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dimanche 18 octobre 2020

Kamel Daoud: "il faut démanteler l'islamisme"


                                                      Leçon de démocratie

 

 

Comme les précédents, les attentats de Barcelone et de Cambrils m’éloignent d’une histoire où, une fois les bougies éteintes et les petits cœurs rangés, tout le monde fait comme si rien n’avait eu lieu ‒ et comment faire autrement? ‒ et comme si ces tueurs n’étaient pas une conséquence désastreuse de ce que nous sommes, de ce que nous vivons.  (Philippe Lançon, Le lambeau, 2018, p. 191)

 

... si une chose existe quelque part, elle existera n'importe où.

    Czeslaw Milosz, La pensée captive, cité par Simon Leys.

 


 

À l'émission France culture, Kamel Daoud réagit à la décapitation de Samuel Paty, un enseignant d'histoire et de géographie d'un lycée de la banlieue parisienne par un djihadiste. Cliquez ici pour écouter l'émission. 

Ce crime ignoble est en lien avec les fameuses caricatures publiées par Charlie Hebdo en 2015 et qui ont entraîné le massacre d'une partie importante de l'équipe de rédaction. Ce massacre avait suscité une compagne de protestation à travers le monde, mais souvent accompagnée de "Je suis Charlie, mais..."

Mais quoi? Mais ils sont allés trop loin? Il leur est arrivé ce qu'ils méritaient?  Des journalistes, dont Jean-François Nadeau du Devoir, ont même laissé entendre que caricaturer les "barbus" était une bonne façon de renflouer les coffres de la revue...Voici ce que j'écrivais en 2015 dans ma page Web intitulée La contamination des mots

"Au Québec, le chroniqueur du Devoir Jean-François Nadeau réussit quant à lui le tour de force de célébrer le courage et le talent des caricaturistes de Charlie Hebdo tout en mettant en lumière ce qui aurait été une tendance lourde à l'islamophobie de la revue. Plus grave encore, cette islamophobie aurait été motivée par des soucis financiers, le besoin d'augmenter les revenus:

Ces dernières années, il faut savoir que les ventes de Charlie remontaient au-dessus de la ligne de flottaison dès lors que ce journal satirique se lançait dans la critique rageuse des fous de dieu, en particulier ceux de l'islam. Une certaine islamophobie de service s'était en conséquence emparée du journal qui produisait désormais à la chaîne des gags de plus en plus lourds en cette matière.
La dénonciation des barbus radicaux prit une telle place dans ces pages que cela donnait parfois l'impression d'un fâcheux radotage, même placé sous couvert de l'humour ravageur et irrévérencieux. Ce pilonnage obsessionnel, livré souvent au nom d'acrobaties intellectuelles douteuses devenait franchement embarrassant d'imbécillité. Non, Charlie n'était pas qu'amour et poésie. Du coup, on oubliait quelquefois le talent immense et l'esprit unique de plusieurs collaborateurs affairés pourtant à traiter avec doigté d'autres sujets que celui-là.
(Le Devoir, 8 janvier 2015)


Pas qu’amour et poésie Charlie, on s’en doute un peu, bien que l’amour et la poésie s’expriment d’abord en des termes qui ne sont pas les canons du poétique et du beau. Lecteur d’Arthur Cravan, M. Nadeau le sait bien: « Les abrutis ne voient le beau que dans les belles choses », disait Cravan. Mais l’accusation d'opportunisme, même sur le mode de la rigueur journalistique, de la liberté d’expression, me semble infiniment plus grave que celle du dérapage éditorial.

Alors comment concilier opportunisme, imbécillité, gags islamophobes à la chaîne et immense talent, intelligence, courage et… amitié? Car M. Nadeau affirme avoir connu des moments d'amitié inoubliables avec Charb. « Inoubliables » relevant ici de la sphère privée. Et cette éternité n'appartient plus qu'au vivant de l'auteur, puisque Charb a rencontré des balles signées Allah. Or ces balles, comme le rappelle sa compagne en entrevue, lui étaient intimement adressées, à cause de ses dessins contre les islamistes intégristes. Ces balles ne sont pas un fantasme, une illusion.

M. Nadeau a également évoqué son amitié sur les ondes de Radio-Canada pour rejeter du même souffle, et fermement, le human interest qu’une telle déclaration à la TV, et dans de telles circonstances, ne pouvait que susciter. Il ne fait pas dans la flagornerie, Jean-François Nadeau, mais on peut poser les questions que ne soulève pas son touchant témoignage:

Se pourrait-il, par exemple, que la rédaction de la revue ait eu d'autres motivations que la survie de la revue pour multiplier les gags?
 

Se pourrait-il qu’elle réagissait, par les dessins, aux menaces de mort bien réelles que les journalistes recevaient?
 

Se pourrait-il que les journalistes de Charlie Hebdo se fiaient à leur immense talent, comme le répète Nadeau, à leur capacité à décoder la réalité?
 

Se pourrait-il que leur humour féroce ne relevait pas de l’islamophobie, mais plutôt d’un sens de la réalité et du courage, que n’arrêtait pas la rectitude politique?
 

Se pourrait-il enfin que Jean-François Nadeau soit quelque peu empêtré dans ses opinions à ce sujet, par crainte de paraître islamophobe? L’amitié peut être une chose difficile à gérer, de même que la distinction entre dénonciation de l’extrémisme et islamophobie. On connait bien ce phénomène au Québec. Surtout chez les nationalistes repentis, qui ont toujours peur de paraître xénophobes, racistes, repliés sur eux-mêmes. C’est d’ailleurs une crainte légitime, mais qui peut être extrêmement insidieuse.

Bref, on sort perplexe de la chronique de Jean-François Nadeau, avec l'impression qu’il jongle avec un fer brûlant, qu'il dit une chose et son contraire. Cette hésitation, cette ambivalence plutôt, nous ramène évidemment au fameux débat sur la charte de la laïcité au Québec, où la question de l'islamophobie a joué à plein, enchevêtrée maladroitement au discours nationaliste débile du Parti québécois.


Dimanche, 11 janvier 2015, jour de grand rassemblement place de la République à Paris"

 Et Jean-François Nadeau est loin d'être le seul intellectuel à tergiverser sur cette question.  Le philosophe Pierre Mouterde s'était lui-même fendu d'un "Oui mais..." dans une lettre adressée au Devoir

Il faut dire qu'à l'époque, il était éminence grise de Québec solidaire, dont les positions identitaires sont pour le moins douteuses, positions permettant à la formation politique énormément de complaisance avec la mouvance islamiste et multiculturaliste en général.  Le plus comique, c'est que Mouterde a publié en 2019 un essai sur la rectitude politique. Je précise : un livre politiquement correct sur la rectitude politique.

 

C'est bien cette mentalité que dénonce notamment Kamel Daoud à France culture, mentalité qui est également à la source de la censure du langage qui sévit dans les universités et les médias. Cela va bien au-delà du refus de prononcer le mot "nègre". Le "N-Word" me fait penser aux "mauvais mots" que mon fils, quand il était à la garderie, apprenait avec ses petits amis à ne pas dire. Encore doit-on préciser que la garderie faisait son travail en montrant aux enfants qu'on ne peut pas dire tout ce qui nous passe par la tête, que l'usage de la parole a aussi des limites.  Nos sociétés sont exposées aujourd'hui à un peu plus d'infantilisation et d'innocence en interdisant, ou en imposant, un certain usage du langage pour satisfaire aux exigences de groupes d'intérêts.

Après la néoféminisation du langage, qui n'améliore en rien la situation des femmes, voici la racialisation du langage qui n'améliore en rien la situation des minorités. Au contraire, elle les enferme dans leur origine ethnique, ce qui est le fondement même du racisme. Et c'est ne rien dire des conséquences funestes qu'une telle censure exerce sur le langage, donc sur la pensée et l'honnêteté intellectuelle. Cette censure relève de l'imposture et de l'hypocrisie. Qui au juste revendique cette censure, et au nom de quoi?

À suivre...



 

mercredi 1 mai 2019

Laïcité: la minorité des victimes vs la majorité tyrannique?


Dans un texte d’opinion  paru dans Le Devoir du 19 avril, trois universitaires de renom (P. Neveu, G. Leroux et M. Seymour) pourfendent le projet de loi sur la laïcité au nom des libertés religieuses,  notamment celle des enseignantes qui désirent porter le voile islamique dans leur classe. Il s’agit bien ici de protéger une minorité stigmatisée contre la majorité tyrannique.

Les trois auteurs  reprennent  en fait les mêmes arguments que tous les opposants au projet de loi, auquel ils opposent l’idée de « réserves de bienveillance, d’empathie et de modération » qui rendrait vaine toutes contraintes légales. Cette idée de réserves de bienveillance a certes des fondements anthropologiques indéniables, mais ce qui étonne dans leur texte, c’est qu’elles seraient spécifiques, innées sinon exclusives à la société québécoise.  

Ce n’est pas la première fois que des intellectuels font valoir ce trait substantialiste... essentialiste plutôt,  pour l’opposer à une loi sur la laïcité jugée arbitraire, liberticide, empruntée de surcroit à des modèles étrangers détestables, français et suisse. On doit alors comprendre que ces modèles républicains sont produits par des sociétés dénuées de réserves de bienveillance, qu’ils sont absolument contraires à l’esprit de tolérance et d’ouverture qui animerait toutefois les chartes canadienne et québécoise des droits et des libertés. Michel Seymour lui-même a déjà évoqué dans les pages du Devoir l’ « ADN » de la société québécoise, sorte de repoussoir naturel à toutes les formes d’intégrisme.  Or on sait que ce terme emprunté aux sciences de la nature est généralement invoqué pour défendre le caractère transcendant ‒ théologique ‒, d’une identité nationale, à quoi s’opposent pourtant Michel Seymour et ses cosignataires.

L’argument des auteurs est donc incongru : il condamne le projet de loi sur la laïcité parce qu’il aurait comme principal travers idéologique de se constituer au nom d’une identité nationale porteuse d’exclusion. Autrement dit, au nom des valeurs québécoises naturelles (réserves de bienveillance), les auteurs contestent le projet qui serait motivé par des valeurs québécoises, mais juridiques, politiques, donc artificielles…  

Je ne doute absolument pas que les auteurs pourraient nous expliquer que ces valeurs en réserve sont beaucoup plus profondes et déterminantes que les valeurs québécoises énoncées par François Legault par exemple, ou par les signataires du texte qui défendent le projet de loi 21. Ces derniers, dont je suis, incarneraient la majorité tyrannique, forcément liberticide. 

Cette vision manichéenne est cependant fausse pour la bonne raison que parmi cette majorité qui soutient le projet de loi, se trouvent des gens appartenant à la fameuse diversité culturelle, sociale et religieuse, dont des musulmans issus d’horizons multiples, des enseignantes et des enseignants de tous les niveaux, des artistes, des écrivains, des juristes, des croyants, des militants et des militantes pour les droits de la personne, des gens qui s’inquiètent à juste titre de la présence grandissante des intégristes dans la société, car leur idéologie est mortifère. Or ces derniers bénéficient, au nom des droits individuels et des identités minoritaires, du soutien d’intellectuels et de militants. Ces islamosceptiques refusent catégoriquement d’entendre le témoignage de ceux et celles qui ont été victimes d’exactions perpétrées par les islamistes dans leur pays, et qui nous préviennent de leurs tactiques de séduction. Le port du voile obligatoire en est une manifestation, les chartes des droits leurs armes de prédilection.

Contrairement à ce qu’affirment les auteurs, se pourrait-il que le projet d’une société laïque rassemble davantage qu’il ne divise, notamment autour du problème de l’intégrisme à combattre ? Il semble de plus en plus évident que la polarisation du discours est beaucoup moins entre une vision religieuse et laïque de la société, mais davantage entre ceux qui font de la revendication illimitée des droits une véritable religion et ceux qui défendent une plus grande cohésion de la société, notamment en ce qui a trait à l’éducation et aux valeurs communes à développer. Il est bien entendu  que ces valeurs vont au-delà d’une politique ultralibérale des droits individuels et de la question religieuse. Comme le faisait remarquer l’écrivain et économiste Bernard Maris, assassiné par les islamistes  dans les locaux de Charlie Hebdo le 7 janvier  2015, l’intégrisme  religieux  est favorisé par l’effondrement de larges pans de la société emportés par « la dictature de l’argent et de l’égoïsme ». L’intégrisme religieux et la tyrannie des droits sont les avatars de cette dictature. Si une société laïque, ce que Maris appelait la « fraternité anonyme », a la liberté pour horizon, celle-ci passe par la lutte contre tous les intégrismes.


Texte envoyé au Devoir le 24 avril 2019. Non publié.
Sur le même sujet et dans cette page: Laïcité et nettoyage ethnique