Dans Le Nez qui voque de Réjean Ducharme (Gallimard, 1967), Mille Milles, le narrateur de seize ans, est un veilleur immobile. Il est écrivain. Sa mélancolie, son amertume, ne tient pas seulement à la perte de l’enfant qu’il était, comme on pourrait le penser, à la peur infantile de l’âge adulte, mais, au contraire, à la disparition du monde sous un tas de ferraille : « Je le veille loin derrière ». Le complément de phrase, merveilleux, est celui-ci : « Je ne peux pas laisser moi l’enfant seul dans le passé, seul présent dans toute l’absence, à la merci de l’oubli. Je le veille loin derrière. » (p. 9) Le jeune Mille Milles écrit sous les combles d’une chambre du Vieux-Montréal d’où il observe dans l’effroi, la colère et le rire, le devenir automobile de l’être humain, son oubli. S’il se nomme Mille Milles, c’est que "son" enfant, qui n’est plus exactement lui-même, a une longueur d’avance sur le grand imbécile que l'homme dit civilisé et adulte est devenu, une longueur d'avance vers un autre imaginaire que celui du motorisé:
« Il y en a qui disent avoir une automobile. Ils font erreur. On n’a pas une automobile; on est une automobile. On peut naître nain. On peut naître idiot. On peut naître sourd-muet. On ne peut pas naître automobile : on devient automobile, tout à coup. À l’école, la plupart des camarades avait hâte de devenir automobile. Serrant dans leurs poings un volant imaginaire, faisant imiter à leur bouche la voix tonitruante des pots d’échappement, ils faisaient du cent milles à l’heure, ils prenaient les virages en penchant de côté et en poussant des ululements de mort. Ils pouvaient presque tous, rien qu’en le voyant tourner un coin de rue, dire le nom, le sobriquet et la date de naissance de n’importe quelle automobile de la terre.
‒ Regarde! C’est une Dodge Windsors 1949.
‒ Regarde! C’est une Cadillac DeVille 1962.
J’en ai connu un qui ne savait même pas qu’il avait une colonne vertébrale et qui pouvait, en soulevant le capot d’une automobile, nous donner le volume de son moteur et pouces cubes et sa puissance en chevaux-vapeur. » (p. 263)
Le devenir automobile de l’homme va avec le devenir immonde du monde ‒ pour reprendre le
mot du romancier Sébastien
Lapaque.
L’immonde, c’est le devenir autoroute, tarmac, port, convoyeur,
monte-charge, aéroport,
gare, quai d’embarquement; c’est l’urbanisation des campagnes, de
l’espace
aérien; c’est l’autoroute informatique, l’univers numérique,
algorithmique, la colonisation du système génétique, de tout ce qui fait
l’humanité de l’homme : son inaptitude à vivre autrement qu’avec les
autres, en société, grâce au langage, à la culture qui permet un espace
entre les individus, un entre-deux vital, une intériorité en chacun
d'eux. Ce que ne permet pas la culture de masse, techno-productiviste,
qui détruit l'entre-deux, la société tout autant que l'esprit de
l'individu, son aptitude à la liberté qui est le contraire de
l'enfermement ou du confinement dans la masse. On peut être isolé et
confiné dans la masse, libre en soi-même.
Pour décrire cet immonde en profondeur, il faudrait recourir au concept de non-lieu de l’anthropologue Marc Augé. Ces non-lieux sont des ingénieries pour faciliter les convoyages qui sont contraires aux lieux de mémoire. Ils tracent le chemin et l’habitat de l’individu plongé dans un univers autistique, sans monde habité autrement que dans la transition, la fluidité, la liquidité, voire dans l'eau ou le feu quand il y a crash, déraillement, naufrage, accidents divers: l'individu comme monade et nomade éternel, astronaute solitaire dans son propre vide sidéral, bercé et diverti par des images virtuelles. L’aéroport en est la concrétisation idoine; l’université, les complexes de cinéma, de divertissement. Les hôpitaux sont les nouveaux refuges, avec des infirmières hyper sympathiques et compétentes et compréhensives. On devrait s’inquiéter, car bientôt on leur demandera de danser aux lits. Le féminin inclut le masculin.
L’immonde fonctionne au fuel, à l’électricité et au nucléaire, mais surtout à la volonté de puissance : la machine est en marche pour ne plus jamais s’arrêter, jusqu’à l’anéantissement final à force de ressentiment, à moins d’une véritable révolution, c’est-à-dire que l’on actionne le frein d’urgence, comme le disait Walter Benjamin avant la Seconde Guerre mondiale. Le frein d’urgence, c’est le contraire du klaxon et du Convoi de la liberté.
La révolte des motorisés qui sévit ces temps-ci ne vise pas à freiner le devenir automobile de l’homme et le devenir immonde du monde, du moins consciemment, mais à le maintenir. C'est un acte de soumission, un genou à terre. Les deux en fait. Ce qui est revendiqué, c’est la liberté d’obéir à l’immonde. Il s’agit de sortir d’un confinement, exaspérant, pour retourner à un autre confinement, infiniment plus étouffant, sans issue, mais divertissant. D’un à l’autre, il faut dire que le passage est trouble.
En quoi cette colère nous rend-elle plus humain, aurait demandé George Orwell? Il faudrait pour cela qu’elle se transforme en langage compréhensif et dialogique.
Il est assez probable que sous la révolte des
motorisés couve
inconsciemment un conflit civilisationnel, une lutte entre la route
réelle et
la route informatique, entre le corps, les sens et le virtuel, le
numérique; entre
le travail physique et le télétravail. L’humain est le cauchemar des
machines, du
système technicien plutôt; l’univers de cette machinerie morbide est le
rêve de
l’homme hypermoderne. Nous sommes sans doute entrés dans une nouvelle
phase de la révolution industrielle : les moteurs contre les
ordinateurs. Mais il est probable que d'ici quelque temps tous ces
transporteurs, véhicules, voitures, poids lourds, avions, seront
conduits et pilotés par les algorithmes. Ce qui ne règlera évidemment
pas le problème des virus, qui seront informatiques. Quels ravages ils
feront! Mais courage, il y aura des "vaccins", des antivirus et personne
pour les contester.
Je ne vois aucune force politique
pour canaliser le désir d’échapper à l’immonde, le structurer, lui donner une
expression compréhensible, ni à gauche ni à droite, bien que ce désir existe, peu audible. On
entend très bien cependant l’indigence du discours
politique. La
réaction des partis d’opposition aux menaces criminelles lancées par
les casseurs des convoyeurs de la liberté est tout bonnement ignoble. Ces
casseurs sont les héritiers du
syndicalisme d’affaires le plus brutal, ils en sont les fiers à bras.
Demandez
aux travailleurs de la construction qui ont le malheur de ne pas
appartenir à la
bonne « gang » syndicale. Je ne doute pas que ces brutes soient des
victimes
d’un simulacre de la démocratie, mais qui ne l’est pas? Faut-il
chouchouter les
criminels? Le premier ministre du Québec, François Legault, a raison
d’accuser
ces gens de l’opposition qui siègent à l’Assemblée nationale d’être des
irresponsables. Il faudrait surtout faire appel à la justice, porter
plainte pour propos haineux, incitation à la violence. Et je précise que
je ne suis pas caquiste.
On peut rêver d’une alliance, improbable pour l’instant, entre, par exemple, les infirmières, les travailleurs de la santé en général et l’ensemble des victimes du régime productiviste qui est le nôtre. Rien pour l’instant chez les convoyeurs de la liberté pour organiser une authentique démocratie ou qui s’en approcherait. Au contraire, je me répète, ils sont des casseurs de la démocratie, des soumis.
Il est urgent d’approfondir le sens du mot liberté, le dégager du libéralisme, de son appel à l’irresponsabilité : « Moi je suis moi, toi tais-toi! » « Mon corps, mon truck, mes droits, fuck fou! »
II
Le film Titane et la naissance du messie automobile
Le progrès, à défaut de bien faire les choses, les rend inexorables, irrémédiables, avec
l’assentiment religieux des individus et des peuples. Des œuvres de fiction
nous permettent de nous en rendre compte. Dans l’imaginaire de Mille Milles par exemple, l’homme n’était pas
l’enfant de l’automobile, mais le devenait par imitation, par amour morbide. Avec le
film Titane,
nous avons progressé dans l'immonde. Pas sûr que la réalisation de
Julia
Ducourneau ait mérité la Palme d’Or 2021, mais elle mérite assurément le
premier
prix dans la catégorie, si elle existait, du « Meilleur film de
Noël », puisqu’elle prophétise, dans un mélange de violence, de sang et
de
sentimentalisme, la naissance du messie motorisé. Il faut préciser que
le
marketing annonce un film d’horreur, alors qu’il m’a semblé plutôt
sentimental
en dépit de quelques séquences pénibles. Quoi qu’il en soit, on peut
soutenir
que l’univers de Mad Max progresse dans la désertification du monde, sa
grande
transformation en réseau routier et d’échanges marchands, vécu sur le
mode de
plus en plus brutal. Mme Ducourneau a la délicatesse d’y greffer des
résidus de
sentiments humains, de douceur. C'est ce que la philosophe Anne
Dufourmantelle appelait plutôt la contrefaçon de la douceur : "Le
contraire de la douceur n'est pas la brutalité ou la violence, c'est la
contrefaçon de la douceur: ce qui la pervertit en la mimant."
Il y aurait beaucoup à dire sur ce film romantico-métallique (le titane est une matière métallique résistante au feu), sur le retour de flamme du paternalisme (du patriarcat?)tant honni que la réalisatrice affirme évidemment critiquer en établissant un gros parallèle, pour ne pas dire grotesque, entre le marketing automobile et l’exploitation sexuelle des femmes. Uniquement par les mâles, bien sûr. Seules les femmes en sont victimes, par un raccourci idéologique non moins grotesque, mais valable pour une certaine acceptabilité. Ce qui est intéressant ici, c’est que le père, personnage sensible, tendre et affectueux, est un chef-pompier qui brûle, c’est le cas de le dire, de vivre sa paternité interrompue par la disparition de son fils. Mais s’offre à lui, par des circonstances surréalistes, la possibilité de retrouver un fils, son rôle de père, qu’il vivra passionnément, jusqu’à mettre en question son ethos machiste (pour faire vite). Paternité et maternité cohabiteront chez ce chef-pompier. Il faut quand même dire que l’ambivalence est une qualité qui n’a rien d’exceptionnelle chez tout être normalement constitué. Quel homme n’a pas une part de féminin en lui, et quelle femme une part de masculin? Dans le film de Ducourneau, cela semble extraordinaire.
Pardonnez nos offenses...
On sait que le pompier est devenu en France le symbole, l’incarnation, du conflit entre les autorités républicaines et les banlieues récalcitrantes, que le film Divine mettait en scène. Est-ce à dire que Titane tente de réconcilier non seulement le masculin et le féminin, mais aussi la République et l’Autre avec majuscule? Explicitement, sans doute. Mais à mon avis, c’est l'amour fou pour la technologie que le film célèbre, la fusion de la machine et de l'homme; la disparition de ce dernier, donc.
Il s’agit bien de la naissance du messie-auto, du christ-auto, la chose divinisée que l’on crucifiera pour racheter les péchés de l’homme, dont le plus grave est celui de ne pas s’aimer tel que nous sommes devenus, c’est-à-dire machine: l'être humain asexué, apaisé, en route vers l'efficacité sans failles. « Aime ton prochain comme toi-même. » Voici enfin l’homme libéré de son humanité, de son sexe, de son manque.
Günther Anders voyait juste dans son Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956, traduit en français en 2002) quand il écrivait que l’être humain, complexé devant la puissance de ses machines, avait honte d’être né d’un homme et d’une femme, d’une histoire, d’un lieu et d’un temps. La honte prométhéenne : la honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. Nous sommes arrivés dans "le temps de la fin" (Anders) : biologiquement fabriqué, sous surveillance atomique et algorithmique. L’illusion est plus que parfaite. Ne reste plus qu’à y inoculer ce qu’Ivan Illich a appelé « la sentimentalité épistémique ». De la sensiblerie et de la religiosité, des croyances diverses comme de la rebellocratie, la propagande des industries culturelles s’en chargent bien.
Sommes-nous?
demandait Jean Baudrillard à la suite de Bernard Charbonneau pour qui la
liberté exige d’une personne qu’elle puisse dire Je fus,
c'est-à-dire qu'elle s'est créée en se mesurant aux déterminismes de la
nature et de la culture. Qu'elle se soit créée plutôt que conformée.
III
Le Convoi de la liberté pour quoi faire?
Ce qui hurle depuis une quinzaine de jours, c’est la colère des motorisés, de leur fonction dans le circuit marchand, financier, industriel ; tout le domaine de l’organisation du transport et son expansion jusque dans le culturel, le médiatique; leur esthétique comme leur éthique : roule ou crève, roule en douceur c’est du pareil au même, mais roule qui peut!
Poids-lourds, poids-légers, trains, avions, bateaux; tout ce
qui roule, transporte, transborde, entrepose, creuse, flotte, tout ce qui bouge est sollicité directement ou
indirectement. Le mouvement pour le mouvement transcende cette logique de
l’échange. Un slogan venu de la Beauce
l’exprime clairement : « C’est la liberté qu’on veut, on veut que ça
bouge. » Un autre de l’Alberta, « Il faut que ça roule ». Ce
slogan a été lancé par le fondateur de
« United We Roll » (« Ensemble nous roulons »). La
quête effrénée du mouvement pour lui-même est bien sûr stimulée par
l'appât du gain, mais
comme celui-ci est insatiable, il s’épuise à l’infini par son manque
radical, devient une tempête, un ouragan, un cyclone. Et le plus
frappant, c’est que les convoyeurs de la liberté ne contestent surtout
pas l’injustice au cœur de ce système, car
ses bénéficiaires ne sont évidemment pas les camionneurs. Ces derniers
en sont les victimes: ils sont les esclaves de l'industrie. Là est le
véritable
confinement, dont la cabine du poids lourd est la meilleure
métaphore. Mais qui de nos jours n'est pas camionneur, un convoyeur, un
fossoyeur de la liberté?
C’est le système financier derrière nos dirigeants qui est
fou de joie devant le spectacle des convoyeurs de la liberté. Comme papa et
maman qui regardent leur petit les
imiter en grandissant. Cette colère embête certes les Justin Trudeau de ce
monde, car elle révèle l’inanité de leur Charte des droits et des libertés, le
multiculturalisme qui la sous-tend, c’est-à-dire le déracinement institué, le
non-lieu. C’est au nom des droits qu’est exigé le manque érigé en système pour lequel il faut livrer la marchandise,
rouler sans entrave - jusque chez Costco.
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