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samedi 12 février 2022

La révolte des motorisés ou l’équivoque de la liberté

 
                                                                             I
 
 
 
On apprend à percevoir comme on applique le code de la route.
Pierre Bourlier, De l'intérieur du désastre, 2011

 

                                                                          

Dans Le Nez qui voque de Réjean Ducharme (Gallimard, 1967), Mille Milles, le narrateur de seize ans, est un veilleur immobile. Il est écrivain. Sa mélancolie, son amertume,  ne tient pas seulement à la perte de l’enfant qu’il était, comme on pourrait le penser, à la peur infantile de l’âge adulte, mais, au contraire, à la disparition du monde sous un tas de ferraille : « Je le veille loin derrière ». Le complément de phrase, merveilleux, est celui-ci : « Je ne peux pas laisser moi l’enfant seul dans le passé, seul présent dans toute l’absence, à la merci de l’oubli. Je le veille loin derrière. » (p. 9) Le jeune Mille Milles écrit sous les combles d’une chambre du Vieux-Montréal d’où il observe dans l’effroi, la colère et le rire, le devenir automobile de l’être humain, son oubli. S’il se nomme Mille Milles, c’est que "son" enfant, qui n’est plus exactement lui-même, a une longueur d’avance sur le grand imbécile que l'homme dit civilisé et adulte est devenu, une longueur d'avance vers un autre imaginaire que celui du motorisé: 

« Il y en a qui disent avoir une automobile. Ils font erreur. On n’a pas une automobile; on est une automobile. On peut naître nain. On peut naître idiot. On peut naître sourd-muet. On ne peut pas naître automobile : on devient automobile, tout à coup. À l’école, la plupart des camarades avait hâte de devenir automobile. Serrant dans leurs poings un volant imaginaire, faisant imiter à leur bouche la voix tonitruante des pots d’échappement, ils faisaient du cent milles à l’heure, ils prenaient les virages en penchant de côté et en poussant des ululements de mort. Ils pouvaient presque tous, rien qu’en le voyant tourner un coin de rue, dire le nom, le sobriquet et la date de naissance de n’importe quelle automobile de la terre.

‒ Regarde! C’est une Dodge Windsors 1949.

‒ Regarde! C’est une Cadillac DeVille 1962.

            J’en ai connu un qui ne savait même pas qu’il avait une colonne vertébrale et qui pouvait, en soulevant le capot d’une automobile, nous donner le volume de son moteur et pouces cubes et sa puissance en chevaux-vapeur. » (p. 263)

Le devenir automobile de l’homme va avec le devenir immonde du monde ‒ pour reprendre le mot du romancier  Sébastien Lapaque. L’immonde, c’est le devenir autoroute, tarmac, port, convoyeur, monte-charge, aéroport, gare, quai d’embarquement; c’est l’urbanisation des campagnes, de l’espace aérien; c’est l’autoroute informatique, l’univers numérique, algorithmique, la colonisation du système génétique, de tout ce qui fait l’humanité de l’homme : son inaptitude à vivre autrement qu’avec les autres, en société, grâce au langage, à la culture qui permet un espace entre les individus, un entre-deux vital, une intériorité en chacun d'eux. Ce que ne permet pas la culture de masse, techno-productiviste, qui détruit l'entre-deux, la société tout autant que l'esprit de l'individu, son aptitude à la liberté qui est le contraire de l'enfermement ou du confinement dans la masse. On peut être isolé et confiné dans la masse, libre en soi-même.

Pour décrire cet immonde en profondeur, il faudrait recourir au concept de non-lieu de l’anthropologue Marc Augé.  Ces non-lieux sont des ingénieries pour faciliter les convoyages qui sont contraires aux lieux de mémoire. Ils tracent le chemin et l’habitat de l’individu plongé dans un univers autistique, sans monde habité autrement que dans la transition, la fluidité, la liquidité, voire dans l'eau ou le feu quand il y a crash, déraillement, naufrage, accidents divers: l'individu comme monade et nomade éternel, astronaute solitaire dans  son propre vide sidéral, bercé et diverti par des images virtuelles. L’aéroport en est la concrétisation idoine; l’université, les complexes de cinéma, de divertissement. Les hôpitaux sont les nouveaux refuges, avec des infirmières hyper sympathiques et compétentes et compréhensives. On devrait s’inquiéter, car bientôt on leur demandera  de danser aux lits. Le féminin inclut le masculin.

L’immonde fonctionne  au fuel, à l’électricité et au nucléaire, mais surtout à la volonté de puissance : la machine est en marche pour ne plus jamais s’arrêter, jusqu’à l’anéantissement final à force de ressentiment, à moins d’une véritable révolution, c’est-à-dire que l’on actionne le frein d’urgence, comme le disait Walter Benjamin avant la Seconde Guerre mondiale. Le frein d’urgence, c’est le contraire du klaxon et du Convoi de la liberté.

La révolte des motorisés qui sévit ces temps-ci ne vise pas à freiner  le devenir automobile de l’homme et le devenir immonde du monde, du moins consciemment, mais à le maintenir. C'est un acte de soumission, un genou à terre. Les deux en fait. Ce qui est revendiqué, c’est la liberté d’obéir à l’immonde. Il s’agit de sortir d’un confinement, exaspérant, pour retourner à un autre confinement, infiniment plus étouffant, sans issue, mais divertissant. D’un à l’autre, il faut dire que le passage est trouble.

En quoi cette colère nous rend-elle plus humain, aurait demandé George Orwell? Il faudrait pour cela qu’elle se transforme en langage compréhensif et dialogique.

Il est assez probable que sous la révolte des motorisés couve inconsciemment un conflit civilisationnel, une lutte entre la route réelle et la route informatique, entre le corps, les sens et le virtuel, le numérique; entre le travail physique et le télétravail. L’humain est le cauchemar des machines, du système technicien plutôt; l’univers de cette machinerie morbide est le rêve de l’homme hypermoderne. Nous sommes sans doute entrés dans une nouvelle phase de la révolution industrielle : les moteurs contre les ordinateurs. Mais il est probable que d'ici quelque temps tous ces transporteurs, véhicules, voitures, poids lourds, avions, seront conduits et pilotés par les algorithmes. Ce qui ne règlera évidemment pas le problème des virus, qui seront informatiques. Quels ravages ils feront! Mais courage, il y aura des "vaccins", des antivirus et personne pour les contester.

Je ne vois aucune force politique pour canaliser le désir d’échapper à l’immonde, le structurer, lui donner une expression compréhensible, ni à gauche ni à droite, bien que ce désir existe, peu audible. On entend très bien cependant  l’indigence du discours politique. La réaction des partis d’opposition aux menaces criminelles lancées par les casseurs des convoyeurs de la liberté est tout bonnement ignoble.  Ces casseurs sont les héritiers du syndicalisme d’affaires le plus brutal, ils en sont les fiers à bras. Demandez aux travailleurs de la construction qui ont le malheur de ne pas appartenir à la bonne « gang » syndicale. Je ne doute pas que ces brutes soient des victimes d’un simulacre de la démocratie, mais qui ne l’est pas? Faut-il chouchouter les criminels? Le premier ministre du Québec, François Legault, a raison d’accuser ces gens de l’opposition qui siègent à l’Assemblée nationale d’être des irresponsables. Il faudrait surtout faire appel à la justice, porter plainte pour propos haineux, incitation à la violence. Et je précise que je ne suis pas caquiste.

On peut rêver d’une alliance, improbable pour l’instant, entre, par exemple, les infirmières, les travailleurs de la santé en général et l’ensemble des victimes du régime productiviste qui est le nôtre. Rien pour l’instant chez les convoyeurs de la liberté pour organiser une authentique démocratie ou qui s’en approcherait. Au contraire, je me répète, ils sont des casseurs de la démocratie, des soumis.

Il est urgent d’approfondir le sens du mot liberté, le dégager du libéralisme, de son appel à l’irresponsabilité : « Moi je suis moi, toi tais-toi! » « Mon corps, mon truck, mes droits, fuck fou! »

                                                                                                                                 

                                                               

 

 


 

 

II

 

 Le film Titane et la naissance du messie automobile

Le progrès, à défaut de bien faire les choses, les rend  inexorables, irrémédiables, avec l’assentiment religieux des individus et des peuples. Des œuvres de fiction nous permettent de nous en rendre compte. Dans l’imaginaire de Mille Milles par exemple, l’homme n’était pas l’enfant de l’automobile, mais le devenait par imitation, par amour morbide. Avec le film Titane, nous avons progressé dans l'immonde. Pas sûr que la réalisation  de Julia Ducourneau ait mérité la Palme d’Or 2021, mais elle mérite assurément le premier prix dans la catégorie, si elle existait, du « Meilleur film de Noël », puisqu’elle prophétise, dans un mélange de violence, de sang et de sentimentalisme, la naissance du messie motorisé. Il faut préciser que le marketing annonce un film d’horreur, alors qu’il m’a semblé plutôt sentimental en dépit de quelques séquences pénibles. Quoi qu’il en soit, on peut soutenir que l’univers de Mad Max progresse dans la désertification du monde, sa grande transformation en réseau routier et d’échanges marchands, vécu sur le mode de plus en plus brutal. Mme Ducourneau a la délicatesse d’y greffer des résidus de sentiments humains, de douceur. C'est ce que la philosophe Anne Dufourmantelle appelait plutôt la contrefaçon de la douceur : "Le contraire de la douceur n'est pas la brutalité ou la violence, c'est la contrefaçon de la douceur: ce qui la pervertit en la mimant."


Le retour de flamme du père-pompier

Il y aurait beaucoup à dire sur ce film romantico-métallique (le titane est une matière métallique résistante au feu), sur le retour de flamme du paternalisme (du patriarcat?)tant honni que la réalisatrice affirme évidemment critiquer en établissant un gros parallèle, pour ne pas dire grotesque, entre  le marketing automobile et l’exploitation sexuelle des femmes. Uniquement  par les mâles, bien sûr. Seules les femmes en sont victimes, par un raccourci idéologique non moins grotesque, mais valable pour une certaine acceptabilité. Ce qui est intéressant ici, c’est que le père, personnage sensible, tendre et affectueux, est un chef-pompier qui brûle, c’est le cas de le dire, de vivre sa paternité interrompue par la disparition de son fils. Mais s’offre à lui, par des circonstances surréalistes, la possibilité de retrouver un fils, son rôle de père, qu’il vivra passionnément, jusqu’à mettre en question son ethos machiste (pour faire vite). Paternité et maternité cohabiteront chez ce chef-pompier. Il faut quand même dire que l’ambivalence est une qualité qui n’a rien d’exceptionnelle chez tout être normalement constitué.  Quel homme n’a pas une part de féminin en lui, et quelle femme une part de masculin? Dans le film de Ducourneau, cela semble extraordinaire.

 

Pardonnez nos offenses...

On sait que le pompier est devenu en France  le symbole, l’incarnation, du conflit entre les autorités républicaines et les banlieues récalcitrantes, que le film Divine mettait en scène. Est-ce à dire que Titane tente de réconcilier non seulement le masculin et le féminin, mais aussi la République et l’Autre avec majuscule? Explicitement, sans doute. Mais à mon avis, c’est  l'amour fou pour la technologie que le film célèbre, la fusion de la machine et de l'homme; la disparition de ce dernier, donc.

Il s’agit bien de la naissance du messie-auto, du christ-auto, la chose divinisée que l’on crucifiera pour racheter les péchés de l’homme, dont le plus grave est celui de ne pas s’aimer tel que nous sommes devenus, c’est-à-dire machine:  l'être humain asexué, apaisé, en route vers l'efficacité sans failles.  « Aime ton prochain comme toi-même. » Voici enfin l’homme libéré de son humanité, de son sexe, de son manque.

Günther Anders voyait juste dans son Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956, traduit en français en 2002)  quand il écrivait que l’être humain, complexé devant la puissance de ses machines, avait honte d’être né d’un homme et d’une femme, d’une histoire, d’un lieu et d’un temps. La honte prométhéenne : la honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué.  Nous sommes arrivés dans "le temps de la fin" (Anders) : biologiquement fabriqué, sous surveillance atomique et algorithmique. L’illusion est plus que parfaite. Ne reste plus qu’à y inoculer ce qu’Ivan Illich a appelé « la sentimentalité épistémique ». De la sensiblerie et de la religiosité, des croyances diverses comme de la rebellocratie, la propagande des industries culturelles s’en chargent bien.

Sommes-nous? demandait Jean Baudrillard à la suite de Bernard Charbonneau pour qui la liberté exige d’une personne qu’elle puisse dire Je fus, c'est-à-dire qu'elle s'est créée en se mesurant aux déterminismes de la nature et de la culture. Qu'elle se soit créée plutôt que conformée.

                       

                                                           III

 

Le Convoi de la liberté pour quoi faire?

Ce qui hurle depuis une quinzaine de jours, c’est la colère des motorisés, de leur fonction dans le circuit marchand, financier, industriel ; tout le domaine de l’organisation du transport et son expansion jusque dans le culturel, le médiatique; leur esthétique comme  leur éthique : roule ou crève, roule en douceur c’est du pareil au même, mais roule qui peut!

Poids-lourds, poids-légers, trains, avions, bateaux; tout ce qui roule, transporte, transborde, entrepose, creuse, flotte,  tout ce qui bouge est sollicité directement ou indirectement. Le mouvement pour le mouvement transcende cette logique de l’échange.  Un slogan venu de la Beauce l’exprime clairement : « C’est la liberté qu’on veut, on veut que ça bouge. » Un autre de l’Alberta, « Il faut que ça roule ». Ce slogan a été lancé par le fondateur de  « United We Roll » (« Ensemble nous roulons »). La quête effrénée du mouvement pour lui-même est bien sûr stimulée par l'appât du gain, mais comme celui-ci est insatiable, il s’épuise à l’infini par son manque radical, devient une tempête, un ouragan, un cyclone. Et le plus frappant, c’est que les convoyeurs de la liberté ne contestent surtout  pas l’injustice au cœur de ce système, car ses bénéficiaires ne sont évidemment pas les camionneurs. Ces derniers en sont les victimes: ils sont les esclaves de l'industrie. Là est le véritable confinement, dont la cabine du poids lourd est la meilleure métaphore. Mais qui de nos jours n'est pas camionneur, un convoyeur, un fossoyeur de la liberté?

C’est le système financier derrière nos dirigeants qui est fou de joie devant le spectacle des convoyeurs de la liberté. Comme papa et maman qui regardent leur  petit les imiter en grandissant. Cette colère embête certes les Justin Trudeau de ce monde, car elle révèle l’inanité de leur Charte des droits et des libertés, le multiculturalisme qui la sous-tend, c’est-à-dire le déracinement institué, le non-lieu. C’est au nom des droits qu’est exigé le manque érigé en système pour lequel il faut livrer la marchandise, rouler sans entrave - jusque chez Costco.

Simulacre de la liberté.

 


 

samedi 13 février 2021

Raciste Ducharme?

                               L'équivoque contre le politiquement correct

 

 

Ce n'est pas d'hier que le politiquement correct fait des ravages, sauf que les choses se sont aggravées et s'aggraveront encore, parce qu'il est le produit d'une idéologie marchande, technique et juridique, alimentée à la doctrine du multiculturalisme: fantasme de croissance, de mouvements, de transformations illimitées, d'humains interchangeables et amovibles (comme les pièces d'une mécanique, aussi écolo serait-elle) à l'infini.

Dans un livre d'entretiens paru en 1994, René Girard notait que la rivalité victimaire (le bénéfice symbolique à se présenter comme victime), au fondement du politiquement correct,  qui sévissait il y a longtemps déjà sur les campus américains et dans divers milieux culturels, était l'équivalent, sur le plan spirituel, de la puissance nucléaire (Quand ces choses commenceront, p. 113). 

On voit bien cette puissance de destruction à l’œuvre aujourd'hui : la destruction des livres, de la pensée, de la culture, du second degré. On voit bien cette terreur s'exercer dans la médias, dans les universités, les institutions d'enseignement en général, dans les maisons d'édition, voire dans nos esprits. 

Les enseignants sont terrorisés, suppriment des pans entiers de leur cours, adoptent des points de vue relativistes qui font place en fait aux discours extrémistes. Comprendre ici la revendication de groupes d'intérêts : lobbies religieux, ethniques, identitaires. C'est le règne de Maître Patelin dans un univers où les étudiants sont appelés à être des clients, des consommateurs de compétences : on se paie une formation, une place dans la société, une pseudo-identité (sans histoire, déracinée, artificielle), comme on commande un gadget chez Amazon, une application chez Google ou Apple. Et, en prime, une petite histoire en cinquante épisodes chez Netflix.

 Le client-enfant-roi a toujours raison : voilà une bonne façon de faire disparaître toute pensée complexe, difficile à avaler, de l'Éducation, de la Culture. Ce qui se perd dans cet esprit sans esprit, c'est le deuxième degré, la distance, ce que Hannah Arendt appelait l'entre-deux, c'est à dire la passion de la culture, du penser-ensemble, de l'agir-ensemble dans le monde et sur le monde. 

Attention au retour du balancier, qui ne tardera pas à venir: ce sera pire encore. On verra alors quelle était la véritable fonction ce politiquement correct : faire disparaître la passion pour le mystère de la vie, la magie, l'équivoque, le jeu, le Nez Qui Voque, comme l'appelait Réjean Ducharme, qui va bien au-delà d'un amusant jeu de mots.

En 2005 déjà, L'avalée des avalés faisait l'objet d'une mise en accusation pour racisme et antisémitisme. Voici le texte que j'avais écrit sur cette affaire édifiante, que Le Devoir avait eu l'amabilité de publier. Je n'en changerais pas un mot. Ducharme est-il plus lisible qu'il l'était déjà? L'a-t-il vraiment été?

 

 

Cliquez sur l'image pour lire le texte dans Le Devoir

 Lors du «Combat des livres» du 16 mars (à l'émission Indicatif présent de la radio de Radio-Canada), Alain Lefebvre a soutenu que certains passages de L'avalée des avalés, de Réjean Ducharme, étaient racistes et frôlaient l'antisémitisme. Le pianiste en a remis en établissant un parallèle entre le roman et Mein Kampf, ouvrage de propagande haineuse qui appelait au meurtre des Juifs et de tous ceux qui menaçaient l'idée du monde que s'en faisait son pitoyable auteur, Adolf Hitler.

C'est donc une accusation terrible de comparer L'avalée des avalés au programme du national-socialisme. Ce roman de Ducharme, a soutenu Lefebvre dans sa dénonciation, «ne passe pas en 2005». Consternés, l'animatrice de l'émission et ses invités ont protesté en invoquant la licence poétique et l'époque. Ces arguments ne sont pas très convaincants car la licence poétique et l'époque ne peuvent pas légitimer des valeurs racistes et antisémites.

Alors, L'avalée des avalés est-il oui ou non un roman raciste, antisémite et nazi? C'est une accusation grotesque et loufoque, certes, mais c'est aussi une affirmation outrageante pour les lecteurs de Ducharme, accusés de facto de sympathies nazies. Sympathies inconscientes de surcroît puisque, à ma connaissance, personne n'a jamais défendu cette opinion. Et avec raison puisque L'avalée des avalés exprime exactement le contraire.

Refus des mots d'ordre

Tout l'œuvre de Ducharme, depuis L'avalée (Gallimard, 1966) jusqu'à Gros mots (Gallimard, 1999), est une parodie et une satire des discours édifiants et des rhétoriques de mobilisation, qu'il s'agisse des doctrines politiques ou des croyances religieuses, des esthétiques littéraires et artistiques, des stéréotypes identitaires, sexuels, ethniques ou culturels.

S'il y a un thème que Ducharme explore d'un roman à l'autre depuis 40 ans, c'est celui du refus de croire, de se plier à des mots d'ordre, toutes idéologies confondues. D'où des narrateurs hors normes, déclassés ou marginaux, qui explorent l'audace et le désespoir de l'être singulier, sa solitude, sa rage et sa quête de l'autre. Des narrateurs qui font reculer les limites du langage, bombardent les clichés et les lieux communs des bien-pensants par l'ironie, la dérision, la farce, les jeux de mots et l'imitation littéraire. Pratique romanesque qui vaut à Ducharme tant l'admiration que le dénigrement.[...]

Mais qu'en est-il, schématiquement, de L'avalée des avalés?

Dans le roman

Bérénice Einberg, la narratrice, mène un combat épique contre le monde et contre elle-même pour récupérer l'amour de son frère, Christian. Ce combat débute dès l'enfance contre sa mère catholique, Chamomor, et le père juif, Mauritius Einberg. C'est que les deux parents, en guerre l'un contre l'autre, ont convenu de se partager les enfants: Christian ira à la mère, Bérénice au père.

Bérénice mène son combat contre l'endoctrinement à la religion hébraïque, dans sa version fanatique, et contre le sentimentalisme, l'institution familiale et amoureuse, les beaux souvenirs, sa propre mélancolie, etc. Mais le monde résiste à la volonté de puissance de Bérénice, et le temps n'arrange pas les choses chez Ducharme.

Ainsi, parvenue à l'âge de tenir une arme, Bérénice est envoyée en Israël pour combattre les Syriens. Mauritius Einberg semble l'emporter et, à travers lui, tous les fanatiques en manque de héros et de martyrs, qui manient l'invocation divine comme d'autres des fusils automatiques: «J'ai cru à Yahveh pendant deux jours et j'en ai eu plein mon casque. Avec moi, les illusions ne sont pas têtues. Si le fusil dont m'a chargée cet Israélite m'avait été donné par un Syrien, je humerais avec autant de volupté l'odeur âcre que la balle arrache au canon en s'élançant. Raser une mosquée pour ériger une synagogue, c'est du va-et-vient giratoire rotatif tournant. Tous les dieux sont de la même race qui s'est développée dans le mal qu'a l'homme à l'âme comme des bacilles dans un chancre. Se battre pour une patrie, c'est se battre pour un berceau et un cercueil, c'est ridicule et faux, ça sent l'excuse pourrie. Le seul combat logique est un combat contre tous. C'est mon combat.» (Gallimard, pages 244 et 245.)

Un lecteur de mauvaise foi ou inattentif pourra toujours voir dans ce roman de l'antisémitisme et, ne soyons pas raciste, de l'anti-arabisme, qui est encore de l'antisémitisme. Avec un peu d'imagination toutefois, on peut y voir aussi une métaphore de n'importe quel patriotisme, y compris québécois... Il ne faut pas confondre la satire de Mein Kampf avec son éloge, la critique de l'instrumentalisation de la religion avec des propos dirigés contre une ethnie.

Pour soutenir son accusation de racisme, le concertiste évoque l'«horloger de race nègre», personnage fantaisiste et improbable qui tire de ses poches d'innombrables horloges, comme d'autres tirent des lapins de leur chapeau, et qui «[...] rit comme tous ceux de sa race, c'est-à-dire comme un enfant » (page 235). Cet énoncé, selon M. Lefebvre, serait raciste... Comment démonter un tel argument, sinon en l'invitant à relire le roman, ce passage du moins, et peut-être à faire quelques incursions du côté d'Aimé Césaire, qui revendiquait la négritude en 1966, de Blaise Cendrars ou de je ne sais trop quel horloger de race nègre qui joue avec le temps et qui rit comme un enfant — pas «un demeuré», comme a lu Alain Lefebvre.

Ducharme, raciste et antisémite? Autant dire qu'Éric Satie composait des marches militaires... Et le roman est-il lisible en 2005, alors que les guerres de religions sont exacerbées et que les machines à faire croire sont affamées de martyre? Ni plus ni moins, comme tout roman exigeant.

 

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