"Nous sommes aujourd'hui dans le règne non pas exactement de l'intelligence, mais de l'intelligence outil." Cliquez ici pour la suite de la citation d'Armand Robin.
La propagande de l’intelligence
artificielle va bon train. Son allure va même à fulgurante vitesse, l’IA est
sur toutes les lèvres, nous dit-on. Pour se déployer, elle n’a pas besoin de la
puissance du calcul algorithmique qui la caractérise, mais de la complicité des
médias qui travaillent à la fabrication du consentement.
Le Devoir n’est pas en reste à ce
chapitre, nous accablant dans son édition du 22-23 septembre d’un cahier
spécial qui, sans un esprit critique digne de ce nom, nous présente quasiment cette
technologie comme l’entrée du Messie dans l’âge adulte : les miracles
déferleront jusqu’à ce qu’on en ait fini avec l’inaptitude humaine, entrave à
la fluidité des marchés et à la croissance illimitée du savoir comme de la productivité.
Le clergé de l’IA
veut révolutionner notre rapport au
monde par l’apprentissage profond et renforcé. La voiture Google, si je peux me
permettre un raccourci qu’on jugera sans doute réducteur, en contiendrait les
prémices: aller vite, sans accident et sans dévier d’un parcours programmé,
éventuellement programmé par d’autres machines. Quel parcours? Ils seraient
infinis; les accidents aussi, peut-on imaginer. Il faudrait interroger l’inconscient des machines pour
avoir une idée des cauchemars qui pointent à l’horizon, mais il subsiste un
dogme, un Veau d’Or que le clergé de l’IA vénère avec une piété de
fondamentaliste, c’est le dépassement de tous les seuils : économique, biologique,
cognitif et anthropologique. Et ce dogme de l’illimitation, contrairement à ce
que prétendent les éthiciens-experts de
l’IA, s’accomplit vraisemblablement « au péril de l’humain », pour
reprendre le titre du dernier ouvrage du biologiste Jacques Testart (2018).
Ce péril, les
créatifs en capital de risque l’ont déjà allègrement écarté, comme le rappelle
Éric Sadin dans La Silicolonisation du
monde (2016). Ceux-ci ont bien compris que le meilleur moyen de créer ou
d’augmenter la productivité « consiste à se débarrasser des humains »
(p. 101). L’IA, grâce au deep learning,
leur facilite la tâche. Essayer d’insuffler de l’éthique dans cette mentalité, c’est
comme vouloir transvaser la mer dans un trou creusé sur la plage avec une
cuillère.
J’entends les grands prêtres de ce
sacerdoce progressiste, les Jocelyn Maclure et Yoshua Bengio, protester qu’ils travaillent au contraire à ce
que le développement de cette technologie de « très haut calibre » ‒ calibre comme dans canon ‒ se fasse de
manière responsable, éthique… À la manière des « fonds éthiques » ?...
Du « développement durable »?... On pourrait citer des pages entières
montrant que ces notions sont des dispositifs idéologiques servant à dissimuler
des pratiques iniques, qu’ils fonctionnent plutôt comme d’efficaces anesthésiants
de l’intelligence, du sens moral et
politique.
Pour se convaincre de l’imposture
du discours éthique autour de l’IA, il suffit de consulter la liste des principaux acteurs de cette passion triste:
Apple, Amazon, Facebook, Google, Microsoft, Netflix, Samsung, bref, la fabuleuse
Silicon Valley. La plupart de ces multinationales font face à des condamnations
se chiffrant en milliards, condamnations qui devraient suffire à démontrer que
l’absence d’éthique est leur seule éthique. Amazon coiffe ses consœurs au
poteau des bénéfices en supprimant le personnel et en vampirisant les marchés
locaux : des économies, des communautés, des santés mentales sont fragilisées
sinon détruites. Amazon est le modèle d’affaires par excellence carburant à
l’IA.
L’IA est en fait un puissant coup
d’accélérateur à l’accumulation de profits, tout en obtenant des fonds publics pour
la recherche sous couvert éthique. Sa logique est radicalement opposée à toute
pensée écologique et humaniste. « Dans les faits, écrit Éric Sabin, il
s’agit là d’un nihilisme technologique et d’un antihumanisme radical » (p.
30). Il est éclairant de connaître la généalogie de l’esprit qui anime la
Silicon Valley pour bien saisir sa nature. Trois courants idéologiques, a
priori hétérogènes, convergent : la contre-culture, l’armée et l’esprit
d’entreprise. De cette rencontre émergea « une figure d’un nouveau genre,
l’ ‘’entrepreneur-libertaire’’, s’opposant à l’autorité et aux normes,
seulement mû par son ‘’inspiration prémonitoire’’ porteuse d’un horizon
salvateur » (p. 56). La force de ce nouveau héros asocial et à la
psychologie souvent morbide, qui revendique individualisme, contestation et
technoromantisme, s’apparente aux superhéros de Marvel, écrit Sabin. Comme lui,
il apparaît dans l’imaginaire libéral libertaire comme le seul à porter les
espoirs de l’humanité. Hors la volonté de puissance guerrière dirigée contre
des forces du mal improbables, point de salut.
L’idéologie qui sous-tend l’IA est
à l’opposé d’un espoir pour l’humanité, car il la met en péril, ce que le
discours éthique écarte d’emblée. Comme le dit la journaliste et boursière du National Geographic, Ari Beser, à propos
des découvertes d’Einstein conduisant à la bombe atomique, « [l]a
révolution scientifique qu’était la fission atomique exigeait une révolution
éthique et une morale ». Or non seulement cette révolution n’a pas eu
lieu, mais le développement du technocapitalisme nous en éloigne chaque jour.
Du reste, si cette morale était apparue et qu’elle était ancrée dans nos
fragiles institutions démocratiques, on ne songerait même pas aujourd’hui à
l’IA ou, du moins, elle n’occuperait pas
la place hégémonique qui est aujourd’hui la sienne.
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Texte associé: L'intelligence artificielle, voie royale de l'eugénisme
Ce texte est repris et augmenté dans mon essai, Mauvaise foi, sur ce que j'appelle la religion du progrès.
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