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dimanche 18 octobre 2020

Kamel Daoud: "il faut démanteler l'islamisme"


                                                      Leçon de démocratie

 

 

Comme les précédents, les attentats de Barcelone et de Cambrils m’éloignent d’une histoire où, une fois les bougies éteintes et les petits cœurs rangés, tout le monde fait comme si rien n’avait eu lieu ‒ et comment faire autrement? ‒ et comme si ces tueurs n’étaient pas une conséquence désastreuse de ce que nous sommes, de ce que nous vivons.  (Philippe Lançon, Le lambeau, 2018, p. 191)

 

... si une chose existe quelque part, elle existera n'importe où.

    Czeslaw Milosz, La pensée captive, cité par Simon Leys.

 


 

À l'émission France culture, Kamel Daoud réagit à la décapitation de Samuel Paty, un enseignant d'histoire et de géographie d'un lycée de la banlieue parisienne par un djihadiste. Cliquez ici pour écouter l'émission. 

Ce crime ignoble est en lien avec les fameuses caricatures publiées par Charlie Hebdo en 2015 et qui ont entraîné le massacre d'une partie importante de l'équipe de rédaction. Ce massacre avait suscité une compagne de protestation à travers le monde, mais souvent accompagnée de "Je suis Charlie, mais..."

Mais quoi? Mais ils sont allés trop loin? Il leur est arrivé ce qu'ils méritaient?  Des journalistes, dont Jean-François Nadeau du Devoir, ont même laissé entendre que caricaturer les "barbus" était une bonne façon de renflouer les coffres de la revue...Voici ce que j'écrivais en 2015 dans ma page Web intitulée La contamination des mots

"Au Québec, le chroniqueur du Devoir Jean-François Nadeau réussit quant à lui le tour de force de célébrer le courage et le talent des caricaturistes de Charlie Hebdo tout en mettant en lumière ce qui aurait été une tendance lourde à l'islamophobie de la revue. Plus grave encore, cette islamophobie aurait été motivée par des soucis financiers, le besoin d'augmenter les revenus:

Ces dernières années, il faut savoir que les ventes de Charlie remontaient au-dessus de la ligne de flottaison dès lors que ce journal satirique se lançait dans la critique rageuse des fous de dieu, en particulier ceux de l'islam. Une certaine islamophobie de service s'était en conséquence emparée du journal qui produisait désormais à la chaîne des gags de plus en plus lourds en cette matière.
La dénonciation des barbus radicaux prit une telle place dans ces pages que cela donnait parfois l'impression d'un fâcheux radotage, même placé sous couvert de l'humour ravageur et irrévérencieux. Ce pilonnage obsessionnel, livré souvent au nom d'acrobaties intellectuelles douteuses devenait franchement embarrassant d'imbécillité. Non, Charlie n'était pas qu'amour et poésie. Du coup, on oubliait quelquefois le talent immense et l'esprit unique de plusieurs collaborateurs affairés pourtant à traiter avec doigté d'autres sujets que celui-là.
(Le Devoir, 8 janvier 2015)


Pas qu’amour et poésie Charlie, on s’en doute un peu, bien que l’amour et la poésie s’expriment d’abord en des termes qui ne sont pas les canons du poétique et du beau. Lecteur d’Arthur Cravan, M. Nadeau le sait bien: « Les abrutis ne voient le beau que dans les belles choses », disait Cravan. Mais l’accusation d'opportunisme, même sur le mode de la rigueur journalistique, de la liberté d’expression, me semble infiniment plus grave que celle du dérapage éditorial.

Alors comment concilier opportunisme, imbécillité, gags islamophobes à la chaîne et immense talent, intelligence, courage et… amitié? Car M. Nadeau affirme avoir connu des moments d'amitié inoubliables avec Charb. « Inoubliables » relevant ici de la sphère privée. Et cette éternité n'appartient plus qu'au vivant de l'auteur, puisque Charb a rencontré des balles signées Allah. Or ces balles, comme le rappelle sa compagne en entrevue, lui étaient intimement adressées, à cause de ses dessins contre les islamistes intégristes. Ces balles ne sont pas un fantasme, une illusion.

M. Nadeau a également évoqué son amitié sur les ondes de Radio-Canada pour rejeter du même souffle, et fermement, le human interest qu’une telle déclaration à la TV, et dans de telles circonstances, ne pouvait que susciter. Il ne fait pas dans la flagornerie, Jean-François Nadeau, mais on peut poser les questions que ne soulève pas son touchant témoignage:

Se pourrait-il, par exemple, que la rédaction de la revue ait eu d'autres motivations que la survie de la revue pour multiplier les gags?
 

Se pourrait-il qu’elle réagissait, par les dessins, aux menaces de mort bien réelles que les journalistes recevaient?
 

Se pourrait-il que les journalistes de Charlie Hebdo se fiaient à leur immense talent, comme le répète Nadeau, à leur capacité à décoder la réalité?
 

Se pourrait-il que leur humour féroce ne relevait pas de l’islamophobie, mais plutôt d’un sens de la réalité et du courage, que n’arrêtait pas la rectitude politique?
 

Se pourrait-il enfin que Jean-François Nadeau soit quelque peu empêtré dans ses opinions à ce sujet, par crainte de paraître islamophobe? L’amitié peut être une chose difficile à gérer, de même que la distinction entre dénonciation de l’extrémisme et islamophobie. On connait bien ce phénomène au Québec. Surtout chez les nationalistes repentis, qui ont toujours peur de paraître xénophobes, racistes, repliés sur eux-mêmes. C’est d’ailleurs une crainte légitime, mais qui peut être extrêmement insidieuse.

Bref, on sort perplexe de la chronique de Jean-François Nadeau, avec l'impression qu’il jongle avec un fer brûlant, qu'il dit une chose et son contraire. Cette hésitation, cette ambivalence plutôt, nous ramène évidemment au fameux débat sur la charte de la laïcité au Québec, où la question de l'islamophobie a joué à plein, enchevêtrée maladroitement au discours nationaliste débile du Parti québécois.


Dimanche, 11 janvier 2015, jour de grand rassemblement place de la République à Paris"

 Et Jean-François Nadeau est loin d'être le seul intellectuel à tergiverser sur cette question.  Le philosophe Pierre Mouterde s'était lui-même fendu d'un "Oui mais..." dans une lettre adressée au Devoir

Il faut dire qu'à l'époque, il était éminence grise de Québec solidaire, dont les positions identitaires sont pour le moins douteuses, positions permettant à la formation politique énormément de complaisance avec la mouvance islamiste et multiculturaliste en général.  Le plus comique, c'est que Mouterde a publié en 2019 un essai sur la rectitude politique. Je précise : un livre politiquement correct sur la rectitude politique.

 

C'est bien cette mentalité que dénonce notamment Kamel Daoud à France culture, mentalité qui est également à la source de la censure du langage qui sévit dans les universités et les médias. Cela va bien au-delà du refus de prononcer le mot "nègre". Le "N-Word" me fait penser aux "mauvais mots" que mon fils, quand il était à la garderie, apprenait avec ses petits amis à ne pas dire. Encore doit-on préciser que la garderie faisait son travail en montrant aux enfants qu'on ne peut pas dire tout ce qui nous passe par la tête, que l'usage de la parole a aussi des limites.  Nos sociétés sont exposées aujourd'hui à un peu plus d'infantilisation et d'innocence en interdisant, ou en imposant, un certain usage du langage pour satisfaire aux exigences de groupes d'intérêts.

Après la néoféminisation du langage, qui n'améliore en rien la situation des femmes, voici la racialisation du langage qui n'améliore en rien la situation des minorités. Au contraire, elle les enferme dans leur origine ethnique, ce qui est le fondement même du racisme. Et c'est ne rien dire des conséquences funestes qu'une telle censure exerce sur le langage, donc sur la pensée et l'honnêteté intellectuelle. Cette censure relève de l'imposture et de l'hypocrisie. Qui au juste revendique cette censure, et au nom de quoi?

À suivre...



 

mardi 30 juin 2020

James Baldwin et le mauvais rêve américain*

La vérité qui libère les Noirs libérera aussi les Blancs, mais ceux-ci ont du mal à l’accepter (1)
James Baldwin

Cliquez ici pour lire le texte dans L'Encyclopédie de l'Agora

Avant de voir le documentaire que lui consacre Raoul Peck, I’m not your negro (2016), je n’avais jamais entendu parler ni des livres ni de l’engagement de James Baldwin pour les droits civiques. Engagement périlleux, parce qu’il fut le compagnon de route de Medgar Evers, de Malcolm X et de Martin Luther King. Pourtant leur aîné, il est le seul des quatre militants à ne pas avoir été assassiné, alors que son discours antiraciste, ancré dans une critique très sévère de la société américaine, était loin de faire l’unanimité, tant du côté des extrémistes (suprémacistes blancs et séparatistes noirs) que de la gauche libérale oucontre-culturelle dite progressiste
C’est que Baldwin, parce qu’il était écrivain et libre penseur, a très vite su décoder les «rackets» qui se présentaient au garçon brillant et en colère qu’il était; colère ravivée quotidiennement par une pauvreté extrême, mais surtout par le sentiment de ne pas être considérés, lui et les siens, comme des humains. Une humiliation inscrite par quatre cents ans d’histoire dans l’institution, l’imaginaire et le mythe de la toute-puissance blanche étatsunienne. Ce que veut dire l’esclavage: dépossession, soumission, lynchage, torture, meurtre. L’histoire insiste moins sur le fait que l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle ajoute l’hypocrisie à toutes ces horreurs. La déshumanisation sera dorénavant légitimée non seulement par la foi chrétienne et répandue par ses missionnaires, mais également par la science et ses apôtres du progrès affublés de chemise blanche. Or ce refus d’humanité ne peut pas être confondu avec ce que le pouvoir médiatique et politique appelle fallacieusement de nos jours le racisme, bien qu’il en soit la source. Cette confusion est terrible, parce qu’elle banalise ce qu’est le racisme réel et qu’elle empêche de trouver des réponses aux véritables enjeux sociaux qu’elle dissimule dans nos sociétés aujourd’hui. Cet aveuglement ne peut conduire qu’à l’aggravation de la violence ou au cynisme, à une montée aux extrêmes qu’on observe aujourd’hui dans les discours relayés par les médias. Au final, cette confusion produit le racisme, l’exclusion, l’intolérance, le crime, la guerre civile. C’est exactement la leçon de James Baldwin, qui n’a cessé, dans ses écrits et dans son engagement, d’alerter les consciences contre ce qu’il appelle l’innocence, le romantisme et l’irresponsabilité.
Le mot de «racket», c’est Baldwin lui-même qui l’utilise dans un essai qui remonte au début des années 1960, La prochaine fois, le feu. Le terme désigne couramment la criminalité urbaine ordinaire (drogue, prostitution, jeu, marché noir), mais Baldwin en prolonge le sens du côté de l’endoctrinement politico-religieux, chrétien et musulman, du dogmatisme cryptomarxiste ou de l’engouement pour les modes contre-culturelles telle la fausse révolution sexuelle. Le meilleur exemple de cette ambiguïté tient dans ce que l’écrivain rapporte au sujet de comportements durant la période du maccarthysme. Les théories de Wilhelm Reich sur la révolution sexuelle sont alors à la mode, tout comme la psychanalyse et le LSD. Baldwin raconte qu’il arrivait que des psys convainquent leur patient de dénoncer leurs amis communistes afin de s’émanciper, de gagner en croissance personnelle. Il remarque que certains d’entre eux, pour s’absoudre, s’engagèrent plus tard dans le mouvement des droits civiques(2)… On ne saurait mieux décrire les conditions historiques de la rectitude morale et politique qui s’apparente à de la mauvaise ou à de la fausse conscience. Ce sens critique aigu qu’avait Baldwin des motivations idéologiques, appliqué à ceux qui s’autoproclament progressistes, échappe hélas au film de Raoul Peck. Il confère pourtant toute sa radicalité aux analyses de l’écrivain, à sa perspicacité et à son honnêteté intellectuelle.
Pour se faire une idée de la sensibilité intellectuelle et littéraire de Baldwin, on doit savoir qu’il fut pasteur à un âge où son père adoptif, lui-même pasteur, pouvait encore le forcer à porter des culottes courtes. En dépit de son très jeune âge, ses sermons étaient si inspirés que les fidèles d’Harlem accouraient pour les entendre. Vingt ans plus tard, au début des années 1960, il avait abandonné le pastorat et la religion (du moins l’Église) depuis longtemps. Dans la jeune trentaine, il avait déjà connu un long exil en France et son talent littéraire était largement reconnu grâce à la publication de romans autobiographiques et à son engagement pour la défense des droits civiques. Baldwin ne prêchait plus la parole de Dieu dans les églises, mais portait très haut la parole de son peuple. Dans son essai La prochaine fois, le feu, il revient sur son adolescence afin de décrire son entrée dans l’Église chrétienne d’Harlem. Le récit est palpitant et riche en enseignement. Il est remarquable qu’il évoque cette période avec les termes de la séduction criminelle, du racket. Nous ne sommes pas très loin des faux-monnayeurs d’André Gide.
Un jour de la fin des années 1930, il fut présenté à un pasteur, une femme qu’il décrit comme «frappante de beauté et de dignité, dans les traits de laquelle se mêlaient l’Afrique, l’Europe et l’Amérique de l’Indien peau-rouge». Comme cette femme a beaucoup de prestige dans l’univers religieux de Harlem, elle fait une très forte impression sur le jeune Baldwin. En le voyant, elle s’exclame: «À qui appartient ce petit garçon?» Baldwin commente:
«Or cette expression, chose incroyable, était précisément celle qu’employaient les souteneurs et les racketeers [sic] de l’Avenue pour me proposer, avec autant de convoitise que d’ironie, de ‟passer le temps” avec eux […] À Harlem, on trouve toujours preneur. J’eus la chance (en fut-ce une?) de me retrouver dans le ‟racket” religieux au lieu d’un autre et de succomber à une séduction spirituelle bien avant de connaître aucune révélation charnelle. Car quand le pasteur me demanda avec son merveilleux sourire: ‟À qui est ce petit garçon?” mon cœur répondit aussitôt: ‟Mais à vous, bien sûr”(3)
Ce sentiment d’être la propriété de quelqu’un ravive tout le passé d’esclavage des ancêtres de Baldwin. Or cet esclavage peut se présenter paradoxalement sous les traits les plus charmants, les plus insidieux.
Un peu plus loin dans le même essai, Baldwin commente, exactement dans les mêmes termes, sa rencontre avec Elijah Muhammad, le grand leader de la Nation d’islam aux États-Unis. Homme plein de charme et de charisme, il invite Baldwin à se joindre à l’organisation de Chicago en qui il voit déjà un James X au côté de Malcolm. Baldwin écrit: «Et puis il se tourna vers moi avec son merveilleux sourire et me ramena près de vingt-quatre ans en arrière, au moment où cette femme m’avait demandé: ‟À qui est ce petit garçon”(4).» Cette fois-ci, il ne cédera pas à la séduction. Certes, Baldwin milite contre le racisme, mais il n’est pas favorable au séparatisme prôné par les Black Panthers et la Nation d’islam. Il décline donc sans hésiter la proposition d’Elijah. Quand celui-ci lui demande ce qu’il est devenu depuis qu’il a quitté l’Église chrétienne, Baldwin répond en substance qu’il n’est associé à aucun mouvement, qu’il est écrivain et qu’il veut rester libre. Jamais peut-être la vocation d’écrivain n’aura raisonné à un tel point comme l’expression de la liberté dans la vie de James Baldwin.
Outre cette affaire de séduction et de racket, la responsabilité que Baldwin attribue aux progressistes blancs dans le succès de la Nation d’islam et des Black Panthers me semble significative, tellement elle fait figure de leçon politique, de mise en garde contre l’extrémisme:
«Que ce soit dans des discussions publiques ou privées, tous les efforts que j’ai pu faire pour expliquer les origines du mouvement musulman et les raisons de son succès ont été accueillis avec une indifférence révélatrice du peu de rapport qui existe entre les positions apparentes des progressistes et leurs réactions profondes, entre, même, ce qu’ils savent et ce qu’ils sont, révélatrice finalement de leur compétence à parler sur et en faveur du Noir en tant que symbole ou victime, mais de leur incapacité à voir un homme en lui (5)
Ce n’est pas d’aujourd’hui que le discours victimaire porte son lot de bénéfice symbolique sans rien changer à la réalité des victimes.
James Baldwin était donc ce genre d’écrivain de la plus haute exigence littéraire, pouvant révéler quelque chose du monde dans un langage qui ne soit pas univoque ou dogmatique, car au carrefour de la littérature, du religieux et de l’engagement politique. À la limite de la folie sans doute, comme il l’évoque souvent lui-même, de la solitude, du doute; du risque en tout cas de vivre passionnément, de donner et d’aimer, de surmonter la haine même de ce qui peut vous tuer tous les jours, parce que vous êtes Noir, homosexuel, Juif, Irlandais, Amérindien, femme, pauvre: «L’objet de la haine, écrit-il dans «Ici dragons»,   n’est jamais, hélas, situé commodément quelque part à l’extérieur, mais se trouve assis sur vos genoux, bouillonnant dans vos tripes et dictant au cœur des battements. Ignorer ce fait, c’est courir le risque de devenir une imitation – et donc une continuation – des principes qu’on s’imagine mépriser(6).»
C’est la grandeur de James Baldwin de n’être pas devenu «une continuation des principes» du suprémacisme blanc américain, ou son imitation inversée. Il a su démonter les mécanismes sous-jacents à ce racisme fondé sur le déracinement généralisé de la population américaine. Dans un dialogue avec l’anthropologue Margaret Mead, publié sous le titre Le racisme en question, Baldwin écrit: «Nous sommes tous des exilés». Ce à quoi Mead répond: «Oui, nous sommes tous en exil, personne n’a encore trouvé sa place sur terre(7).» C’est le mythe d’infaillibilité de l’Amérique, de sa mélodie du bonheur, qui se trouve ici dévoilé: ce mythe blanc dissimule, selon Baldwin, une peur effroyable de vivre, une apathie émotionnelle et morale monstrueuse, qui s’incarne dans l’obsession du pouvoir, mais aussi dans l’idéal aberrant de pureté et d’innocence qui caractérise la société américaine, idéal qui produit un sentimentalisme exacerbé tout en entretenant une ignorance sur soi autant que sur sa propre société. James Baldwin ne cessera pourtant jamais de se revendiquer américain, persuadé que la richesse éventuelle de ce pays passe par la mixité, la collaboration, la reconnaissance réciproque par-delà la couleur de la peau. Il ne cherchait pas à désigner des coupables à l’histoire de l’esclavage, mais des individus et des institutions responsables dans la société qui est la nôtre: «Si nous sommes ce que les circonstances font de nous, nous sommes, aussi, ce que nous faisons de nos circonstances. C’est là peut-être la clé de l’histoire, puisque nous sommes l’histoire (8)…»
Cette conception de l’histoire avancée par Baldwin trouve un écho dans la conclusion au documentaire Les routes de l’esclavage. L’historien Vincent Brown, de l’Université Harvard, affirme en effet qu’
«[on] aura vraiment progressé le jour où on reconnaîtra tous l’esclavage comme faisant partie de notre histoire commune. L’histoire de l’esclavage n’est pas l’histoire de Noirs ni juste celle de la colonisation blanche. L’histoire de l’inégalité des hommes est notre héritage à tous, que nous devons tous combattre. Les Blancs ne doivent pas se considérer uniquement comme des descendants des propriétaires d’esclaves, mais aussi comme des descendants d’esclaves, les Noirs comme des descendants de propriétaires d’esclaves. On doit considérer qu’on a hérité des structures fondamentales de ces sociétés. Ce qu’on a fait de ces inégalités dépend entièrement de nous. C’est ce qui peut vraiment nous aider à aller de l’avant en tant que société (9)
On pourrait faire tenir toute la pensée sensible de James Baldwin dans un passage magnifique de La prochaine fois, le feu, où il tente de définir l’amour, le souffle spirituel même de sa pensée: 
«J’emploie le mot amour ici non pas seulement au sens personnel mais dans celui d’une manière d’être, ou d’un état de grâce, non pas dans l’infantile sens américain d’être rendu heureux mais dans l’austère sens universel de quête, d’audace, de progrès. C’est donc là ma thèse que les tensions raciales qui menacent aujourd’hui les Américains ne peuvent s’expliquer par une profonde antipathie – en fait bien au contraire – et que les couleurs de peau n’y jouent qu’un rôle symbolique. Ces tensions ont leurs racines dans ces mêmes profondeurs d’où jaillissent l’amour, ou le crime. Les craintes ou les aspirations personnelles de l’homme blanc – secrètes pour lui et inexplicables – il les projette sur le Noir. Il ne saurait se libérer du pouvoir tyrannique que le Noir exerce sur lui qu’en consentant pratiquement à être noir lui-même, à devenir partie de cette nation dansante et souffrante qu’aujourd’hui il observe pensivement des hauteurs de sa puissance solitaire et que, armé de chèques de voyage spirituels, il visite furtivement une fois la nuit tombée (10)
L’œuvre de James Baldwin est à rapprocher de celle de Pier Paolo Pasolini par la rage, l’amour et l’acuité du regard qu’elle porte sur notre société, qui croit échapper à sa douleur en s’enfonçant dans l’hédonisme de consommation, qui tend à détruire ce qu’il y a de meilleur dans la culture, de vivant. Cette œuvre devrait être rendue beaucoup plus accessible qu’elle ne l’est. Je pense notamment à l’essai La prochaine fois, le feu, mais aussi au dialogue avec la grande anthropologue américaine, Margaret Mead, Le racisme en question. Ce livre devrait être réédité d’urgence, tellement le sujet abordé demeure brûlant d’actualité. On y découvre que les vérités de chacun, sans être universelles, peuvent au moins être discutées, même dans le conflit et le malentendu. Paradoxalement, c’est peut-être par la nuance qu’on parviendra à effectuer les changements les plus radicaux, à moins que le véritable changement soit de conserver le monde tel qu’il est (mais comment est-il? Peut-on encore le reconnaître?), dans cette manière d’être évoquée plus haut par Baldwin, c’est-à-dire «dans l’austère sens universel de quête, d’audace, de progrès», ce qu’il appelle l’amour. C’est encore ce que semble exprimer James Baldwin quand il dit à Margaret Mead qu’«on peut me considérer comme conservateur si on tient compte de ce que je juge précieux (11)". 
Et c’est ici qu’on découvre que ce qu’on dénonce de nos jours sous le terme d’appropriation culturelle est peut-être davantage un problème de déculturation, ou d’acculturation, qui frappe l’ensemble de la société. Déculturation qui a pour conséquence le déclin de la parole publique (Lasch) et de la passion pour le monde (Arendt). On oublie que c’est au nom du progrès et de la civilisation qu’on a aboli l’esclavage au XVIIIe siècle, mais pour donner une explication scientifique à l’infériorité des Noirs, voire leur désir de soumission aux Blancs, eux-mêmes contraints de les dominer. Les grand empires occidentaux étaient ainsi justifiés de coloniser l’Afrique et de substituer le travail forcé à l’esclavage. Au nom de la civilisation et du progrès, on faisait disparaître l’humanité de tout un continent. Et comme le disait Baldwin, l’homme blanc faisait en même temps disparaître sa propre humanité, mais sans s’en rendre compte.
Les films et les spectacles qui prétendent réconcilier les peuples et les cultures, réparer les torts, réussissent seulement, plus souvent qu’autrement, à neutraliser l’histoire et à chanter les louanges du progrès. L’idéologie progressiste n’est en tout cas jamais remise en question. Le discours de ces productions édifie la société actuelle et laisse généralement entendre ce qu’une minorité veut entendre, alors que la majorité hausse les épaules d’impuissance ou d’indifférence: nos sociétés sont bien meilleures qu’avant, nous avons gagné en civilité, continuons, allons de l’avant, le meilleur est devant, courons-y vite! Et la déculturation de suivre son cours, de progresser.
Il n’est pas facile de mettre le doigt sur ce que dissimule exactement ce discours édifiant. Ces «grandes œuvres» commémoratives font appel à des mises en scène à la fine pointe de la technologie. Or celles-ci tendent à faire disparaître le réel en donnant l’illusion de le faire apparaître. Je parle ici de technologie, pas des arts et des techniques littéraires de la scène ou du cinéma. C’est d’ailleurs l’argument qu’a d’abord fait valoir Robert Lepage aux représentants autochtones qui demandaient de jouer dans la production du Théâtre du Soleil, Kanata, pour des raisons d’équité et de représentativité. Nous avons intégré à la mise en scène des images enregistrées de témoins autochtones, a-t-il dit. Cette présence virtuelle compenserait leur absence réelle. Il me vient en mémoire que c’est aussi le but du fameux spectacle de réalité virtuelle qu’il signait avec Alberto Manguel, La bibliothèque la nuit. On peut affirmer que Robert Lepage est un maître reconnu mondialement de ce genre de mise en scène. Sa compagnie ne s’appelle pas Ex machina pour rien.
Je suis frappé par le fait que ceux qui demandent de faire partie des distributions dramatiques ne s’interrogent pas sur les œuvres elles-mêmes, sur leur composition. Certains vont jusqu’à réclamer leur disparition pure et simple de la programmation. C’est à croire que la censure et la virtualité sont les deux faces d’un même désir de disparaître, que porte en creux la religion du progrès.
James Baldwin, qui était particulièrement sensible au racisme et à la déshumanisation qu’il induit, à la déculturation du monde aussi, est décédé il y a un peu plus de 30 ans, le 1er décembre 1987, dans sa maison de Saint-Paul-de-Vence, en France, à l’âge de 63 ans.



1-James Baldwin, Chassés de la lumière 1967-1971 (paru sous le titre No name in the street en 1972), Ypfilon éditeur, 2015, p. 129.
2- "Ici dragons" dans Retour dans l'oeil du cyclone, Christian Bourgois, 2015, p. 203.
3- La prochaine fois, le feu, op.cit. p. 37.
4-Ibidem, p. 90.
5- Ibidem, p. 81.
6- « Ici dragons », op. cit.  p. 206.
7- James Baldwin et Margaret Mead, Le racisme en question, Calmann-Lévy, 1972, p. 102-103
8- Retour dans l’œil du cyclone, p. 164.
9- Les routes de l’esclavage, documentaire en quatre épisodes de Daniel Cattier, Juan Gélas et Fanny Glissant, France, 2018, 208 minutes.
10- La prochaine fois, le feu, p. 138-139.
11- Le racisme en question, op.cit. p. 210


* Ce texte est paru en 2018 dans Mauvaise foi. Essai sur la religion du progrès, Éditions Somme toute.