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mercredi 7 novembre 2018

L'intelligence artificielle, la voie royale de l'eugénisme


Cliquez ici pour lire l'article dans Le Devoir



 Il est étonnant que le professeur de philosophie Jocelyn Maclure, responsable d’une réflexion dite éthique sur ce qu’on appelle fallacieusement « l’intelligence artificielle », ne commence pas par soulever le problème éthique de la dénomination même de cette matière morte produite en laboratoire (« Montréal peut être à l’avant-garde de la réflexion éthique sur l’intelligence artificielle », Le Devoir, 2 novembre 2017).

Ce qu’on appelle l’intelligence artificielle a sans doute autant à voir avec l’intelligence que la pornographie avec l’érotisme. L’amour n’engage pas seulement les organes génitaux et la jouissance à tout prix, mais tout l’être humain, dont les relations humaines qu’il construit au gré de circonstances multiples et complexes, relations faites parfois de jouissances certes, mais aussi de douleurs, de déceptions, de frustrations, de conflits, de joie et de malheurs, de réflexivité à partir de ces infinies expériences : qui suis-je, qui sommes-nous, pourquoi ça ?

Cette histoire de désir conduit même à la reproduction de l’espèce humaine, à l’invention de l’humanité, donc à l’invention du langage, de la culture, des peuples, des civilisations. Celle-ci contribue autrement que n’importe quel logiciel ou lobby techno-industriel au développement de l’intelligence, voire même au développement de la bêtise, la pire étant celle qui se donne pour intelligente, c’est dire qu’elle est très répandue.
L’intelligence produite en dehors de ce terreau humain en lien avec le monde et l’univers, connu et inconnu, n’est tout simplement pas de l’intelligence, car elle est privée de corps, d’émotions, de croyances, d’illusions, d’expériences ; elle est privée de ses forces comme de ses faiblesses.

Chose monstrueuse

Cette condition humaine souvent pitoyable inspira le poète Henri Michaux à écrire : « Comme le corps (ses organes et ses fonctions) a été connu principalement et dévoilé, non pas par les prouesses des forts, mais par les troubles des faibles, des malades, des infirmes, des blessés (la santé étant silencieuse et source de cette impression immensément erronée que tout va de soi), ce sont les perturbations de l’esprit, ses dysfonctionnements qui seront mes enseignants. »

On peut bien sûr préférer l’oeuvre de Paul Valéry, mais écrire avec une telle sensibilité, une telle intelligence, l’importance des « troubles des faibles » dénote paradoxalement une des plus grandes forces au fondement même de toute créativité, qu’elle soit classique ou moderniste, qu’elle fasse l’apologie du « savoir-penser » ou, au contraire, la critique de celle-ci.

Alors, cette chose potentiellement monstrueuse qu’on appelle l’intelligence artificielle, forcément aux mains des lobbies industriels et militaires, sous-tend un fantasme de perfectibilité qui n’est rien d’autre que de l’eugénisme tout en contribuant à l’assèchement de l’humanité.

Or ce fantasme d’une transhumanité est bel et bien humain cependant, parce qu’il est rendu possible et qu’il se présente à nos sociétés avides de confort comme une puissance à réaliser à tout prix. Ce fantasme est rendu possible technologiquement, mais aussi parce que nous désertons notre responsabilité à l’égard du monde. Autrement dit, nous abdiquons notre liberté. Laissons cela aux machines, nous disons-nous. La réalité, c’est que nous sommes maintenant au service des machines.

Puritanisme

Plus que jamais les imaginaires sont fascinés par un puritanisme qui ne dit pas son nom, qui rêve d’épurer la race humaine de toutes ses tares, désirs malsains et encombrants dans une société pacifiée et productive d’un monde fait pour le tourisme. Une éthique digne de ce nom devrait commencer par se pencher sur ce fantasme de pureté et de puissance qui, faut-il le rappeler, s’est concrétisé au cours de l’histoire récente. Des écrivains de différents horizons pensent même qu’Hitler a gagné, que sa victoire s’accomplit insidieusement, aveuglément, alimentée quotidiennement par la religion du
Progrès et de la technologie.

Le grand critique de l’idéologie technologique Jacques Ellul proposait en réponse à cette idéologie une éthique, voire une esthétique de la non-puissance. Celle-ci n’est pas l’impuissance, car elle est fondée sur le refus rationnel de recourir à ce qui se présente comme la puissance, une maîtrise technologique du monde, celle-ci étant trop risquée pour l’humanité. Günther Anders ne disait pas autre chose en affirmant que l’homme, dont l’humanité est devenue obsolète au regard de ses machines, est incapable d’imaginer les conséquences qu’auront ses inventions sur sa propre existence.

Dans son texte, le professeur Maclure évoque les inquiétudes de scientifiques tels que Stephen Hawking portant sur les dangers que cette technologie fait peser sur l’humanité tout entière, mais on a l’impression que c’est pour mieux les isoler. « À ce stade de ma réflexion, écrit le philosophe, rien ne me permet de penser que ces craintes flirtant avec le catastrophisme doivent orienter nos actions relatives à l’IA. » Et de poursuivre son exposé doctement, prudemment, sereinement, tel un « Grand cerveau studieux », le parsemant de mises en garde de convenance contre des dangers réels, mais non déterminants. Du reste, défendre cette technologie nouvelle ne revient-il pas à faire aux siècles derniers la promotion de l’automobile ou de l’énergie nucléaire ?

Pour toutes ces raisons, on serait tenté de croire que l’appel du professeur Maclure est davantage une entreprise de légitimation d’une technologie morbide qu’une authentique réflexion. Alors, posons la question : Montréal à l’avant-garde de la réflexion éthique sur l’intelligence artificielle ou Montréal comme laboratoire d’avant-garde pour les lobbies qui défendent l’intelligence artificielle ?


Lire aussi "L'imposture éthique autour de l'intelligence artificielle"


samedi 6 octobre 2018

L’imposture éthique autour de l’intelligence artificielle


 "Nous sommes aujourd'hui dans le règne non pas exactement de l'intelligence, mais de l'intelligence outil." Cliquez ici pour la suite de la citation d'Armand Robin.


La propagande de l’intelligence artificielle va bon train. Son allure va même à fulgurante vitesse, l’IA est sur toutes les lèvres, nous dit-on. Pour se déployer, elle n’a pas besoin de la puissance du calcul algorithmique qui la caractérise, mais de la complicité des médias qui travaillent à la fabrication du consentement.
Le Devoir n’est pas en reste à ce chapitre, nous accablant dans son édition du 22-23 septembre d’un cahier spécial qui, sans un esprit critique digne de ce nom, nous présente quasiment cette technologie comme l’entrée du Messie dans l’âge adulte : les miracles déferleront jusqu’à ce qu’on en ait fini avec l’inaptitude humaine, entrave à la fluidité des marchés et à la croissance illimitée du savoir comme de la productivité.
Le clergé de l’IA veut  révolutionner notre rapport au monde par l’apprentissage profond et renforcé. La voiture Google, si je peux me permettre un raccourci qu’on jugera sans doute réducteur, en contiendrait les prémices: aller vite, sans accident et sans dévier d’un parcours programmé, éventuellement programmé par d’autres machines. Quel parcours? Ils seraient infinis; les accidents aussi, peut-on imaginer. Il faudrait  interroger l’inconscient des machines pour avoir une idée des cauchemars qui pointent à l’horizon, mais il subsiste un dogme, un Veau d’Or que le clergé de l’IA vénère avec une piété de fondamentaliste, c’est le dépassement de  tous les seuils : économique, biologique, cognitif et anthropologique. Et ce dogme de l’illimitation, contrairement à ce que prétendent  les éthiciens-experts de l’IA, s’accomplit vraisemblablement « au péril de l’humain », pour reprendre le titre du dernier ouvrage du biologiste Jacques Testart (2018).
Ce péril, les créatifs en capital de risque l’ont déjà allègrement écarté, comme le rappelle Éric Sadin dans La Silicolonisation du monde (2016). Ceux-ci ont bien compris que le meilleur moyen de créer ou d’augmenter la productivité « consiste à se débarrasser des humains » (p. 101). L’IA, grâce au deep learning, leur facilite la tâche. Essayer d’insuffler de l’éthique dans cette mentalité, c’est comme vouloir transvaser la mer dans un trou creusé sur la plage avec une cuillère.

J’entends les grands prêtres de ce sacerdoce progressiste, les Jocelyn Maclure et Yoshua Bengio,  protester qu’ils travaillent au contraire à ce que le développement de cette technologie de « très haut calibre »  ‒ calibre comme dans canon ‒ se fasse de manière responsable, éthique… À la manière des « fonds éthiques » ?... Du « développement durable »?... On pourrait citer des pages entières montrant que ces notions sont des dispositifs idéologiques servant à dissimuler des pratiques iniques, qu’ils fonctionnent plutôt comme d’efficaces anesthésiants de l’intelligence, du sens  moral et politique.
Pour se convaincre de l’imposture du discours éthique autour de l’IA, il suffit de consulter la liste des  principaux acteurs de cette passion triste: Apple, Amazon, Facebook, Google, Microsoft, Netflix, Samsung, bref, la fabuleuse Silicon Valley. La plupart de ces multinationales font face à des condamnations se chiffrant en milliards, condamnations qui devraient suffire à démontrer que l’absence d’éthique est leur seule éthique. Amazon coiffe ses consœurs au poteau des bénéfices en supprimant le personnel et en vampirisant les marchés locaux : des économies, des communautés, des santés mentales sont fragilisées sinon détruites. Amazon est le modèle d’affaires par excellence carburant à l’IA.

L’IA est en fait un puissant coup d’accélérateur à l’accumulation de profits, tout en obtenant des fonds publics pour la recherche sous couvert éthique. Sa logique est radicalement opposée à toute pensée écologique et humaniste. « Dans les faits, écrit Éric Sabin, il s’agit là d’un nihilisme technologique et d’un antihumanisme radical » (p. 30). Il est éclairant de connaître la généalogie de l’esprit qui anime la Silicon Valley pour bien saisir sa nature. Trois courants idéologiques, a priori hétérogènes, convergent : la contre-culture, l’armée et l’esprit d’entreprise. De cette rencontre émergea « une figure d’un nouveau genre, l’ ‘’entrepreneur-libertaire’’, s’opposant à l’autorité et aux normes, seulement mû par son ‘’inspiration prémonitoire’’ porteuse d’un horizon salvateur » (p. 56). La force de ce nouveau héros asocial et à la psychologie souvent morbide, qui revendique individualisme, contestation et technoromantisme, s’apparente aux superhéros de Marvel, écrit Sabin. Comme lui, il apparaît dans l’imaginaire libéral libertaire comme le seul à porter les espoirs de l’humanité. Hors la volonté de puissance guerrière dirigée contre des forces du mal improbables, point de salut.

L’idéologie qui sous-tend l’IA est à l’opposé d’un espoir pour l’humanité, car il la met en péril, ce que le discours éthique écarte d’emblée. Comme le dit la journaliste et boursière du National Geographic, Ari Beser, à propos des découvertes d’Einstein conduisant à la bombe atomique, « [l]a révolution scientifique qu’était la fission atomique exigeait une révolution éthique et une morale ». Or non seulement cette révolution n’a pas eu lieu, mais le développement du technocapitalisme nous en éloigne chaque jour. Du reste, si cette morale était apparue et qu’elle était ancrée dans nos fragiles institutions démocratiques, on ne songerait même pas aujourd’hui à l’IA ou, du moins, elle  n’occuperait pas la place hégémonique qui est aujourd’hui la sienne.

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Texte associé:   L'intelligence artificielle, voie royale de l'eugénisme
Ce texte est repris et augmenté dans mon essai, Mauvaise foi, sur ce que j'appelle la religion du progrès.