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jeudi 13 février 2025

Lecture des "Racines de la liberté. Réflexions à partir de l'anarchisme tory"

 

Pour une critique radicale du capitalisme

Les racines de la liberté, de Gilles Labelle, Éric Martin et Stéphane Vibert

 

 


 

Les directeurs de l’ouvrage semblent avoir pris au mot l’appel lancé par le philosophe français Jean-Claude Michéa à la toute fin de son livre Orwell, anarchiste tory (Climats, 2000) : « À nous de rendre à son idée d’un "anarchisme tory" la place philosophique qui lui revient dans les différents combats de la nouvelle Résistance. » Dix ans plus tard, en 2010 donc, un colloque était organisé à l’Université d’Ottawa sur la portée philosophique de la fameuse expression. L’ouvrage ne se présente cependant pas comme les actes du colloque puisque la moitié des contributions n’y avaient pas été présentées, plus un très long entretien avec Michéa sous la forme de dix questions qui lui sont posées, entretien introduit par un texte substantiel de Stéphane Vibert, « De George Orwell à Jean-Claude Michéa ».

Sortir de la religion du Progrès

Ces deux auteurs occupent donc une place déterminante sur une notion qui, l’introduction le rappelle d’entrée de jeu, a tout de l’oxymoron, d’une contradiction dans les termes. Il s’agirait même d’une boutade. Reste à voir ce que signifie aujourd’hui cette « boutade » lancée par Orwell pour provoquer les intellectuels de la gauche et de l’extrême gauche de son temps, brouiller la doxa progressiste et son esprit de sérieux (rien n’est plus sérieux que le Progrès), et voir aussi quelle place philosophique lui revient « dans les différents combats de la nouvelle Résistance ». Et quelle Résistance ? Ne s’agit-il pas toujours pour les intellectuels de gauche de résister au pouvoir, à la société envahissante, d’éclairer, de guider le peuple, de l’émanciper des forces obscures, irrationnelles, rétrogrades ? Ne s’agit-il pas toujours de faire table rase d’un passé obscène pour lui faire prendre le train du Progrès, de la Modernité, des idées neuves et des mœurs renouvelés ?

C’est exactement ce que combattait Orwell, qu’il appelait « la religion du progrès ». Militant socialiste et antifasciste, journaliste, écrivain politique, chroniqueur de la dèche et romancier du totalitarisme, il considérait que la propagande de la gauche faisait trop souvent obstacle à l’instauration d’un socialisme démocratique, synonyme pour lui d’une société décente, fondée sur ce qu’il appelait la common decency, la décence ordinaire des couches populaires. En d’autres mots, Orwell considérait que les intellectuels de gauche, généralement issus des classes moyennes supérieures et formés dans les universités, plutôt que d’être des révolutionnaires, des résistants au fascisme, au stalinisme ou au capitalisme, toujours fascinés par l’idéologie du progrès, en étaient les agents plus ou moins conscients. Orwell était lui-même un intellectuel issu de cette classe privilégiée, mais doué d’un sens de l’autocritique et de l’autodérision peu commun. Sa critique ne visait donc pas le travail intellectuel comme tel, encore moins la création littéraire, mais une certaine classe d’intellectuels ambitieux, soucieux de distinction et d’avancement dans le parti, l’administration, l’université, l’entreprise ou l’État. Mais plus encore qu’une critique des intellectuels serviles et dogmatiques, Orwell croyait qu’une société juste et égalitaire ne peut s’ériger par le haut. Elle doit se fonder sur des bases démocratiques et sur un certain fond anthropologique commun, une sensibilité commune, un sens commun plutôt, que sur des concepts, des dogmes et des leaders charismatiques. C’est ce que signifie en gros l’idée d’anarchisme tory, à laquelle répond symétriquement le titre de l’ouvrage : les racines de la liberté.

L’idée centrale du collectif est portée par la nécessité de penser la liberté autrement qu’à partir des axiomes de l’idéologie libérale : une liberté abstraite qui, pour des raisons historiques, opposent d’emblée l’individu à la société. Une idée de la liberté fondée sur le culte du progrès, de la scienticité, de la raison raisonnante. Une liberté apparaissant comme un donné naturel, sans ancrage dans des traditions philosophiques, sans racines anthropologiques. C’est ce que Michéa désigne comme « la clef de voûte de la métaphysique libérale et de tous développements "postmodernes" » : la neutralité axiologique à l’origine du relativisme culturel triomphant, « l’idée que chacun a sa propre morale ».

Les auteurs de l’introduction avancent que cette conception de la liberté abstraite n’est pas le monopole de ce qu’on appelle habituellement la droite, qu’elle inspire aussi ce qu’ils désignent comme « la nouvelle gauche ». Dans son analyse de la civilisation libérale, Michéa soutient que cette gauche sévit depuis l’affaire Dreyfus. Très excitée par le progrès sous toutes ses formes, elle serait d’ailleurs plus près de la pensée libérale que d’un projet socialiste, démocratique, anticapitaliste. Selon le philosophe de Montpellier, elle s’est même complètement détournée de ce projet révolutionnaire, se faisant l’avant-garde des nouvelles exigences du capitalisme mondialisé : la lutte sans nuance contre toutes les exclusions, la revendication sans fin des droits privés, la transgression de toutes limites, etc. Inutile de dire que Michéa ne fait pas l’unanimité parmi les intellectuels abrités sous le signifiant « gauche ».

Outre Orwell et Michéa sont présentés des auteurs comme Karl Marx (Maxime Ouellette), Cornelius Castoriadis (Stephane Vibert), Hannah Arendt (Benoît Coutu), Michel Freitag (Éric Martin), Simone Weil (Minh Quang Nguyen), Christopher Lasch (Pierre Prades), Pier Paolo Pasolini (Julie Paquette), Jacques Lavigne, philosophe québécois peu connu qui écrivait dans les années 60 (Gilles Labelle), et Gershom Sholem (Julia David). Rémi de Villeneuve se penche sur le pervertissement du sens commun par la technoscience et, au cœur de ce programme extrêmement dense, on y croise des penseurs aussi essentiels à la réflexion sur la dialectique de l’ancien et du moderne que Jacques Ellul, Günther Anders, Guy Debord, etc.

Tous les penseurs, militants et écrivains ici rassemblés ont en commun d’avoir pensé et agi contre les dogmes de l’époque. Il est vrai que le marxisme fut radicalement mis en question, notamment par Castoriadis, sur cette question du progrès et d’un sens à l’histoire, mais la présentation qu’en fait M. Ouellette tend à nuancer cette vision qu’aurait eue Marx du progrès. Cela dit, Ouellette fait une proposition pour le moins étonnante en suggérant de substituer à la notion d’anarchisme tory, douteuse à ses yeux, celle d’« anti-modernisme émancipateur ». Ce serait, me semble-t-il, vider toute la charge polémique contenue dans la boutade d’Orwell, et retomber dans la rectitude conceptuelle qu’il dénonçait. Quoi qu’il en soit, Marx demeure un auteur de première importance, surtout relu à la lumière marxienne plutôt que marxiste.

Un terreau à cultiver

Les auteurs rassemblés ici ont apporté une contribution majeure au rôle de l’éducation, de la tradition philosophique critique, de la culture populaire dans la formation de l’autonomie des individus et des sociétés, qui constitue ce que Michel Freitag appelait l’« humanitude », très proche en somme de la conception de la culture d’Arendt, du rôle essentiel de l’entre-deux, du monde commun sans lequel l’humanité n’existe pas. Et c’est ce que fait valoir l’ouvrage : un autre versant de la modernité conçoit la liberté ou l’autonomie selon des critères d’attachement plutôt que d’arrachement, de responsabilité à l’égard d’autrui et du monde plutôt que d’opportunisme ou de transgression de tous les liens rattachant l’individu au monde commun, à la société.

Pour des raisons écologiques et anthropologiques évidentes, il y a urgence à redonner des racines à la liberté (aux individus et aux sociétés), à renouer avec ce qui, dans la tradition, se soucie de préserver le monde plutôt que de le vouer à la transformation compulsive destinée à enrichir une minorité tout en aliénant la majorité. Comme le disait l’auteur de L’obsolescence de l’homme, Günther Anders cité par Éric Martin, il ne s’agit plus de changer le monde, mais de le conserver.

Les racines de la liberté est un ouvrage de philosophie politique de première importance, bien qu’il reste théorique, universitaire. Sauf le texte de Gilles Labelle qui soulève des questions essentielles touchant la Révolution tranquille et un certain esprit de transgression convenu qui sévissait à Parti pris, aucun enjeu social concret n’est jamais abordé concrètement (diversité ou égalité, laïcité, démocratie étudiante, la revendication de droits, etc.). La liberté pour en faire quoi, demandait Sartre. Quand on songe aux combats que menaient, parfois physiquement, les Orwell, Castoriadis, Lasch, Weil, Pasolini, Sholem, à la polémique qu’Arendt a soulevée avec sa notion de banalité du mal, à celle que mène Michéa, à la créativité de Freitag, à la solitude de Lavigne, on ne peut qu’espérer une suite plus concrète à ces Racines de la liberté, question de les sortir du laboratoire pour les planter là où elles porteront fruits.

 

Texte publié dans la revue À Bâbord ! en 2015 : https://www.ababord.org/

mardi 11 février 2025

Mauvaise foi. Essai sur la religion du progrès : avant-propos, conclusion, table des matières

 

 Pour Léo. Pour Jocelyne et Hugo aussi.

 

La loi qui force à changer, à progresser ou à régresser,

 s’épanouir puis se flétrir, on se cramponnera et on la violera, 

on ne se soumettra pas.  

Réjean Ducharme



   

 

                                                         Avant-propos

Peut-on s’étonner de trouver une passion pour le monde dans un livre intitulé Mauvaise foi? Non, si l’on considère que la religion du progrès nous enferme en nous-mêmes et nous retire la possibilité d’agir pour le monde ou de se passionner pour lui.

    Je parle dans cet essai de progrès technique, mais aussi culturel, de ce qu’on appelle l’évolution des mœurs. Or celle-ci accompagne le progrès technique comme son ombre, contribue à ériger le sentiment de fatalité au cœur même du discours sur le progrès, de son logos, de sa technologie: les choses ne pouvaient pas, ne peuvent pas et ne pourront pas aller autrement. La preuve: c’est entré dans les mœurs. Et, tout le monde le sait d’instinct, la jeunesse, du moins occidentale, est un adjuvant important de la religion du progrès, même quand elle feint de se rebeller contre elle. En général, sa rébellion revendique des nouveautés, des mises à niveau. C’est d’ailleurs ce qui rend si difficile la critique de cette religion: tout le monde a été jeune et fasciné par le progrès de son temps. Alors toute nouvelle avancée technique et sociale n’est-elle pas une promesse sympathique de rajeunissement, de jeunesse éternelle? Forever Young! Quel beau rêve! Vraiment? Rien n’est moins sûr. Penser et agir autrement est une faute antiprogressiste, un péché qui peut amener l’exclusion: être jeté en dehors du «train» du progrès, être condamné à regarder le train passer ou à se faire broyer par lui.

    Le progrès est donc sacré et c’est bien ce qui en fait une religion. Pourtant, le sentiment du mystérieux et du sacré entraînait jadis des limites, contrairement à la religion du progrès qui fonctionne sur la transgression obsessionnelle de la limite. Et en refusant la limite, qui était sacrée, c’est bien le mystère du monde qu’elle viole, en affirmant que c’est pour mieux en dévoiler l’étendue et la beauté mystérieuse.

    La religion du progrès sacralise donc l’absence de limite, sa transgression, sur les plans scientifique, technique et culturel. S’il est vrai que la limite, l’autolimitation, est le sens même de la liberté, pour les individus comme pour les collectivités, il faut bien reconnaître que notre monde est absolument aliéné. L’absence de limite est même suicidaire: si vous ne savez pas où mettre la limite, quand lever le pied, vous vous exposez à de graves accidents. À l’échelle de la collectivité, c’est le jugement politique qui est en cause, puisque la limite est toujours arbitraire. Où la placer? Qui en décidera? Au nom de quoi et de qui? C’est la démocratie qui est ici en cause: le jugement moral et le jugement politique. Jamais le monde n’a paru plus excessif et plus suicidaire qu’aujourd’hui. Depuis longtemps déjà, on parle de la fin de la politique, de la haine et du mépris de la parole publique. En revanche, jamais le monde – par la voix des médias, s’entend ‒ n’a semblé se soucier autant de lui-même, de son environnement: jamais son eschatologie érigée sur l’intelligence et la bonté ‒ artificielle? ‒ n’a paru plus pure, plus prometteuse. Il est vrai que le progrès ne va pas sans contradiction, mais ce n’est qu’une affaire de temps. Les ratés du progrès, ses conflits, que cristallise l’opposition fallacieuse entre progressistes libéraux et conservateurs, font même partie de sa croissance.

    La Terre est rendue au bout de ses ressources, ne cesse-t-on de répéter, et je crois les savants du désastre quand ils me disent que nos sociétés sont à quelques décennies de l’effondrement environnemental et social. Des peuples entiers sont contraints de migrer pour des raisons qui nous sont rendues de plus en plus obscures, et plus claires à la fois: c’est la faute de l’Occident, qui a inventé le capitalisme et l’idéologie du progrès. Ce qui est vrai. Ce qu’on oublie de rappeler, afin de nuancer ce grand besoin d’absolution mortifère, de haine de soi suicidaire, c’est que le désir de puissance, de pouvoir et de domination apparaît, lui, en amont du capitalisme et de l’idéologie du progrès, et que ce désir n’appartient pas en exclusivité aux Occidentaux, même s’ils l’ont aggravé depuis l’invention de la religion du progrès. Ce désir de domination, comme l’ethnocentrisme d’ailleurs, est même l’un des sentiments les mieux partagés par tous les peuples de la terre. Il rencontre aussi partout, chez tous les peuples, des innocents comme des objecteurs de conscience. Qu’à cela ne tienne. La faute aura donc ses héritiers, nous préviennent d’innombrables groupes d’intérêt qui s’annoncent parmi ses victimes. Malheur à ceux qui n’ont ni le temps ni le chic rebelle pour s’inventer des droits qui les mettront à l’abri du terrible progrès qui vient, du grand remboursement. Le problème, encore une fois, c’est que ce remboursement n’ira pas à qui de droit. On connaît l’astuce des sorciers de la dette, périodiquement mise à niveau, comme les ordinateurs dopés à l’intelligence artificielle et aux réseaux sociaux. Alphonse Allais résumait l’essentiel de Karl Marx en une bonne blague: «Faisons payer les pauvres. Ils n’ont pas beaucoup d’argent, mais il y a beaucoup de pauvres.» Ce transfert de dette, cette arnaque, fonctionne non seulement financièrement, mais symboliquement aussi.

    Progrès et croissance ‒ économique ‒ marchent ensemble. Le progrès se paie et s’achète. Et ceux qui ne peuvent pas se l’acheter le paieront plus cher encore. Malheur à qui la maison, la ville, la vie sont construites sur les rails du progrès: le feu s’abat déjà sur lui et sur sa communauté. Et comme cette religion, dans son fantasme de totalité et d’absolu, relie tout le monde et toute représentation dans l’imaginaire d’abord, le langage annonce le chemin qui s’ouvre et se referme. Entendre le langage de la religion du progrès demande donc, il est vrai, une bonne dose de mauvaise foi, c’est-à-dire le sentiment que les choses pourraient aller autrement. La décroissance sera conviviale ou brutale; je ne parierais pas sur le convivial.

    La mauvaise foi s’attache d’abord à ce qui nous façonne et nous tyrannise de l’intérieur, d’autant plus que cette tyrannie croît sur ses plaisirs et délices. Le chantage est redoutablement efficace, car il fonctionne en quelque sorte, plus ou moins consciemment, sur le mode de la protection mafieuse, la Cosa Nostra, notre cause: «T’en profites, t’en jouis: ferme-la!» À cet argument absurde, je réplique d’abord que je n’ai aucune prétention à regarder cette religion à la manière d’un anachorète ou même d’un nostalgique, bien qu’il soit évident que si le monde était infiniment plus dur avant, il était aussi moins proche de l’effondrement évoqué plus haut. Il suffit de penser à la consommation d’antidépresseurs, de drogue et d’alcool dans le monde pour mettre en question notre civilisation. Il m’arrive aussi d’être touriste, d’aimer la vitesse des avions, des ordinateurs, la distorsion des guitares électriques, etc. Mais j’ai quand même la mauvaise  foi, et de plus en plus.

    La vingtaine de textes qui composent cet essai ont, pour la plupart, paru dans des revues et sites Web: Contre-Jour, Hors Champs, L’inconvénient, Liberté. Quelques-uns, plus polémiques, ont paru dans la section «Opinions» et «Idées» du quotidien Le Devoir. La plupart sont ici réécrits, certains de fond en comble, présentés sous d’autres titres, afin de composer l’unité de l’essai. On se rendra vite compte aussi que le livre porte en creux un hommage à Réjean Ducharme, dont l’œuvre prend, littéralement et dans tous les sens, le contrepied de la religion du progrès. C’est d’ailleurs à lui que je dois le titre de cet essai. Je lui dois d’ailleurs beaucoup plus que le titre. Depuis la trentaine d’années que je lis assidument cet écrivain, je pourrais dire, restant dans le lexique du religieux, qu’il s’est produit une sorte de métempsychose. Je le porte en moi comme le plus aimable des fantômes, mais aussi comme l’un des plus exigeants qui soient. Je parle de passion pour le monde, le monde nu, sans artifice. Mais comme je n’ai pas la rigueur de ce fantôme qui me hante, rigueur dans le génie du dépouillement et du désespoir, je n’en ai jamais fini avec ses livres dont l’éclairage, en clair-obscur mais souvent très cru, se renouvelle à chaque lecture. Comme tout grand écrivain, il a produit une œuvre dont la puissance d’évocation et d’invocation procède absolument par la magie du verbe, celle qui rend possible de voyager discrètement entre soi et le monde, entre la solitude et la « fraternité anonyme » (Bernard Maris).

....

 

                                        Conclusion – Mauvaise foi

Je veux que ça reste comme ça, toujours pareil.

Réjean Ducharme, Gros mots

Dans un monde soumis à la religion du Progrès, qui prêche la transformation obligée de toute chose et de soi en valeur d’échange, vouloir que les choses restent ce qu’elles sont est au mieux une hérésie, au pire une obscure maladie infantile. Les hérétiques, on peut toujours en faire des héros ou des martyrs, les malades, on les met à l’écart, sous prétexte de les soigner ou de protéger la population contre leur contagion. À la limite, de plus en plus floue tant les limites qui tracent le territoire de l’Homme sont transgressées, on les neutralise. Et on sait, surtout depuis le siècle dernier, que l’Homme est frappé d’obsolescence, comme l’écrivait Günther Anders. La honte prométhéenne, écrivait-il en substance, de se sentir plus petit que ses propres inventions est le péché irrémissible de l’être moderne, sa mauvaise conscience. Et pour s’absoudre d’une telle honte, d’une telle faute, on voit la mauvaise conscience courir se réfugier derrière le masque de la rectitude politique, du relativisme culturel, de la neutralisation de soi. Renvoyé à son trop d’humanité, à sa fragilité, par ses propres inventions, techniques et culturelles, l’individu hypermoderne est sommé de les produire dans la fête, de participer quotidiennement à la ruine du monde, mais avec l’illusion de contribuer à son recommencement, à sa création. D’où son innocence, son redoutable infantilisme qui le pousse à toujours demander plus que ce qu’il n’a. Son besoin de jouissance n’a d’égal que sa peur du manque, son insensibilité grandissante recyclée en sensiblerie médiatique. «Nous allons périr noyés sous un déluge d’innocence», annonçait encore Anders dans Le temps de la fin, une ère dans laquelle la fin de l’humanité constitue un horizon d’attente vraisemblable. Humain, trop humain: l’être obsolète échappe ainsi à la tâche difficile, peut-être devenue impossible, de puiser dans les ressources qui étaient pourtant à portée de main pour vivre dans les limites que lui confère son imaginaire et se soucier naturellement du monde sans l’assistance des machines qui viendront s’y substituer. L’humain obsolète, l’humain superflu a plutôt décidé de s’en remettre aujourd’hui au calcul, à la technique, à l’artificiel et au virtuel. Il résulte de cette morbide arithmétique une perte de contact avec le réel, avec le monde ‒ ce que Jean Baudrillard a appelé le crime parfait.

    C’est contre cet apostolat et cette liturgie du progrès ‒ et du crime? ‒ que se rebelle passionnément l’œuvre romanesque de Réjean Ducharme, rébellion qui ne doit pas être confondue avec ce que le géographe Christophe Guilluy appelle la «rebellocratie», ni avec ce que le philosophe et sociologue Jean-Pierre Le Goff appelle «la transgression assistée», sphère de prédilection du «cultureux» (l’activiste culturel contre l’ennui des villages), ni avec le langage de l’époque festive qu’a bien cerné Philippe Muray, ni avec l’innocence telle que l’entend Günther Anders. L’innocence des personnages de Ducharme, du moins celle vers laquelle ils tendent, est d’une tout autre nature, d’une tout autre portée, d’une tout autre exigence. Elle n’a rien à voir avec l’aveuglement festif, et c’est sans doute pourquoi elle agace tant de gens des secteurs culturels et littéraires officiels.

    Contrairement à ce que peut laisser croire le vacarme médiatique, Réjean Ducharme ne reçoit pas que des fleurs. Et c’est tant mieux, s’il nous est permis de comprendre au nom de quoi ces critiques s’expriment (1). On ne peut en douter, ces critiques ont toutes à cœur la maturité qu’exige le développement d’une industrie ouverte sur ce qu’on appelle le changement, la diversité, l’autre, le champ des possibles. C’est avec acharnement et sérieux qu’on travaille dans ces milieux à faire table rase de ce qui entrave la marche du progrès, l’évolution des mœurs, l’émancipation à l’égard du passé, des traditions, même celles qui défendent l’exercice de la liberté et de la responsabilité politique. Dans le jargon du multiculturalisme, cela signifie neutraliser les individus et les sociétés, glorifier la soumission à la mondialisation heureuse, à la déculturation, c’est-à-dire l’exact envers de la pluralité sociale ou ce que Muray a appelé «la vie comme multiplicité des contradictions».

    C’est bien dans la multiplicité des contradictions que se déploie le langage romanesque de Ducharme, dans son combat contre le monde et contre lui-même.

«Pourquoi, se demande le jeune Mille Milles dans Le Nez qui voque, en plus de se mouvoir et d’émouvoir dans son sens, l’idée se meut-elle et émeut-elle aussi dans le sens contraire? Parce qu’il est de la nature de l’âme, volonté créatrice avide, de se présenter spontanément sous forme d’idées toutes les possibilités qu’offre un objet à son action et de les vouloir toutes réaliser par le fait même. L’âme ne peut pas ne pas vouloir ce qu’elle se représente: il n’y a pas d’involonté. Quand on ne veut pas, on ne fait que ne pas faire ce qu’on veut faire. Cette explication n’élucide rien. […]. Mais, on comprendra peut-être si je dis qu’on éprouve, sous l’effet de deux impulsions spontanées nées d’une même idée, le besoin de faire le bien et le besoin de faire le mal.»

    Il serait frustrant que cet émouvant exposé sur le principe de contradiction, ou l’équivoque, s’épuise dans la neutralisation du sens et de la sensibilité de l’âme. C’est pourtant la conclusion de Michel Biron quand il affirme dans L’absence du maître que Ducharme ne veut pas aller sur « le terrain des valeurs » ou encore qu’il «n’est nulle part plus à l’aise que dans un monde défini par la seule communication»: «Impatient, écrit Michel Biron en conclusion de son essai sur l’écrivain liminaire ‒ dont Ducharme serait le représentant par excellence ‒, il absorbe ce qui l’entoure, paysage, visage et surtout langage. Il récupère, par réflexe, les perles du discours contemporain et ne cherche pas à en tirer quoi que ce soit, pas même une morale: il ne fait qu’attester de la sorte sa présence au monde.» Ce à quoi on peut opposer que «s’en tenir à attester sa présence au monde», c’est déjà une morale, et que «récupérer les perles du discours contemporain sans chercher à en tirer quoi que ce soit», c’est se situer de plain-pied sur le terrain de la valeur, du sens et de la sensibilité.

    Vincent Falardeau, le fol, tartelu et égrillard narrateur des Enfantômes, écrit:

«Moi, je ne travaille pas. Pas kession, un poing sait tout! Aux âmes d’élite, la diminution de la semaine horaire et les augmentations de salaire! Aux cœurs au ventre, Aux estomacs bien pendus! L’avenir aux audacieux, et à moi, leurs restes, à moi les rêves baroques qui les endorment, les sentiments touffus qu’ils jettent, les rires hilares qu’ils laissent traîner par terre.»

    Passage qui à lui seul permet d’aggraver l’interprétation de Michel Biron: ce n’est pas que Ducharme ne tire rien du recyclage du discours contemporain, mais qu’il constate le dépérissement du langage en le représentant. C’est même à un travail littéraire de l’échec que se consacre son écriture, à la manière de Samuel Beckett dans Cap au pire, quelques années après Ducharme: «Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore». Cette histoire de ratage, c’est notamment celui du langage, de la communication, de la parole. C’est aussi ce qu’affirme Fériée, la sœur de Vincent Falardeau, mais sur le mode pour le moins lyrique, euphorique: «[…] on ne réussit jamais à échouer, m’a-t-elle dit pour me remonter le moral, c’est toujours à recommencer, c’est tordant. – Tant mieux si tu trouves ça tordant, lui réplique Vincent, moi ça me fait détordre.» Cette obsession des oxymores («réussir à échouer») apparaît dans le roman de la déréalisation de l’existence humaine, de l’indifférenciation des individus, du couple, de la société, dans le roman de l’irresponsabilité absolue, de l’innocence; dans le roman de la crise du langage surtout qui est celle de ces êtres que nous sommes, qui ne voient plus le monde qu’au travers les écrans de télévision, le cinéma, les médias, le discours social. Le délire verbal de Fériée en forme de testament est éloquent: «L’ode et le désode, mon Vincent, mon Vinmille, mon Vinmillions et trois corps. L’ode et le désode, en même temps. Tout le tant, l’hun après l’hôte…» Ce langage n’est pas celui de la communication, mais celui de son échec radical. «C’étaient des cygnes, mauvais», commente Vincent à qui cette missive délirante et bourrée de guillemets est adressée: «C’était, tous ces guillemets, les vers accouplés dont les larves profuses commençaient de grouiller et de puer dans les lambeaux sanguinolents de son rêve avorté.» La crise du langage, c’est la crise du lien vital qui unit les humains entre eux et au monde. C’est aussi la fin du rêve d’absolu de Fériée. Rêve absurde par le principe d’indifférenciation qui le sous-tend, mais que fait éclater le manque de sérieux de son frère narrateur, l’ironie de Ducharme. Celle-ci tente, mais dans la mélancolie engendrée par ce qui disparaît, de réanimer une parole vive, incarnée: une parole de la différenciation de l’un et de l’autre pour s’arracher de l’univers incestueux et redonner du sens au langage, à l’existence humaine.

    Du premier au neuvième roman, l’œuvre de Ducharme reste effectivement fidèle à son grand projet romanesque: ne rien faire, ne rien produire, aller nulle part, se méfier des discours édifiants, surtout ceux-là qui s’expriment insidieusement au travers soi, du désir mimétique et de la contagion des passions. Cette œuvre romanesque ne cède pas au principe de la neutralisation, ne se retranche pas derrière la sacro-sainte neutralité axiologique, le socle moral du libéralisme. Au contraire, elle conduit même ses personnages, plus petits et plus grands que nature, à entrer en conflit avec la foi progressiste, à s’y soustraire. La révolte ducharmienne est loin d’être sans objet, s’opposant moins aux institutions qu’à toute forme de structure, comme l’écrit Michel Biron.

    Cependant, il est tout à fait juste qu’il y a malentendu sur ce que serait la modernité de l’œuvre de Ducharme. En fait, elle la devance, et de loin, en lui renvoyant sur le mode dégradé ses discours de légitimation d’un côté et pseudo-subversifs de l’autre. On peut se demander d’ailleurs si ce ne sont pas les lectures les plus dithyrambiques de l’œuvre qui tendent à en escamoter le côté satirique, satire de la modernité libérale-libertaire, pour la rejeter du côté de l’enfance.

    Que l’œuvre de Ducharme se présente comme celle d’un écrivain liminaire ‒ de la périphérie ‒ semble incontestable. Mais la portée heuristique d’une telle catégorie, pour décrire les enjeux sociaux auxquels fait face cet univers, me semble courte. «Le héros liminaire par excellence, écrit M. Biron, est celui qui ne possède aucune autorité juridique ou politique, c’est-à-dire d’ordre institutionnel, et qui se trouve par conséquent le mieux placé pour nouer un autre type de lien social fondé, lui, sur la familiarité. Le maître de la communitas ne peut être que le faible (eu égard à la hiérarchie de la structure), celui qu’on appelle aujourd’hui le marginal, l’exclu.»

    Dans sa réflexion sur la condition de l’homme moderne, Hannah Arendt s’inquiète de ce que l’humanité de l’individu devienne superflue: la simple humanité nue de chacun ‒ celle, par exemple, qui ne consiste qu’à attester littérairement sa présence au monde, sans même chercher à revendiquer des droits. Cette «superfluité de l’humain» résulterait d’innombrables désastres sociaux et anthropologiques survenus au cours de l’histoire récente, désastres qui ont affaibli ou détruit des cadres politiques, des peuples et des cultures entières: impérialisme, racisme, esclavage, génocides, crise de la culture provoquée notamment par l’idéologie progressiste et sa haine farouche du passé et des traditions, etc. Marie-Claire Caloz-Tschopp, auteure de Les sans-État dans la philosophie d’Hannah Arendt, affirme même que cette notion de superfluité de l’humain constitue un apport majeur de la philosophe, parce qu’il est un avertissement touchant non seulement la nature et la fragilité de tout système politique, quel qu’il soit, mais également le danger de «la suppression de l’humain sur la terre, l’installation du désert d’où a disparu toute vie». Considérant cet avertissement d’Arendt, la catégorie d’exclu en regard de celle de l’humanité superflue, ou de l’humain rendu superflu, rend assez mal compte de ce qui semble bien être la réalité de notre temps.

    Michel Biron constate avec raison le malentendu faisant de Réjean Ducharme un chantre de la modernité triomphante. Le professeur reste néanmoins prisonnier d’une vision libérale de la société, seule réponse apparemment possible au désir d’émancipation des individus comme des sociétés. Cette vision acritique de la modernité libérale confine à ce que Michéa appelle, clin d’œil à Philippe Muray, l’ «empire du moindre mal». On peut néanmoins comprendre que dans le contexte de l’histoire de la littérature québécoise, une critique enragée ou radicale de la modernité, comme l’est celle de Ducharme, pourrait fallacieusement rappeler la sombre idéologie du terroir et son roman régionaliste dont nous aurait sauvés le libéralisme économique et culturel: l’industrialisation, l’urbanisation, la Révolution tranquille au secours d’une société passéiste et rurale. J’apporterai du grain à cette lecture en suggérant que Ducharme incarnerait une forme littéraire de retour du refoulé paysan et de la culture populaire, mais qui aurait échappé à l’emprise de l’Église ultramontaine. Beau sujet d’étude et de fiction.

    Mais pour mieux saisir les enjeux de l’acculturation (outre Pasolini qui parle de génocide, des études récentes évoquent également le génocide pour décrire la destruction de la paysannerie (2) avec laquelle ferraillent les personnages de Ducharme, conséquence directe du capitalisme progressiste, je me limiterai à rappeler une fois encore la célèbre déclaration de Günther Anders sur le conservatisme, qu’il considérait comme un véritable mot d’ordre révolutionnaire: «Il ne s’agit plus de changer le monde, mais de le conserver absolument tel qu’il est; être conservateur au sens authentique du terme, c’est-à-dire de le soustraire aux intérêts privés rivés au culte du changement (2007).» Dans la préface du deuxième tome de son grand ouvrage, Anders répondait par avance à ceux qui l’accusaient d’être réactionnaire, que l’homme a changé de manière tellement fondamentale, que celui qui parle encore de le changer est une figure du passé.

    Ce sont bien les voix de la liturgie progressiste que les personnages de Ducharme entendent de leur place, de leur territoire incertain qu’ils défendent avec les seules armes qu’ils possèdent: le lyrisme et la distance ironique qu’offre le langage romanesque, notamment sur le ressentiment. «Nous y sommes, soyons-y», proclame Iode Ssouvie à la fin de L’océantume. Les Ferron de L’hiver de force surtout: « Comme malgré nous (personne n’aime ça être méchant, amer, réactionnaire), nous passons notre temps à dire du mal […] de tous ceux qui nous aiment (comme faisant partie du gros tas de braves petits crottés qui forment l’humanité), qui veulent absolument que nous quittions l’angoisse de nos chaises pour nous embarquer dans leur jumbo-bateau garanti tout confort jusqu’à la prochaine nouvelle vague…»

    Les personnages de Ducharme ont l’intuition, grâce peut-être à leur instinct de paysans déracinés, qu’ils sont les boucs émissaires de la modernité. Expropriés, parias, exclus, ils le sont d’emblée, mais pas à la manière des rebelles de la faune contre-culturelle: classe moyenne supérieure et petite bourgeoise parasitaire, celle-ci excelle dans l’art de mimer le pauvre, le rebelle et l’exclu pour s’attribuer des bénéfices symboliques. Elle excelle aussi dans l’art d’ériger une vision hagiographique de la pauvreté, se recouvrant de son aura de victime. Bonne façon encore de dissimuler ses intérêts tout en faisait gonfler son pécule symbolique. C’est bien cette supercherie libérale libertaire que pointe L’hiver de force. Le fameux personnage de Catherine, alias Petit pois et la Toune, incarne parfaitement cette rhétorique de la «rebellocratie». Elle ne s’appelle pas la Toune pour rien. En dépit de ses grands discours sur le devoir d’émancipation, de solidarité avec le petit peuple, son amour faux des gens ordinaires (elle fréquente les Ferron par pur opportunisme de gauche), elle échoue évidemment dans son apostolat auprès des «dépossédés» que sont André et Nicole Ferron, puisqu’elle est un simulacre de rebelle.

«Ce n’est pas le désir de caresser notre Catherine qu’on n’a pas, c’est les mains; nos mains ne fonctionnent pas; les mains qu’on a c’est juste pour sauver les apparences. L’érotique c’est comme la politique pour nous; on n’est pas capables; c’est au-dessus de nos moyens; on n’a pas les facultés qu’il faut. Mais en même temps que nos cœurs fuient ce danger avec des battements de grandes ailes blanches, la honte et la colère nous harcèlent: on est écœurés d’être si épais, introvertis, si peu enjoués, sportifs (3).»

    Roman satirique dirigé contre la déculturation sous couvert de contre-culture, L’hiver de force déboulonne, déconstruit plutôt par ironie et autodérision le prestige jargonneux de la gauche culturelle, la contre-culture de consommation (la CCC), son mensonge, la misère sexuelle qu’elle dénie en fait, son imposture politique, son impuissance à changer quoi que ce soit puisqu’elle est le produit de ce qu’elle prétend dénoncer. C’est dire que le secours aux dépossédés, si tant est qu’il en existe un, ne vient jamais des voix édifiantes, des voix d’en haut.

    C’était déjà le cas emblématique de Mille Milles, regrettant de ne pas entendre de voix célestes comme celle de Jeanne d’Arc, mais plutôt des cris d’acier; d’avoir des poignards à sa disposition, mais de ne pas pouvoir s’en servir contre les Anglais, car ceux qu’il connaît sont aimables et pacifiques; de connaître la gaieté, mais de n’avoir jamais vu la joie, etc. (4). Les surréalistes disaient que la force d’une image poétique naît du rapprochement de deux réalités opposées. Selon André Breton, «[p]lus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte ‒ plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique (5)». Entre les voix mystiques de Jeanne d’Arc, sur lesquelles s’est érigé un récit national à portée universelle, et des cris d’acier, évocation de l’industrie primaire et de l’idéologie productiviste servant de socle au nouveau sacré, il y a un écart dans lequel vient s’abîmer toute une civilisation. Sur cette faille se construit l’œuvre fragile de Ducharme, oscillant entre la fascination pour l’abîme et la résistance à ce que le narrateur de Gros mots, le tout dernier roman de Ducharme appelle «la contamination culturelle», c’est-à-dire une résistance «aux façons de parler devenues des façons de vivre, aux mots qui vous servent moins à vous exprimer qu’on ne se sert de vous pour s’exprimer à travers eux». Plus loin: «Résister. Tout le long en remontant aux Deux-Îles, je me le suis répété. La loi qui force à changer, à progresser ou régresser, s’épanouir puis se flétrir, on se cramponnera et on la violera, on ne se soumettra pas. Je veux que ça reste comme c’est, toujours pareil.»

    L’œuvre entière de Réjean Ducharme se déploie dans cette affirmation lapidaire. Sur ce leitmotiv se greffe, d’un roman à l’autre, une quête d’amitié tout aussi passionnée que la volonté éperdue de résister à ladite loi (6). Quête d’amitié qui vient troubler la chimère du pur et du même, de l’absolue singularité, pour tantôt la détruire par la farce, tantôt la renforcer, la transformer, l’investir de désirs et de pensées contraires.

    Les personnages-narrateurs de Ducharme n’entendent pas de voix édifiantes auxquelles se sacrifier et sont naturellement placés à la lisière d’un monde obsédé par sa modernisation, son acculturation, s’accrochant au peu qu’ils ont: les débris d’une enfance qui n’a rien d’idyllique ou de paradisiaque, mais qui marquent un vaste territoire imaginaire qui, au fil des œuvres, prospère dans le dépouillement, dans une esthétique de la non-puissance (refus de recourir aux moyens offerts par le progressisme), une presque ascèse, inspirée des saints, des poètes, des innocents: l’absolu contraire de la religion du Progrès. Si la transfiguration n’a pas lieu au sens où l’entend la littérature mystique, le chemin n’en demeure pas moins parcouru à travers les voies d’une littérature profane qui met en relation un individu singulier et le monde à travers le langage, la poésie, dont on n’est pas certain de la valeur littéraire, car là n’est pas l’essentiel:

«Si Walter est poète, […], il est sauvé. Mais l’est-il, a-t-il transfiguré toute cette camelote ou s’est-il laissé façonner par elle? J’ai peur pour lui qu’il ait tout raté, même la rédemption pour laquelle il a tout raté. Comme les saints dans le temps. Mais on s’en fout. Quand je me mets à sa place, à l’extérieur, hors de mon impossible élément, je me sens décoincé, beaucoup mieux fait pour l’occuper que mon propre sac.»

    C’est ce dépouillement même que les personnages défendent explicitement: une humanité inutile. Ils la défendent contre les mots d’ordre du nihilisme triomphant: les sommations à marcher au pas du progrès, à produire, à consommer, à désirer, à vivre selon les desseins d’un sacré d’airain. L’œuvre refuse radicalement de collaborer, de contribuer à la destruction du monde, comme ses personnages refusent d’être manipulés par le discours.

    Selon le sacerdoce progressiste et la bienséance littéraire, tout ce questionnement en forme de contradictions, d’ambivalences, ces tergiversations, ces mauvais jeux de mots, ces grossièretés sur fond de méditations philosophiques avortées, ce «courage de l’innocence», selon la belle formule d’Annie Le Brun (2010), il s’agit bien sûr d’un échec, d’une littérature secondaire, liminaire. Du point de vue d’une esthétique de la non-puissance, quête de sens, de beautés incongrues, de conflits amicaux, de «l’intelligence qui danse» (Paseyro), c’est une réussite. C’est ce qui s’appelle, dans l’univers ducharmien, réussir à échouer.

    Mais c’est à Johnny, le narrateur apparemment apaisé de Gros mots, que revient le dernier (gros) mot de cette histoire que nous aurons vite fait d’oublier sans doute, mais qui ne cessera de faire retour, pour le meilleur et pour le pire: «c’est comme ça, on est sauvés si on a la mauvaise foi…»

 

 



1- Dany Laferrière, David Homel et Catherine Mavrikakis sont les écrivains bien établis qui ont le mieux exprimé cet agacement. Ces trois auteurs empruntent en gros les mêmes arguments: infantilisme, immaturité, repli sur soi. Il n’est pas exagéré de dire que Ducharme apparaît même à leurs yeux comme un véritable repoussoir, non seulement sur le plan de l’écriture, mais sur la manière d’aborder le métier d’écrivain. Dany Laferrière est allé jusqu’à déclarer qu’il voulait absolument être pris pour un écrivain (le prestige de la rock star étant sa référence du succès), contredisant ainsi le jeune Ducharme cinquante ans plus tôt, affirmant qu’il ne voulait pas être pris pour un écrivain.

2- Bitoun et Dupont, Le sacrifice des paysans: une catastrophe sociale et anthropologique, 2016.

3-  L’hiver de force, 1973.

4-  Le Nez qui voque, 1967.

5 - Cité par John E. Jackson, 1970.

6 - Sur la quête de l’amitié, voir mon analyse «Ducharme-Miron. La fille de Christophe Colomb parodie de «La marche à l’amour». Également: «Réjean Ducharme. Pour sortir de la Révolution tranquille», dans La contamination des mots, Montréal, Lux éditeur, 2014.



 

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos

EFFONDREMENTS

Crashs et déraillements, 11

L'intelligence artificielle, voie royale de la transhumanité, 23

De la bibliothèque virtuelle à la disparition réelle, p. 29

Le Moi contre le monde, 38

Le monde disparu: faut-il réhabiliter la magie? 47

La société des fantômes, 65

SIMULACRES

Cultiver le vide, 75

La synthèse souriante de la modernité québécoise, 81

Un néoféminisme du spectacle, 95

La poésie maganée: Bob Dylan en Prix Nobel, Philippe Couillard en Tartuffe, 98

DISSIMULATIONS

Lecture de La tyrannie des droits de Brewster Kneen, 118

Mme Pelletier, encore un petit effort, 132

Michel Seymour et le communautarisme: l'ADN a bien meilleur goût, 138

Lettre d'un ami québécois, réplique à Yvon Rivard, 142

L’islamophobie et le chat d’Amir Khadir, 146

La gauche vertueuse, 151

La ritournelle de l’inclusion et de la diversité, 155

PAROLES CONTRAIRES

James Baldwin, écrivain américain, 166

Choisir la vie, 178

«La fraternité anonyme», p. 182

Vivre parmi les autres, 191

CONCLUSION

Mauvaise foi, 206

Remerciements, 221

Bibliographie

Filmographie