Leçon de démocratie
... si une chose existe quelque part, elle existera n'importe où.
Czeslaw Milosz, La pensée captive, cité par Simon Leys.
À l'émission France culture, Kamel Daoud réagit à la décapitation de Samuel Paty, un enseignant d'histoire et de géographie d'un lycée de la banlieue parisienne par un djihadiste. Cliquez ici pour écouter l'émission.
Ce crime ignoble est en lien avec les fameuses caricatures publiées par Charlie Hebdo en 2015 et qui ont entraîné le massacre d'une partie importante de l'équipe de rédaction. Ce massacre avait suscité une compagne de protestation à travers le monde, mais souvent accompagnée de "Je suis Charlie, mais..."
Mais quoi? Mais ils sont allés trop loin? Il leur est arrivé ce qu'ils méritaient? Des journalistes, dont Jean-François Nadeau du Devoir, ont même laissé entendre que caricaturer les "barbus" était une bonne façon de renflouer les coffres de la revue...Voici ce que j'écrivais en 2015 dans ma page Web intitulée La contamination des mots:
"Au Québec, le chroniqueur du Devoir Jean-François Nadeau réussit quant à lui le tour de force de célébrer le courage et le talent des caricaturistes de Charlie Hebdo
tout en mettant en lumière ce qui aurait été une tendance lourde à
l'islamophobie de la revue. Plus grave encore, cette islamophobie aurait
été motivée par des soucis financiers, le besoin d'augmenter les
revenus:
Ces dernières années, il faut savoir que les ventes de Charlie remontaient au-dessus de la ligne de flottaison dès lors que ce journal satirique se lançait dans la critique rageuse des fous de dieu, en particulier ceux de l'islam. Une certaine islamophobie de service s'était en conséquence emparée du journal qui produisait désormais à la chaîne des gags de plus en plus lourds en cette matière.
La dénonciation des barbus radicaux prit une telle place dans ces pages que cela donnait parfois l'impression d'un fâcheux radotage, même placé sous couvert de l'humour ravageur et irrévérencieux. Ce pilonnage obsessionnel, livré souvent au nom d'acrobaties intellectuelles douteuses devenait franchement embarrassant d'imbécillité. Non, Charlie n'était pas qu'amour et poésie. Du coup, on oubliait quelquefois le talent immense et l'esprit unique de plusieurs collaborateurs affairés pourtant à traiter avec doigté d'autres sujets que celui-là. (Le Devoir, 8 janvier 2015)
Pas qu’amour et poésie Charlie, on s’en doute un peu, bien que l’amour
et la poésie s’expriment d’abord en des termes qui ne sont pas les
canons du poétique et du beau. Lecteur d’Arthur Cravan, M. Nadeau le
sait bien: « Les abrutis ne voient le beau que dans les belles choses »,
disait Cravan. Mais l’accusation d'opportunisme, même sur le mode de la
rigueur journalistique, de la liberté d’expression, me semble
infiniment plus grave que celle du dérapage éditorial.
Alors comment concilier opportunisme, imbécillité, gags islamophobes à
la chaîne et immense talent, intelligence, courage et… amitié? Car M.
Nadeau affirme avoir connu des moments d'amitié inoubliables avec Charb.
« Inoubliables » relevant ici de la sphère privée. Et cette éternité
n'appartient plus qu'au vivant de l'auteur, puisque Charb a rencontré
des balles signées Allah. Or ces balles, comme le rappelle sa compagne
en entrevue,
lui étaient intimement adressées, à cause de ses dessins contre les
islamistes intégristes. Ces balles ne sont pas un fantasme, une
illusion.
M. Nadeau a également évoqué son amitié sur les ondes de Radio-Canada pour rejeter du même souffle, et fermement, le human interest
qu’une telle déclaration à la TV, et dans de telles circonstances, ne
pouvait que susciter. Il ne fait pas dans la flagornerie, Jean-François
Nadeau, mais on peut poser les questions que ne soulève pas son
touchant témoignage:
Se pourrait-il, par exemple, que la rédaction de la revue ait eu
d'autres motivations que la survie de la revue pour multiplier les gags?
Se pourrait-il qu’elle réagissait, par les dessins, aux menaces de mort bien réelles que les journalistes recevaient?
Se pourrait-il que les journalistes de Charlie Hebdo se fiaient à leur immense talent, comme le répète Nadeau, à leur capacité à décoder la réalité?
Se pourrait-il que leur humour féroce ne relevait pas de l’islamophobie,
mais plutôt d’un sens de la réalité et du courage, que n’arrêtait pas
la rectitude politique?
Se pourrait-il enfin que Jean-François Nadeau soit quelque peu empêtré
dans ses opinions à ce sujet, par crainte de paraître islamophobe?
L’amitié peut être une chose difficile à gérer, de même que la
distinction entre dénonciation de l’extrémisme et islamophobie. On
connait bien ce phénomène au Québec. Surtout chez les nationalistes
repentis, qui ont toujours peur de paraître xénophobes, racistes,
repliés sur eux-mêmes. C’est d’ailleurs une crainte légitime, mais qui
peut être extrêmement insidieuse.
Bref, on sort perplexe de la chronique de Jean-François Nadeau, avec
l'impression qu’il jongle avec un fer brûlant, qu'il dit une chose et
son contraire. Cette hésitation, cette ambivalence plutôt, nous ramène
évidemment au fameux débat sur la charte de la laïcité
au Québec, où la question de l'islamophobie a joué à plein, enchevêtrée
maladroitement au discours nationaliste débile du Parti québécois.
Dimanche, 11 janvier 2015, jour de grand rassemblement place de la République à Paris"
Et Jean-François Nadeau est loin d'être le seul intellectuel à tergiverser sur cette question. Le philosophe Pierre Mouterde s'était lui-même fendu d'un "Oui mais..." dans une lettre adressée au Devoir.
Il faut dire qu'à l'époque, il était éminence grise de Québec solidaire, dont les positions identitaires sont pour le moins douteuses,
positions permettant à la formation politique énormément de
complaisance avec la mouvance islamiste et multiculturaliste en
général. Le plus comique, c'est que Mouterde a publié en 2019 un essai
sur la rectitude politique. Je précise : un livre politiquement correct
sur la rectitude politique.
C'est bien cette mentalité que dénonce notamment Kamel Daoud à France culture, mentalité qui est également à la source de la censure du langage qui sévit dans les universités et les médias. Cela va bien au-delà du refus de prononcer le mot "nègre". Le "N-Word" me fait penser aux "mauvais mots" que mon fils, quand il était à la garderie, apprenait avec ses petits amis à ne pas dire. Encore doit-on préciser que la garderie faisait son travail en montrant aux enfants qu'on ne peut pas dire tout ce qui nous passe par la tête, que l'usage de la parole a aussi des limites. Nos sociétés sont exposées aujourd'hui à un peu plus d'infantilisation et d'innocence en interdisant, ou en imposant, un certain usage du langage pour satisfaire aux exigences de groupes d'intérêts.
Après la néoféminisation du langage, qui n'améliore en rien la situation des femmes, voici la racialisation du langage qui n'améliore en rien la situation des minorités. Au contraire, elle les enferme dans leur origine ethnique, ce qui est le fondement même du racisme. Et c'est ne rien dire des conséquences funestes qu'une telle censure exerce sur le langage, donc sur la pensée et l'honnêteté intellectuelle. Cette censure relève de l'imposture et de l'hypocrisie. Qui au juste revendique cette censure, et au nom de quoi?
À suivre...
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