dynamique dont nous éprouvons déjà la contrainte. Ainsi travaille la puissance de l’histoire selon les lois insidieuses de la chute des peuples6.

 

Ce face à face avec l’immigrant n’est pas haineux, il est à égalité, lucide et solidaire. Il révèle le déracinement réciproque et absurde, dans un monde sans fondements, qui profite aux cyniques du pouvoir, qu’ils portent les habits de la gauche ou de la droite.

L’essai de Vadeboncoeur fut publié quelques semaines avant l’entrée au gouvernement du Parti québécois. Ô résurrection, avons-nous chanté en cœur, nous, l’immigrant et l’Autochtone : les errants sédentaires. Tout semblait alors possible, dont ce grand « nous » qu’on appelle aujourd’hui inclusif. Mais cet état de grâce allait s’éteindre deux décennies plus tard, le soir du référendum de 1995. Cette défaite mémorable constitue l’angle d’attaque du pamphlet de Francine Pelletier. En soi, il n’est pas faux, mais son interprétation est monologique, anhistorique et sommaire.  Avant d’y revenir, qu’on me permette une autre suggestion de lecture.

En prolongement de la pensée de Vadeboncoeur, il serait judicieux de lire l’ouvrage que Marc Chevrier, L’empire en marche. Des peuples sans qualités, de Vienne à Ottawa. On y lirait l’histoire commentée et analysée du développement d’un appareil de pouvoir qui s’efforce de faire disparaître tout ce qui est étranger à sa raison instrumentale, Québécois, Amérindiens, immigrants insoumis ‒ d’où les peuples et les hommes sans qualités, que Vadeboncœur appelait « errants sédentaires », « sans titre ». Cette histoire remonte au XVIIIe siècle et dépasse largement ce que sera le Canada en 1867 : moins un État d’ailleurs qu’un dispositif colonial appartenant au dominion de l’empire. Dominion comme dans domination. Dominion of Canada7.

Après cette lecture exigeante, pourquoi ne pas faire un crochet par La montée de l’insignifiance de Cornélius Castoriadis, qui décrit notre époque comme celle du conformisme généralisé, de l’appauvrissement de l’idée de liberté et d’autonomie, du sens de l’histoire, de l’action politique remplacée par celle des lobbies ; effondrement du sens critique également, victoire de la société de consommation et de ses gadgets techniques et culturels8. On aurait dès lors une assez bonne idée de ce que rate Mme Pelletier dans son pamphlet, et du fonds de commerce qui sert de pensée à certains des intellectuels, militants et conseillers politiques qu’elle consulte.

L’appauvrissement du discours politique et national, Mme Pelletier l’attribue moins à la défaite du référendum de 1995, qu’à la déclaration intempestive de Jacques Parizeau sur l’argent et le vote ethnique. Interprétation qui n’est pas fausse, mais qui dissimule tout un pan de la réalité historique du Québec et, ce faisant, de son imaginaire national, tout aussi déplorable est-il devenu. Pas un traitre mot de l’aggravation du multiculturalisme canadien dont l’objectif est explicitement de détruire le projet de souveraineté nationale des Québécois en accusant celui-ci d’ethnocentricité, de xénophobie, de racisme.

Rappelons que le multiculturalisme devient une politique officielle défendue bec et ongle par le gouvernement de Pierre Eliott Trudeau dès 1971, soit un an après qu’il ait gratifié le Québec de la Loi sur les mesures de guerre pour régler la crise d’Octobre (il faudrait d’ailleurs voir aussi d’où vint cette crise, comment elle fut alimentée par l’empire représenté par Ottawa ‒ « Just watch me », disait Pierre-Elliott Trudeau, alors premier ministre du Canada.  Il faut aussi rappeler que le Canada est le seul pays au monde à faire du multiculturalisme une loi9.

Il est alors assez incongru d’entendre Mme Pelletier affirmer sans rire : « Le repli sur soi n’est certainement pas unique au Québec, mais ici, il passe par l’imposition de lois particulières. » Il faut bien lire : le repli sur soi existe certes ailleurs, mais il est imposé ici par des lois : au nom de la loi, repliez-vous ! Et quelles sont ces lois ? Loi sur la laïcité, bien sûr (loi molle au demeurant), qui interdit le voile islamique dans la fonction publique. Et puis la loi linguistique, celle qui renforce maladroitement la Loi 101 sans donner du sens à l’usage du français. Dans le collimateur de Mme Pelletier, on trouve aussi, bien entendu, la demande de Québec de rapatrier le pouvoir de légiférer sur l’immigration.

Cette affirmation est démagogique pour deux raisons.

D’abord, parce qu’elle est fausse ; en France, on a adopté une loi contre le séparatisme dont l’objectif est de contrer la tendance de communautés à rejeter les lois et l’esprit de la République, au nom de l’islam surtout. Le port du voile islamique dans les écoles est aussi encadré par une loi, tout comme celui du burkini dans les piscines publiques. Ce qui fait que, en France comme ici, cette loi fut immédiatement attribuée au racisme et à l’islamophobie du gouvernement français.

Cette affirmation est également démagogique pour une raison plus déterminante : s’il est désastreux pour la démocratie et la paix sociale, comme certains le croient, de restreindre les libertés individuelles ou d’encadrer légalement le port des signes religieux,  il faudrait minimalement reconnaître qu’il existe des lois autrement contraignantes, dont celles sur le multiculturalisme qui entrainent une  kyrielle de mesures et d’institutions, lourdes et structurantes (lecture orientée des chartes, lobbies identitaires subventionnés, etc.). Ce chapelet de mesures et d’instances s’égrène pieusement autour d’un vaste et très compliqué domaine juridique. On parle ici de la judiciarisation des enjeux sociaux comparable, comme l’ont bien vu Brewster Kneen et Anne-Marie Voisard, à une tyrannie des droits10, qui elle-même entraîne une démultiplication des lois et règlements, voire, littéralement, une muséification des droits (ouverture à Winnipeg en 2014 du Musée canadien pour les droits de la personne).

Des philosophes et des anthropologues considèrent que ce culte des droits privés est à la source de la société du narcissisme et de l’« obsession victimaire » que nous vivons quotidiennement aujourd’hui, notamment dans les universités.  René Girard affirmait ainsi : « […] aujourd’hui on rivalise à qui sera plus ‘‘victimisé’’ que le voisin ! C’est l’équivalent spirituel de la puissance nucléaire »11. Cette réalité dévastatrice inhérente à l’idéologie multiculturaliste est une injonction inscrite dans la Constitution canadienne. Il va de soi que le dire relève automatiquement du repli identitaire le plus pernicieux. Pour éviter que ces choses soient dites librement, la tyrannie des droits et de la diversité a été logiquement conduite à inventer la cancel culture.

Depuis la défaite du référendum de 1995, frustration et honte marquent donc l’imaginaire national. Nous sommes les seuls responsables de cette défaite, et cette honte est très dure à porter, insiste Gérard Bouchard, se donnant lui-même en exemple. Honte d’avoir perdu par notre faute à nous, Québécois. D’où la mauvaise conscience nationale, mère du ressentiment, des dérapages de politiciens, de journalistes et d’intellectuels. Parmi ces intellectuels, Jacques Beauchemin, bien sûr, mais surtout Mathieu Bock-Côté. Reconnu et souvent détesté pour sa critique de l’idéologie multiculturaliste et du politiquement correct qui l’accompagne, il incarne à lui seul, du moins aux yeux de plusieurs, cette mauvaise ou fausse conscience nationaliste. Nos intellectuels diversitaires oseraient-ils dire la même chose de René Girard ‒ sur cette question précise, s’entend ?  Ces deux-là sont incomparables, me répondra mon ami soucieux de vérités profondes ; Girard a créé une vraie pensée, lui. C’est vrai qu’on atteint plus vite la limite philosophique et politique de la pensée de Mathieu Bock-Côté, mais ne vaut-elle pas n’importe quelle pensée politique libérale, avec en outre un sens critique un peu plus poussé ? Prétendre qu’il appartient à l’extrême droite est de ce point de vue une aberration somme toute assez comique. Comme d’autres, M. Bock-Côté est devenu une bête médiatique invitée à toujours mordre le même bâton. Le problème est plutôt qu’il surnage dans une doctrine libérale dont il ne s’arrache jamais vraiment, sauf à défendre certaines institutions culturelles contre la doctrine multiculturaliste, notamment canadienne. C’est une chicane intestine : nationalistes libéraux contre libéraux multiculturalistes, dont les multiculturalistes qui se prétendent de gauche ou de l’extrême gauche. Or ces institutions culturelles qu’il défend n’ont aucune chance de se développer dialogiquement, sans une critique radicale ‒ ce que Vadeboncoeur appelle « l’interrogation anticipative » ‒, de l’économisme, du culte de la croissance technologique orchestré par des experts soumis aux seules exigences de leur technique. L’empire, ce n’est pas seulement le politiquement correct, c’est aussi ça ; c’est même surtout ça.

C’est d’ailleurs ce que n’ont jamais compris non plus les grands bonzes du PQ et les défenseurs de l’idée d’indépendance en général, des technocrates libéraux pour la plupart, des avocats et des économistes, des négociateurs au service des grandes entreprises tel Lucien Bouchard. Autrement dit, des experts au service de l’empire qu’ils prétendent non pas combattre, mais mieux gérer grâce à des leviers plus administratifs que politiques. Il faut bien le dire, le peuple n’est plus, aux yeux de ces experts, qu’un marché dont la fonction est de produire, consommer, s’adapter aux nouvelles technologies à la vitesse de leur croissance. Il reste libre d’obéir, bien sûr, de porter les costumes et les apparats qu’il veut, qui conviendront à sa croyance, à son life style, dont il pourra changer à sa guise ‒ ce à quoi notre régime politique réduit la liberté. Mettre en place, par exemple, un vaste programme d’ingénierie sociale qui passe par les fusions municipales, c’est-à-dire la centralisation de services publics essentiels sans consultations publiques véritables, et défendre la culture d’un peuple, est une contradiction dans les termes. La culture d’un peuple ‒ son âme, dirait-on pour faire spirituel ‒,  est inséparable de son enracinement dans le quotidien, sa manière d’habiter le paysage qui n’est pas un décor. Voyez ce que sont devenues les régions du Québec : les plus riches sont des centres de villégiature, de services et d’attractions touristiques ; les plus pauvres sont désertées ou hantées par leur population assistée : fermeture des écoles, des bibliothèques, des lieux de rencontre, des résidences pour personnes âgées, des lieux de cultes, désertion des jeunes, isolement des régions.

La disparition des villages, que contournent les autoroutes convoyant touristes et marchandises, est d’une infinie tristesse : la dévastation de l’âme d’un peuple et de son pays se manifeste concrètement dans cette réalité imposée par les managers. Les régions du Québec, comme partout dans le monde, sont menacées par ce que l’anthropologue Marc Augé appelle des non-lieux, ces espaces désertiques essentiellement fonctionnels12. Ils sont là en attente de plus grands désastres, d’un projet de développement immobilier ou touristique, d’une mine, d’un entrepôt Amazon ou de serveurs informatiques, d’une centrale nucléaire contrôlée par des algorithmes, ou encore d’un train de produits toxiques susceptible de dérailler et d’exploser en plein village par une chaude soirée d’été ‒ plus efficace destructeur que n’importe quel attentat terroriste. On pourra dès lors, sur ces décombres, ériger un site touristique et commémoratif attrayant, éducatif, s’adressant aux jeunes familles, avec reconstitution de la catastrophe grâce aux effets spéciaux dans lesquels on excelle au Québec. Le spectacle serait produit par le Cirque du Soleil avec un montage financier privé et public (surtout public). Des kiosques animés par des jeunes motivés nous rappelleront l’urgence de planter des arbres, de manger bio, de défendre la diversité, et pas seulement écologique. On peut alors légitimement se demander : l’indépendance pour quoi faire, et vis-à-vis de quel empire ?

Si, comme l’affirme Jean-François Nadeau, l’idée souverainiste des années 1970 et de René Lévesque portait un projet politique de dépassement de soi, on ne peut pas dire qu’il en a lui-même retenu la leçon. Lui qui reprenait à sa façon la logique du blasphème contre ses « amis » de Charlie Hebdo abattus par les djihadistes en 2015 pour leurs opinions sur l’islamisme violent: mieux vaut se la fermer13. C’est d’ailleurs ce que font d’innombrables journalistes ou profs aujourd’hui, quand ils ne hurlent pas avec les loups.

Selon le militant Pierre Céré, la charte des valeurs fut une tragédie. « La charte des malheurs », comme l’appelle en rigolant Dina Husseini, militante également. Cette charte m’était aussi apparue comme une triste farce, une parodie de la Charte des droits et libertés, qui est elle-même une parodie des droits fondamentaux ‒ qui viennent avec des responsabilités (Simone Weil14). Selon moi, la « tragédie » commence en amont cependant, dans le désastre que nous habitons tous aujourd’hui, qui n’a rien d’une abstraction et qui trouve des déterminations bien antérieurement aux curés ultramontains transformés depuis lors en chantres de la religion du progrès. Il y a plus d’un demi-siècle, Günther Anders décrivait déjà l’obsolescence de l’homme et de la majeure partie de ce que fut la culture dite humaniste. Observations semblables chez le sociologue Jacques Ellul qui insista sur l’illusion politique et la disparition de la liberté dans la société technicienne dont la valeur-mère vise à ne jamais ralentir la machine : injonction  à consommer, à produire, à se divertir et à se soumettre à la croissance illimitée des nouvelles technologies, au nom de la sécurité et de la liberté individuelle qui, en retour, consiste à répondre à son désir de consommer inculqué par les experts en propagande publicitaire, confondue souvent avec la culture. Il existe une loi sociologique, rappelait Ellul : quand tout le monde est d’accord pour revendiquer une valeur, c’est qu’elle a disparu. Ainsi en va-t-il de la diversité, comme de la culture en général. Or la disparition des valeurs et leur contrefaçon, tels des zombis, alimentent le désastre tout autant que le ressentiment.

C’est donc le désastre qu’il s’agit aujourd’hui d’habiter, désastre qui nous précipite tous, qui que nous soyons, les uns sur les autres, détruisant l’intervalle vital entre les personnes et les peuples, la vie privée et la vie publique, l’action et la contemplation. Qui détruit ce que H. Arendt appelait l’entre-deux, cet espace où l’humanité se crée par ses œuvres et sa parole, surtout. Distanciation qui rend le monde habitable. L’intervalle produit par la culture au sens fort du terme, et qui la produit. C’est ce que Marc Augé appelle la condition humaine en partage15. Il existe des « conditions » au partage de la condition humaine : faire en sorte que tous aient les ressources vitales pour vivre dans ce désastre et, qui sait, l’atténuer ‒ autrement qu’avec la technologie nihiliste du transhumanisme, s’entend. Parmi ces conditions essentielles, outre le gîte et la nourriture, il faudrait inclure le temps de vivre qui n’est pas celui des processus techniques ni de la raison touristique ou l’hyper mobilité que commandent les managers. Belle illusion. Mais la toute première de ces conditions serait de reconnaître le désastre que nous habitons et qui nous habite. On peut alors, sur ce critère, affirmer que le dernier documentaire de Mme Pelletier échoue lamentablement.

Univoque, clos et manichéen, le regard de Mme Pelletier sur le nationalisme québécois ne dépasse pas le pamphlet local, car le monde tel qu’il va en est exclu. Par la démagogie de ses images, elle associe spectaculairement les manifestations xénophobes du groupuscule Storm Alliance aux manifestations pour la laïcité et à la CAQ auxquelles elle oppose le fleuve majestueux de la diversité.  Répétons-le : cette démagogie ne nous dit rien de la réalité, ne peut que renforcer le ressentiment des uns et des autres.

Francis Boucher, essayiste et expert des communications politiques, évoque dans ce documentaire les passions tristes de Spinoza qu’il attribue au nationalisme ethnique. Doit-on en conclure que Mme Pelletier échappe aux passions tristes ? Non. En voulant se déprendre d’une idéologie, la cinéaste entretient un point de vue tout aussi marqué par le ressentiment. Mais selon elle, malgré ce nationalisme identitaire qui empoisonne le Québec, qui s’étalerait sans partage dans les médias,  la diversité telle qu’elle la conçoit est là pour sauver l’âme du Québec : « Petit à petit, le Québec est en voie de s’ouvrir à nouveau sur le monde, déclare la réalisatrice pour conclure son film. Le changement est dans l’air, la diversité aussi. L’âme du Québec, loin de disparaître, s’élargit. » Des images aériennes du Saint-Laurent, plutôt sombre, représentent l’élargissement vers le large, peut-être vers une eau plus claire. Le problème, c’est que le monde, le large, est inexistant dans cette réalisation. En conséquence, le fleuve de la réalisatrice symbolise davantage la liquéfaction du monde, son effacement, qu’un ressourcement dans ce que Vadeboncoeur appelait l’interrogation anticipatrice. La vision de Francine Pelletier est celle d’un monde fantôme habité par des gens condamnés à l’errance, des monades, les particules élémentaires d’un chaos animé par des techniques, dont celles du droit abstrait.

Peut-on aujourd’hui envier, comme Hannah Arendt dans La tradition cachée, celui qui n’a pas de patrie ? Ou rêver d’appartenir à un peuple paria, constitué d’errants sédentaires, comme le regrettait Pierre Vadeboncoeur ? Peut-être ne doit-on rien regretter. H. Arendt évoque dans son livre les grandes vagues de migration du XIXe siècle, qui ont frappé le peuple juif d’abord, mais aussi la plupart des peuples d’Europe. « Ainsi les réfugiés de tous les pays souverains chassés de pays en pays, devinrent-ils l’avant-garde de leurs peuples. Les citoyens du monde du XIXe siècle sont devenus, à contrecœur, au XXe siècle les voyageurs du monde. On devrait rester conscient de cette tradition. Car le sentiment d’infériorité que nous avons développé est diamétralement opposé à notre signification politique16. » Observation qui demande réflexion, mais en est-on capable aujourd’hui ? Quelle est la signification politique de ces parias chassés d’Europe ? Chassés de partout en fait. Qui n’est pas un déraciné en ce monde ? Quel peuple est-il en mesure de résister à la colonisation des esprits par les nouvelles technologies du nihilisme ? Les nations les plus puissantes courent le plus grand danger quant à leur humanité. De tout temps, les civilisations s’inventent sur des ruines, des fragments de traditions, bonnes et mauvaises. Dans une société sans qualités, se passionner pour la création de ce que la grande théoricienne politique appelait des milieux culturels relève du degré le plus élevé du sens de la politique et de l’histoire. C’est ce qu’elle appelait dans La crise de la culture le tendre souci pour le monde, attitude opposée à la volonté de dominer le monde, de le posséder17. Ces milieux culturels ne sont pas des communautés repliées sur elles-mêmes à la manière des lobbies (religieux, identitaires, politiques ou financiers) au service de l’empire, mais des communautés d’individus soucieux de créer des intervalles, des entre-deux où peut naître une parole dialogique incarnée dans un temps et dans un lieu qui permet la création d’un sens commun ‒ d’un pays ? Sans une référence, une racine, sans un « nous » ancré dans une patrie ou une nation, il ne peut tout simplement pas y avoir d’intervalle, d’entre-deux, de multiple ni de commun. Pas de passion pour le monde, mais plutôt une passion pour ses intérêts dictés par le conformisme. Car telle est la pluralité sociale : racines et intervalles. C’est dire qu’il n’y a pas de démocratie, de liberté, de joie, sans tourments. La difficulté, que les pauvres gens connaissaient peut-être d’instinct, consistait à être à la fois voyageur, étranger, et hôte. La démesure du monde ne le permet plus librement ; elle l’impose, mais à quel prix ? Il faudra autre chose que de l’idéologie produite par l’empire du Bien pour rétablir les conditions de cette humanité.

Encore un petit effort, jouons de l’intervalle. Dans son magnifique essai sur le ressentiment, Ci-gît l’amer, la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury fait cette remarque politique judicieuse qui s’adresse à quiconque, partout dans le monde, a le souci de penser, créer, vivre parmi les autres :

« Il existe bien sûr des individus résolus idéologiquement, des intégristes, mais ils sont extrêmement peu nombreux et ne seraient pas si difficiles à contrer si la masse lâche n’était absente. Ils pourraient donner l’impression d’ailleurs de sublimer leur ressentiment, ce qui est théoriquement impossible. […] Ou alors, ils sont habiles à mentir quasi parfaitement, ils ont atteint un tel faux self qu’ils ne savent plus distinguer la vérité de la mauvaise foi. Ils se parent de vertu, donnant au mal l’allure d’un bien supérieur18. »

La réalisation de Mme Pelletier, en faisant abstraction du désastre qui est maintenant notre maison, ne permet malheureusement pas de guérir du ressentiment que comporterait ce « nous » suspect de se complaire dans la position à « je-nous », comme la plupart des peuples errants et sans qualités. Mais soumis à quoi au juste, à quel empire ?







[1] Radio-Canada, https://ici.tou.tv/bataille-pour-lame-du-quebec

[2] Albert Memmi a proposé la notion d’hétérophobie dans son étude sur le racisme. Celle-ci désigne la peur de l’autre, quel qu’il soit. Cette peur n’est pas toujours motivée par le racisme, qui comporte un degré de peur et de haine singulier.

[3] David Di Nota, J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty, Le cherche midi, 2021.

[4] Pierre Vadeboncoeur, Essais sur la croyance et l’incroyance, Bellarmin, 2005, p. 15.

[5] Pierre Vadeboncoeur, « Je dois voir double » dans Un génocide en douce, L’Hexagone/Parti pris, 1976.

[6] Ibidem, « Errants sédentaires » p. 20-29.

[7] Marc Chevrier, L’empire en marche. Des peuples sans qualités, de Vienne à Ottawa, PUL, p. 332-333. Au début du XXe siècle, le grand romancier Robert Musil ‒ source d’inspiration pour M. Chevrier  ‒  a bien vu la grande fête de la modernité triomphante, l’insignifiance culturelle ou le conformisme qu’elle produisait déjà dans les salons de Vienne et des grandes capitales d’Europe (cf. L’homme sans qualités, tome 1 et 2, Éditions du Seuil, 1982).

[8] Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, Éditions du Seuil, 1996.

[9] https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/loi-sur-le-multiculturalisme-canadien.

[10] Brewster Kneen, La tyrannie des droits, préface d’Anne-Marie Voisard, Écosociété, 2014.

[11] René Girard, Quand ces choses commenceront…Entretiens avec Michel Treguer, Arlea, 1994, p, 113.

[12] Marc Augé, Non-lieux : Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Gallimard, 1992.

[13] Il faut rappeler qu’au lendemain du massacre des journalistes de la revue satiriste Charlie Hebdo, le chroniqueur du Devoir réussissait le tour de force de célébrer le courage et le talent des caricaturistes, dont celui de « l’ ami Charb »,  tout en insistant sur ce qui aurait été une tendance islamophobe lourde de la revue. Plus grave encore, cette islamophobie tendancieuse aurait été motivée par des soucis bassement financiers, le besoin d'augmenter les revenus de la revue. Dans sa chronique très inspirée,  Nadeau  parvenait également à faire le lien entre le djihad violent et l’ultramontanisme qui exista au cours de l’histoire du Québec.  On comprend dès lors que si, dans l’esprit du chroniqueur du Devoir, l’islamisme meurtrier en 2015 à Paris signifie la même chose que l’ultramontanisme de jadis au Québec, il est difficile de comprendre quoi que ce soit au rôle des intégrismes dans le développement des guerres de religion et aux paradoxes de la modernité triomphante. Et que dire de son sens de l’amitié ? Le massacre avait eu lieu la veille de son article !  Reconnaissons-lui le courage d’avoir écrit ce qu’il pensait (Le Devoir, 8 janvier 2015 https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/428361/bete-et-mechant) ?

[14] Simone Weil, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Gallimard, 1949.

[15] Marc Augé, La condition humaine en partage, Éditions Payot & Rivages, 2021.

[16] Hannah Arendt, La tradition cachée. Le Juif comme paria, Christian Bourgois éditeur, 1987, p. 54.

[17] Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio essais, 1972, p. 271

[18] Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Gallimard, 2020, p. 194.

 

 

samedi 13 février 2021

Raciste Ducharme?

                               L'équivoque contre le politiquement correct

 

 

Ce n'est pas d'hier que le politiquement correct fait des ravages, sauf que les choses se sont aggravées et s'aggraveront encore, parce qu'il est le produit d'une idéologie marchande, technique et juridique, alimentée à la doctrine du multiculturalisme: fantasme de croissance, de mouvements, de transformations illimitées, d'humains interchangeables et amovibles (comme les pièces d'une mécanique, aussi écolo serait-elle) à l'infini.

Dans un livre d'entretiens paru en 1994, René Girard notait que la rivalité victimaire (le bénéfice symbolique à se présenter comme victime), au fondement du politiquement correct,  qui sévissait il y a longtemps déjà sur les campus américains et dans divers milieux culturels, était l'équivalent, sur le plan spirituel, de la puissance nucléaire (Quand ces choses commenceront, p. 113). 

On voit bien cette puissance de destruction à l’œuvre aujourd'hui : la destruction des livres, de la pensée, de la culture, du second degré. On voit bien cette terreur s'exercer dans la médias, dans les universités, les institutions d'enseignement en général, dans les maisons d'édition, voire dans nos esprits. 

Les enseignants sont terrorisés, suppriment des pans entiers de leur cours, adoptent des points de vue relativistes qui font place en fait aux discours extrémistes. Comprendre ici la revendication de groupes d'intérêts : lobbies religieux, ethniques, identitaires. C'est le règne de Maître Patelin dans un univers où les étudiants sont appelés à être des clients, des consommateurs de compétences : on se paie une formation, une place dans la société, une pseudo-identité (sans histoire, déracinée, artificielle), comme on commande un gadget chez Amazon, une application chez Google ou Apple. Et, en prime, une petite histoire en cinquante épisodes chez Netflix.

 Le client-enfant-roi a toujours raison : voilà une bonne façon de faire disparaître toute pensée complexe, difficile à avaler, de l'Éducation, de la Culture. Ce qui se perd dans cet esprit sans esprit, c'est le deuxième degré, la distance, ce que Hannah Arendt appelait l'entre-deux, c'est à dire la passion de la culture, du penser-ensemble, de l'agir-ensemble dans le monde et sur le monde. 

Attention au retour du balancier, qui ne tardera pas à venir: ce sera pire encore. On verra alors quelle était la véritable fonction ce politiquement correct : faire disparaître la passion pour le mystère de la vie, la magie, l'équivoque, le jeu, le Nez Qui Voque, comme l'appelait Réjean Ducharme, qui va bien au-delà d'un amusant jeu de mots.

En 2005 déjà, L'avalée des avalés faisait l'objet d'une mise en accusation pour racisme et antisémitisme. Voici le texte que j'avais écrit sur cette affaire édifiante, que Le Devoir avait eu l'amabilité de publier. Je n'en changerais pas un mot. Ducharme est-il plus lisible qu'il l'était déjà? L'a-t-il vraiment été?

 

 

Cliquez sur l'image pour lire le texte dans Le Devoir

 Lors du «Combat des livres» du 16 mars (à l'émission Indicatif présent de la radio de Radio-Canada), Alain Lefebvre a soutenu que certains passages de L'avalée des avalés, de Réjean Ducharme, étaient racistes et frôlaient l'antisémitisme. Le pianiste en a remis en établissant un parallèle entre le roman et Mein Kampf, ouvrage de propagande haineuse qui appelait au meurtre des Juifs et de tous ceux qui menaçaient l'idée du monde que s'en faisait son pitoyable auteur, Adolf Hitler.

C'est donc une accusation terrible de comparer L'avalée des avalés au programme du national-socialisme. Ce roman de Ducharme, a soutenu Lefebvre dans sa dénonciation, «ne passe pas en 2005». Consternés, l'animatrice de l'émission et ses invités ont protesté en invoquant la licence poétique et l'époque. Ces arguments ne sont pas très convaincants car la licence poétique et l'époque ne peuvent pas légitimer des valeurs racistes et antisémites.

Alors, L'avalée des avalés est-il oui ou non un roman raciste, antisémite et nazi? C'est une accusation grotesque et loufoque, certes, mais c'est aussi une affirmation outrageante pour les lecteurs de Ducharme, accusés de facto de sympathies nazies. Sympathies inconscientes de surcroît puisque, à ma connaissance, personne n'a jamais défendu cette opinion. Et avec raison puisque L'avalée des avalés exprime exactement le contraire.

Refus des mots d'ordre

Tout l'œuvre de Ducharme, depuis L'avalée (Gallimard, 1966) jusqu'à Gros mots (Gallimard, 1999), est une parodie et une satire des discours édifiants et des rhétoriques de mobilisation, qu'il s'agisse des doctrines politiques ou des croyances religieuses, des esthétiques littéraires et artistiques, des stéréotypes identitaires, sexuels, ethniques ou culturels.

S'il y a un thème que Ducharme explore d'un roman à l'autre depuis 40 ans, c'est celui du refus de croire, de se plier à des mots d'ordre, toutes idéologies confondues. D'où des narrateurs hors normes, déclassés ou marginaux, qui explorent l'audace et le désespoir de l'être singulier, sa solitude, sa rage et sa quête de l'autre. Des narrateurs qui font reculer les limites du langage, bombardent les clichés et les lieux communs des bien-pensants par l'ironie, la dérision, la farce, les jeux de mots et l'imitation littéraire. Pratique romanesque qui vaut à Ducharme tant l'admiration que le dénigrement.[...]

Mais qu'en est-il, schématiquement, de L'avalée des avalés?

Dans le roman

Bérénice Einberg, la narratrice, mène un combat épique contre le monde et contre elle-même pour récupérer l'amour de son frère, Christian. Ce combat débute dès l'enfance contre sa mère catholique, Chamomor, et le père juif, Mauritius Einberg. C'est que les deux parents, en guerre l'un contre l'autre, ont convenu de se partager les enfants: Christian ira à la mère, Bérénice au père.

Bérénice mène son combat contre l'endoctrinement à la religion hébraïque, dans sa version fanatique, et contre le sentimentalisme, l'institution familiale et amoureuse, les beaux souvenirs, sa propre mélancolie, etc. Mais le monde résiste à la volonté de puissance de Bérénice, et le temps n'arrange pas les choses chez Ducharme.

Ainsi, parvenue à l'âge de tenir une arme, Bérénice est envoyée en Israël pour combattre les Syriens. Mauritius Einberg semble l'emporter et, à travers lui, tous les fanatiques en manque de héros et de martyrs, qui manient l'invocation divine comme d'autres des fusils automatiques: «J'ai cru à Yahveh pendant deux jours et j'en ai eu plein mon casque. Avec moi, les illusions ne sont pas têtues. Si le fusil dont m'a chargée cet Israélite m'avait été donné par un Syrien, je humerais avec autant de volupté l'odeur âcre que la balle arrache au canon en s'élançant. Raser une mosquée pour ériger une synagogue, c'est du va-et-vient giratoire rotatif tournant. Tous les dieux sont de la même race qui s'est développée dans le mal qu'a l'homme à l'âme comme des bacilles dans un chancre. Se battre pour une patrie, c'est se battre pour un berceau et un cercueil, c'est ridicule et faux, ça sent l'excuse pourrie. Le seul combat logique est un combat contre tous. C'est mon combat.» (Gallimard, pages 244 et 245.)

Un lecteur de mauvaise foi ou inattentif pourra toujours voir dans ce roman de l'antisémitisme et, ne soyons pas raciste, de l'anti-arabisme, qui est encore de l'antisémitisme. Avec un peu d'imagination toutefois, on peut y voir aussi une métaphore de n'importe quel patriotisme, y compris québécois... Il ne faut pas confondre la satire de Mein Kampf avec son éloge, la critique de l'instrumentalisation de la religion avec des propos dirigés contre une ethnie.

Pour soutenir son accusation de racisme, le concertiste évoque l'«horloger de race nègre», personnage fantaisiste et improbable qui tire de ses poches d'innombrables horloges, comme d'autres tirent des lapins de leur chapeau, et qui «[...] rit comme tous ceux de sa race, c'est-à-dire comme un enfant » (page 235). Cet énoncé, selon M. Lefebvre, serait raciste... Comment démonter un tel argument, sinon en l'invitant à relire le roman, ce passage du moins, et peut-être à faire quelques incursions du côté d'Aimé Césaire, qui revendiquait la négritude en 1966, de Blaise Cendrars ou de je ne sais trop quel horloger de race nègre qui joue avec le temps et qui rit comme un enfant — pas «un demeuré», comme a lu Alain Lefebvre.

Ducharme, raciste et antisémite? Autant dire qu'Éric Satie composait des marches militaires... Et le roman est-il lisible en 2005, alors que les guerres de religions sont exacerbées et que les machines à faire croire sont affamées de martyre? Ni plus ni moins, comme tout roman exigeant.

 

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