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Le Devoir
Il est étonnant que le professeur de philosophie Jocelyn Maclure,
responsable d’une réflexion dite éthique sur ce qu’on appelle fallacieusement
« l’
intelligence
artificielle », ne commence pas par soulever le problème éthique de la
dénomination même de cette matière morte produite en laboratoire
(« Montréal peut être à l’avant-garde de la réflexion éthique sur
l’intelligence artificielle »,
Le Devoir, 2 novembre 2017).
Ce qu’on appelle l’intelligence artificielle a sans doute autant à voir avec
l’intelligence que la pornographie avec l’érotisme. L’amour n’engage pas
seulement les organes génitaux et la jouissance à tout prix, mais tout l’être
humain, dont les relations humaines qu’il construit au gré de circonstances
multiples et complexes, relations faites parfois de jouissances certes, mais
aussi de douleurs, de déceptions, de frustrations, de conflits, de joie et de
malheurs, de réflexivité à partir de ces infinies expériences : qui
suis-je, qui sommes-nous, pourquoi ça ?
Cette histoire de désir conduit même à la reproduction de l’espèce humaine,
à l’invention de l’humanité, donc à l’invention du langage, de la culture,
des peuples, des civilisations. Celle-ci contribue autrement que n’importe quel
logiciel ou lobby techno-industriel au développement de l’intelligence, voire
même au développement de la bêtise, la pire étant celle qui se donne pour
intelligente, c’est dire qu’elle est très répandue.
L’intelligence produite en dehors de ce terreau humain en lien avec le monde
et l’univers, connu et inconnu, n’est tout simplement pas de l’intelligence,
car elle est privée de corps, d’émotions, de croyances, d’illusions,
d’expériences ; elle est privée de ses forces comme de ses faiblesses.
Chose monstrueuse
Cette condition humaine souvent pitoyable inspira le poète Henri Michaux à
écrire :
« Comme le corps (ses organes et ses fonctions) a été
connu principalement et dévoilé, non pas par les prouesses des forts, mais par
les troubles des faibles, des malades, des infirmes, des blessés (la santé étant
silencieuse et source de cette impression immensément erronée que tout va de
soi), ce sont les perturbations de l’esprit, ses dysfonctionnements qui seront
mes enseignants. »
On peut bien sûr préférer l’oeuvre de Paul Valéry, mais écrire avec une
telle sensibilité, une telle intelligence, l’importance des
« troubles
des faibles » dénote paradoxalement une des plus grandes forces au
fondement même de toute créativité, qu’elle soit classique ou moderniste,
qu’elle fasse l’apologie du
« savoir-penser » ou, au
contraire, la critique de celle-ci.
Alors, cette chose potentiellement monstrueuse qu’on appelle
l’intelligence artificielle, forcément aux mains des lobbies industriels et
militaires, sous-tend un fantasme de perfectibilité qui n’est rien d’autre que de
l’eugénisme tout en contribuant à l’assèchement de l’humanité.
Or ce fantasme d’une transhumanité est bel et bien humain cependant, parce
qu’il est rendu possible et qu’il se présente à nos sociétés avides de confort
comme une puissance à réaliser à tout prix. Ce fantasme est rendu possible
technologiquement, mais aussi parce que nous désertons notre responsabilité à
l’égard du monde. Autrement dit, nous abdiquons notre liberté. Laissons cela
aux machines, nous disons-nous. La réalité, c’est que nous sommes maintenant au
service des machines.
Puritanisme
Plus que jamais les imaginaires sont fascinés par un puritanisme qui ne dit
pas son nom, qui rêve d’épurer la race humaine de toutes ses tares, désirs
malsains et encombrants dans une société pacifiée et productive d’un monde fait
pour le tourisme. Une éthique digne de ce nom devrait commencer par se
pencher sur ce fantasme de pureté et de puissance qui, faut-il le rappeler,
s’est concrétisé au cours de l’histoire récente. Des écrivains de différents
horizons pensent même qu’Hitler a gagné, que sa victoire s’accomplit
insidieusement, aveuglément, alimentée quotidiennement par la religion du
Progrès et de la technologie.
Le grand critique de l’idéologie technologique Jacques Ellul proposait en
réponse à cette idéologie une éthique, voire une esthétique de la
non-puissance. Celle-ci n’est pas l’impuissance, car elle est fondée sur le
refus rationnel de recourir à ce qui se présente comme la puissance, une
maîtrise technologique du monde, celle-ci étant trop risquée pour l’humanité.
Günther Anders ne disait pas autre chose en affirmant que l’homme, dont
l’humanité est devenue obsolète au regard de ses machines, est incapable
d’imaginer les conséquences qu’auront ses inventions sur sa propre existence.
Dans son texte, le professeur Maclure évoque les inquiétudes de
scientifiques tels que Stephen Hawking portant sur les dangers que cette
technologie fait peser sur l’humanité tout entière, mais on a l’impression que
c’est pour mieux les isoler.
« À ce stade de ma réflexion, écrit
le philosophe,
rien ne me permet de penser que ces craintes flirtant
avec le catastrophisme doivent orienter nos actions relatives à l’IA. »
Et de poursuivre son exposé doctement, prudemment, sereinement, tel un
« Grand
cerveau studieux », le parsemant de mises en garde de convenance
contre des dangers réels, mais non déterminants. Du reste, défendre cette
technologie nouvelle ne revient-il pas à faire aux siècles derniers la
promotion de l’automobile ou de l’énergie nucléaire ?
Pour toutes ces raisons, on serait tenté de croire que l’appel du professeur
Maclure est davantage une entreprise de légitimation d’une technologie morbide
qu’une authentique réflexion. Alors, posons la question : Montréal à
l’avant-garde de la réflexion éthique sur l’intelligence artificielle ou
Montréal comme laboratoire d’avant-garde pour les lobbies qui défendent
l’intelligence artificielle ?
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