Dans votre chronique du 7 septembre 2016, «La paille et la poutre» (Le Devoir), vous appelez au discernement quant à la montée du fondamentalisme islamique dans le monde. Vous avez raison de rappeler le rôle central de l’Arabie Saoudite dans ce terrorisme international qui frappe le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Europe, et surtout d’insister sur l’hypocrisie des gouvernements occidentaux, dont celui de Justin Trudeau, la nouvelle star de l’ultra-libéralisme, du multiculturalisme et droit-de-l’hommisme.
Je précise que ce sont mes termes, pas les vôtres. C’est moi qui qualifie de la sorte le gouvernement canadien. Je pense aussi que c’est au nom de la même idéologie qu’on «tolère» les signes religieux ostentatoires dans des espaces publics où il ne devrait pas y en avoir.
Malgré la terreur que ce fondamentalisme répand, donc, des États dits démocratiques continuent à vendre des armes à l’Arabie Saoudite, à maintenir des relations diplomatiques, tout en déchirant leur chemise devant les caméras sur les droits fondamentaux quand ils signent un accord commercial. Hypocrisie qui soulève peu d’indignation dans la population, pourtant prompte à s’exciter sur des signes ostentatoires qui n’auraient guère d’incidence sur la montée de l’islamisme, c’est ce que vous croyez.
Cette logique me paraît douteuse, comme à vous-même d’ailleurs. Vous dites ne pas applaudir à la présence du burkini dans les piscines scolaires, mais à l’accommodement raisonnable. Il y a du mou dans ce raisonnement. L’islamisme étant ce qu’il est – inutile de faire la liste des massacres ‒, on s’y soumet ou on le combat. Ce serait comme tolérer que des jeunes vendent de la drogue dans les écoles sous prétexte que les narcoterroristes sont à l’étranger, qu’ils sont souvent en cheville avec la police, les banques et le pouvoir politique. La tolérance zéro à l’égard de la drogue dans les écoles est-elle farfelue? Où placer la limite? Du côté de l’offre ou de la demande?
Questions difficiles dans une société où les valeurs sont liquidées sur le marché des idées, comme n’importe quel produit de consommation. À l’individu de choisir sa marque, son style, son genre, sa croyance. À l’individu de tracer sa limite. Voilà une idée absolument rétrograde, néanmoins nouvelle, car s’il y a une chose que la philosophie, l’anthropologie, la psychanalyse et la décence ordinaire ont su reconnaître, c’est qu’un individu n’est humain que par autrui, sa société, les montages normatifs qui font sa culture, celle-là même qui rend possible le questionnement de ses fondements. L’abîme n’est jamais loin croyaient les Grecs, mais la limite ne vient jamais de soi.
Les leaders islamiques comprennent parfaitement le potentiel de destruction sociale que produit l’idéologie de l’ego tout-puissant, naturellement asocial. C’est la faille qu’ils labourent par la terreur et la revendication de droits, par le biais des jeunes filles et des femmes, en attendant de tracer la limite. Et on sait que la loi islamique annule toutes les autres lois, naturelles, sociales. Posez-vous la question: quand vous serez arrêtée par une policière portant le hidjab, ce sera au nom de la justice commune ou de la charia?
Le plus effroyable, c’est de constater que beaucoup d’intellectuels, plus ou moins consciemment, sous prétexte de critiquer la société de consommation, se soumettent à l’éventualité d’une telle autorité absolue et indiscutable: le problème du féminisme, du sexe, de la pensée critique, serait réglé une fois pour toutes.
L’islamisme n’est pas du tout moyenâgeux, comme il vous plaît de le croire. Il est ultramoderne, car il comprend parfaitement le fonctionnement de nos sociétés paralysées, tournées vers le nombril de chacun, se demandant ce qui peut bien le différencier du nombril de son voisin. C’est d’ailleurs le thème préféré du cinéma, de la littérature, de la chanson, des médias.
Je délire pensez-vous? C’est généralement ce que les tenants de l’«ouverture» tous azimuts répliquent automatiquement à ceux et celles qui s’inquiètent de la revendication du droit de pratiquer «mon islam»: «Le danger d’extrémisme est dans vos têtes», disent-ils.
Le danger est donc dans la tête des femmes iraniennes qui se battent quotidiennement pour ne pas porter le voile. Dans la tête de Nadia Remadna, de la Brigade des Mères en banlieue de Paris, qui mène un combat pour la laïcité. Des gens se battent contre l’embrigadement des adolescents dans le djihad, que ce soit dans les troupes sacrificielles de Daech pour les garçons, ou dans les rues de Paris sous le hijab pour les jeunes filles. Ils se battent aussi contre la tolérance. Nadia Remadna n’hésite d’ailleurs pas à affirmer que c’est la tolérance qui pousse les jeunes à aller se faire tuer en Syrie sous le drapeau noir de Daech.
Le danger est aussi dans la tête de Kamel Daoud, que vous citez à la fin de votre article. Vous oubliez de préciser toutefois qu’il a subi non pas une, mais deux fatwas: celle des fondamentalistes, puis celle d’un prétendu collectif d’intellectuels. Daoud a été accusé d’islamophobie pour sa critique radicale de l’islam. Écœuré, il a abandonné le journalisme.
Je ne sais pas pour vous, Mme Pelletier, mais moi je préfère m’associer aux gens qui se battent pour la pluralité, le contraire du multiculturalisme et de «la tyrannie des droits» ‑ selon l’expression de Brewster Kneen. C’est d’ailleurs à ces musulmans que je voudrais rendre hommage pour leur courage, leur dire que j’ai honte du peu d’appuis qu’ils reçoivent d’intellectuels québécois, tellement émancipés qu’ils le sont de la société et de la liberté. Cette liberté qui pousse l’individu à se tourner vers le monde par-delà ses intérêts privés ou ses croyances premières, comme le rappelait récemment le philosophe Abdennour Bidar, dans le débat qui se tient actuellement en France sur la nécessaire réforme de l’islam.
Dans votre chronique d’aujourd’hui intitulée «Multiculturaliste, moi?» (Le Devoir, 14 septembre 2016), encore une fois vous n’allez pas au fond des choses. Vous confondez la pluralité sociale avec le multiculturalisme, idéologie qui prend son essor au moment où se déroule ce que Pasolini appelait dans les années 1970 le génocide culturel en Italie: la destruction de la culture populaire par la culture de masse. Dès lors, chaque individu est sommé de se conformer au modèle unique produit par la société de consommation. Je vous rappelle que Pasolini disait alors que la société de consommation avait réussi là où le fascisme avait échoué: unifier l’Italie autour d’un centre administratif et culturel fort, détruire la pluralité sociale, les dialectes, la culture populaire, rebelle par définition au grand projet moderniste de faire entrer tout le monde dans le même moule.
Ajouter à l’indifférenciation généralisée des signes folkloriques ou pittoresques ne crée pas une société pluraliste pour autant. Ces signes ne font pas des cultures vivantes, ouvertes, mais des lieux figés, des cultures frigides générant des idées fixes autour d’identités fantasmées grevées de ressentiments. Il en va de même dans le domaine spirituel: une religion obsédée par des signes extérieurs néglige, voire dénie, sa dimension spirituelle. La théologie, si je ne m'abuse, appelle ça de l'idolâtrie. On pourrait également évoquer le fétichisme, le simulacre. Des notions qu'on a tendance à négliger de nos jours, à mésestimer leurs significations dans nos sociétés fascinées par la réalité virtuelle. Sauf qu'il vient un temps où le réel fait retour, et violemment.
Votre multiculturalisme est un simulacre de pluralité, Mme Pelletier. Ce simulacre, on l’appelle fallacieusement «diversité culturelle». C’est le nouvel ordre mondial. On pourrait faire l’hypothèse que cette idéologie, pensée au Canada pour faire obstacle au nationalisme québécois et au réveil politique des Amérindiens afin d’instaurer un ordre anglosaxon, conduit à une forme de «multinationalisme»: les différents replis identitaires qu’on voit apparaître, sous prétexte de faire valoir des droits pour défendre son identité profonde, en sont le meilleur symptôme.
Ce texte est associé à L'Occident contre les Iraniennes.
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