Pour Léo. Pour Jocelyne et Hugo aussi.
La loi qui force à changer, à
progresser ou à régresser,
s’épanouir puis se flétrir,
on se cramponnera et on la violera,
on ne se soumettra pas.
Réjean Ducharme
Avant-propos
Peut-on s’étonner de trouver une passion
pour le monde dans un livre intitulé Mauvaise
foi? Non, si l’on considère que la religion du progrès nous enferme en
nous-mêmes et nous retire la possibilité d’agir pour le monde ou de se
passionner pour lui.
Je parle dans cet essai de progrès
technique, mais aussi culturel, de ce qu’on appelle l’évolution des mœurs. Or
celle-ci accompagne le progrès technique comme son ombre, contribue à ériger le
sentiment de fatalité au cœur même du discours sur le progrès, de son logos, de sa technologie: les choses ne
pouvaient pas, ne peuvent pas et ne pourront pas aller autrement. La preuve:
c’est entré dans les mœurs. Et, tout le monde le sait d’instinct, la jeunesse,
du moins occidentale, est un adjuvant important de la religion du progrès, même
quand elle feint de se rebeller contre elle. En général, sa rébellion
revendique des nouveautés, des mises à niveau. C’est d’ailleurs ce qui rend si
difficile la critique de cette religion: tout le monde a été jeune et
fasciné par le progrès de son temps. Alors toute nouvelle avancée technique et
sociale n’est-elle pas une promesse sympathique de rajeunissement, de jeunesse
éternelle? Forever Young! Quel beau
rêve! Vraiment? Rien n’est moins sûr. Penser et agir autrement est une faute
antiprogressiste, un péché qui peut amener l’exclusion: être jeté en dehors du «train»
du progrès, être condamné à regarder le train passer ou à se faire broyer par
lui.
Le progrès est donc sacré et c’est bien
ce qui en fait une religion. Pourtant, le sentiment du mystérieux et du sacré
entraînait jadis des limites, contrairement à la religion du progrès qui
fonctionne sur la transgression obsessionnelle de la limite. Et en refusant la
limite, qui était sacrée, c’est bien le mystère du monde qu’elle viole, en
affirmant que c’est pour mieux en dévoiler l’étendue et la beauté mystérieuse.
La religion du progrès sacralise donc
l’absence de limite, sa transgression, sur les plans scientifique, technique et
culturel. S’il est vrai que la limite, l’autolimitation, est le sens même de la
liberté, pour les individus comme pour les collectivités, il faut bien
reconnaître que notre monde est absolument aliéné. L’absence de limite est même
suicidaire: si vous ne savez pas où mettre la limite, quand lever le pied, vous
vous exposez à de graves accidents. À l’échelle de la collectivité, c’est le
jugement politique qui est en cause, puisque la limite est toujours arbitraire.
Où la placer? Qui en décidera? Au nom de quoi et de qui? C’est la démocratie
qui est ici en cause: le jugement moral et le jugement politique. Jamais le
monde n’a paru plus excessif et plus suicidaire qu’aujourd’hui. Depuis
longtemps déjà, on parle de la fin de la politique, de la haine et du mépris de
la parole publique. En revanche, jamais le monde – par la voix des médias,
s’entend ‒ n’a semblé se soucier autant de lui-même, de son environnement:
jamais son eschatologie érigée sur l’intelligence et la bonté ‒ artificielle? ‒
n’a paru plus pure, plus prometteuse. Il est vrai que le progrès ne va pas sans
contradiction, mais ce n’est qu’une affaire de temps. Les ratés du progrès, ses
conflits, que cristallise l’opposition fallacieuse entre progressistes libéraux
et conservateurs, font même partie de sa croissance.
La Terre est rendue au bout de ses
ressources, ne cesse-t-on de répéter, et je crois les savants du désastre quand
ils me disent que nos sociétés sont à quelques décennies de l’effondrement
environnemental et social. Des peuples entiers sont contraints de migrer pour
des raisons qui nous sont rendues de plus en plus obscures, et plus claires à
la fois: c’est la faute de l’Occident, qui a inventé le capitalisme et
l’idéologie du progrès. Ce qui est vrai. Ce qu’on oublie de rappeler, afin de
nuancer ce grand besoin d’absolution mortifère, de haine de soi suicidaire,
c’est que le désir de puissance, de pouvoir et de domination apparaît, lui, en
amont du capitalisme et de l’idéologie du progrès, et que ce désir n’appartient
pas en exclusivité aux Occidentaux, même s’ils l’ont aggravé depuis l’invention
de la religion du progrès. Ce désir de domination, comme l’ethnocentrisme
d’ailleurs, est même l’un des sentiments les mieux partagés par tous les
peuples de la terre. Il rencontre aussi partout, chez tous les peuples, des
innocents comme des objecteurs de conscience. Qu’à cela ne tienne. La faute
aura donc ses héritiers, nous préviennent d’innombrables groupes d’intérêt qui
s’annoncent parmi ses victimes. Malheur à ceux qui n’ont ni le temps ni le chic
rebelle pour s’inventer des droits qui les mettront à l’abri du terrible
progrès qui vient, du grand remboursement. Le problème, encore une fois, c’est
que ce remboursement n’ira pas à qui de droit. On connaît l’astuce des sorciers
de la dette, périodiquement mise à niveau, comme les ordinateurs dopés à
l’intelligence artificielle et aux réseaux sociaux. Alphonse Allais résumait
l’essentiel de Karl Marx en une bonne blague: «Faisons payer les pauvres. Ils
n’ont pas beaucoup d’argent, mais il y a beaucoup de pauvres.» Ce transfert de
dette, cette arnaque, fonctionne non seulement financièrement, mais
symboliquement aussi.
Progrès et croissance ‒ économique ‒
marchent ensemble. Le progrès se paie et s’achète. Et ceux qui ne peuvent pas
se l’acheter le paieront plus cher encore. Malheur à qui la maison, la ville,
la vie sont construites sur les rails du progrès: le feu s’abat déjà sur lui et
sur sa communauté. Et comme cette religion, dans son fantasme de totalité et
d’absolu, relie tout le monde et toute représentation dans l’imaginaire
d’abord, le langage annonce le chemin qui s’ouvre et se referme. Entendre le
langage de la religion du progrès demande donc, il est vrai, une bonne dose de
mauvaise foi, c’est-à-dire le sentiment que les choses pourraient aller
autrement. La décroissance sera conviviale ou brutale; je ne parierais pas sur
le convivial.
La mauvaise foi s’attache d’abord à ce
qui nous façonne et nous tyrannise de l’intérieur, d’autant plus que cette
tyrannie croît sur ses plaisirs et délices. Le chantage est redoutablement
efficace, car il fonctionne en quelque sorte, plus ou moins consciemment, sur
le mode de la protection mafieuse, la Cosa
Nostra, notre cause: «T’en profites, t’en jouis: ferme-la!» À cet argument
absurde, je réplique d’abord que je n’ai aucune prétention à regarder cette
religion à la manière d’un anachorète ou même d’un nostalgique, bien qu’il soit
évident que si le monde était infiniment plus dur avant, il était aussi moins
proche de l’effondrement évoqué plus haut. Il suffit de penser à la
consommation d’antidépresseurs, de drogue et d’alcool dans le monde pour mettre
en question notre civilisation. Il m’arrive aussi d’être touriste, d’aimer la
vitesse des avions, des ordinateurs, la distorsion des guitares électriques,
etc. Mais j’ai quand même la mauvaise foi, et de plus en plus.
La vingtaine de textes qui composent cet
essai ont, pour la plupart, paru dans des revues et sites Web: Contre-Jour, Hors Champs,
L’inconvénient, Liberté.
Quelques-uns, plus polémiques, ont paru dans la section «Opinions» et «Idées»
du quotidien Le Devoir. La plupart
sont ici réécrits, certains de fond en comble, présentés sous d’autres titres,
afin de composer l’unité de l’essai. On se rendra vite compte aussi que le
livre porte en creux un hommage à Réjean Ducharme, dont l’œuvre prend,
littéralement et dans tous les sens, le contrepied de la religion du progrès.
C’est d’ailleurs à lui que je dois le titre de cet essai. Je lui dois
d’ailleurs beaucoup plus que le titre. Depuis la trentaine d’années que je lis
assidument cet écrivain, je pourrais dire, restant dans le lexique du
religieux, qu’il s’est produit une sorte de métempsychose. Je le porte en moi
comme le plus aimable des fantômes, mais aussi comme l’un des plus exigeants
qui soient. Je parle de passion pour le monde, le monde nu, sans artifice. Mais
comme je n’ai pas la rigueur de ce fantôme qui me hante, rigueur dans le génie du
dépouillement et du désespoir, je n’en ai jamais fini avec ses livres dont
l’éclairage, en clair-obscur mais souvent très cru, se renouvelle à chaque
lecture. Comme tout grand écrivain, il a produit une œuvre dont la puissance
d’évocation et d’invocation procède absolument par la magie du verbe, celle qui
rend possible de voyager discrètement entre soi et le monde, entre la solitude
et la « fraternité anonyme » (Bernard Maris).
....
Conclusion – Mauvaise foi
Je veux que ça reste comme ça, toujours pareil.
Réjean
Ducharme, Gros mots
Dans un monde soumis à la religion du
Progrès, qui prêche la transformation obligée de toute chose et de soi en valeur
d’échange, vouloir que les choses restent ce qu’elles sont est au mieux une
hérésie, au pire une obscure maladie infantile. Les hérétiques, on peut
toujours en faire des héros ou des martyrs, les malades, on les met à l’écart,
sous prétexte de les soigner ou de protéger la population contre leur
contagion. À la limite, de plus en plus floue tant les limites qui tracent le
territoire de l’Homme sont transgressées, on les neutralise. Et on sait,
surtout depuis le siècle dernier, que l’Homme est frappé d’obsolescence, comme
l’écrivait Günther Anders. La honte prométhéenne, écrivait-il en substance, de se
sentir plus petit que ses propres inventions est le péché irrémissible de l’être
moderne, sa mauvaise conscience. Et pour s’absoudre d’une telle honte, d’une
telle faute, on voit la mauvaise conscience courir se réfugier derrière le
masque de la rectitude politique, du relativisme culturel, de la neutralisation
de soi. Renvoyé à son trop d’humanité, à sa fragilité, par ses propres
inventions, techniques et culturelles, l’individu hypermoderne est sommé de les
produire dans la fête, de participer quotidiennement à la ruine du monde, mais
avec l’illusion de contribuer à son recommencement, à sa création. D’où son
innocence, son redoutable infantilisme qui le pousse à toujours demander plus
que ce qu’il n’a. Son besoin de jouissance n’a d’égal que sa peur du manque,
son insensibilité grandissante recyclée en sensiblerie médiatique. «Nous allons
périr noyés sous un déluge d’innocence», annonçait encore Anders dans Le temps de la fin, une ère dans
laquelle la fin de l’humanité constitue un horizon d’attente vraisemblable.
Humain, trop humain: l’être obsolète échappe ainsi à la tâche difficile,
peut-être devenue impossible, de puiser dans les ressources qui étaient
pourtant à portée de main pour vivre dans les limites que lui confère son
imaginaire et se soucier naturellement du monde sans l’assistance des machines
qui viendront s’y substituer. L’humain obsolète, l’humain superflu a plutôt
décidé de s’en remettre aujourd’hui au calcul, à la technique, à l’artificiel
et au virtuel. Il résulte de cette morbide arithmétique une perte de contact
avec le réel, avec le monde ‒ ce que Jean Baudrillard a appelé le crime
parfait.
C’est contre cet apostolat et cette
liturgie du progrès ‒ et du crime? ‒ que se rebelle passionnément l’œuvre
romanesque de Réjean Ducharme, rébellion qui ne doit pas être confondue avec ce
que le géographe Christophe Guilluy appelle la «rebellocratie», ni avec ce que
le philosophe et sociologue Jean-Pierre Le Goff appelle «la transgression
assistée», sphère de prédilection du «cultureux» (l’activiste culturel contre
l’ennui des villages), ni avec le langage de l’époque festive qu’a bien cerné
Philippe Muray, ni avec l’innocence telle que l’entend Günther Anders.
L’innocence des personnages de Ducharme, du moins celle vers laquelle ils tendent,
est d’une tout autre nature, d’une tout autre portée, d’une tout autre
exigence. Elle n’a rien à voir avec l’aveuglement festif, et c’est sans doute pourquoi
elle agace tant de gens des secteurs culturels et littéraires officiels.
Contrairement à ce que peut laisser
croire le vacarme médiatique, Réjean Ducharme ne reçoit pas que des fleurs. Et
c’est tant mieux, s’il nous est permis de comprendre au nom de quoi ces
critiques s’expriment (1).
On ne peut en douter, ces critiques ont toutes à cœur la maturité qu’exige le
développement d’une industrie ouverte sur ce qu’on appelle le changement, la
diversité, l’autre, le champ des possibles. C’est avec acharnement et sérieux
qu’on travaille dans ces milieux à faire table rase de ce qui entrave la marche
du progrès, l’évolution des mœurs, l’émancipation à l’égard du passé, des
traditions, même celles qui défendent l’exercice de la liberté et de la
responsabilité politique. Dans le jargon du multiculturalisme, cela signifie
neutraliser les individus et les sociétés, glorifier la soumission à la
mondialisation heureuse, à la déculturation, c’est-à-dire l’exact envers de la
pluralité sociale ou ce que Muray a appelé «la vie comme multiplicité des
contradictions».
C’est bien dans la multiplicité des
contradictions que se déploie le langage romanesque de Ducharme, dans son
combat contre le monde et contre lui-même.
«Pourquoi,
se demande le jeune Mille Milles dans Le
Nez qui voque, en plus de se mouvoir et d’émouvoir dans son sens, l’idée se
meut-elle et émeut-elle aussi dans le sens contraire? Parce qu’il est de la
nature de l’âme, volonté créatrice avide, de se présenter spontanément sous
forme d’idées toutes les possibilités qu’offre un objet à son action et de les
vouloir toutes réaliser par le fait même. L’âme ne peut pas ne pas vouloir ce
qu’elle se représente: il n’y a pas d’involonté. Quand on ne veut pas, on ne
fait que ne pas faire ce qu’on veut faire. Cette explication n’élucide rien.
[…]. Mais, on comprendra peut-être si je dis qu’on éprouve, sous l’effet de
deux impulsions spontanées nées d’une même idée, le besoin de faire le bien et
le besoin de faire le mal.»
Il serait frustrant que cet émouvant
exposé sur le principe de contradiction, ou l’équivoque, s’épuise dans la
neutralisation du sens et de la sensibilité de l’âme. C’est pourtant la
conclusion de Michel Biron quand il affirme dans L’absence du maître que Ducharme ne veut pas aller sur « le terrain
des valeurs » ou encore qu’il «n’est nulle part plus à l’aise que dans un monde
défini par la seule communication»: «Impatient, écrit Michel Biron en
conclusion de son essai sur l’écrivain liminaire ‒ dont Ducharme serait le
représentant par excellence ‒, il absorbe ce qui l’entoure, paysage, visage et surtout
langage. Il récupère, par réflexe, les perles du discours contemporain et ne
cherche pas à en tirer quoi que ce soit, pas même une morale: il ne fait
qu’attester de la sorte sa présence au monde.» Ce à quoi on peut opposer que «s’en
tenir à attester sa présence au monde», c’est déjà une morale, et que «récupérer
les perles du discours contemporain sans chercher à en tirer quoi que ce soit»,
c’est se situer de plain-pied sur le terrain de la valeur, du sens et de la
sensibilité.
Vincent Falardeau, le fol, tartelu et
égrillard narrateur des Enfantômes,
écrit:
«Moi,
je ne travaille pas. Pas kession, un poing sait tout! Aux âmes d’élite, la
diminution de la semaine horaire et les augmentations de salaire! Aux cœurs au
ventre, Aux estomacs bien pendus! L’avenir aux audacieux, et à moi, leurs
restes, à moi les rêves baroques qui les endorment, les sentiments touffus
qu’ils jettent, les rires hilares qu’ils laissent traîner par terre.»
Passage qui à lui seul permet
d’aggraver l’interprétation de Michel Biron: ce n’est pas que Ducharme ne tire
rien du recyclage du discours contemporain, mais qu’il constate le
dépérissement du langage en le représentant. C’est même à un travail littéraire
de l’échec que se consacre son écriture, à la manière de Samuel Beckett dans Cap au pire, quelques années après
Ducharme: «Rater encore. Rater mieux
encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore». Cette histoire de
ratage, c’est notamment celui du langage, de la communication, de la parole.
C’est aussi ce qu’affirme Fériée, la sœur de Vincent Falardeau, mais sur le
mode pour le moins lyrique, euphorique: «[…] on ne réussit jamais à échouer,
m’a-t-elle dit pour me remonter le moral, c’est toujours à recommencer, c’est
tordant. – Tant mieux si tu trouves ça tordant, lui réplique Vincent, moi ça me
fait détordre.» Cette obsession des oxymores («réussir à échouer») apparaît
dans le roman de la déréalisation de l’existence humaine, de
l’indifférenciation des individus, du couple, de la société, dans le roman de l’irresponsabilité
absolue, de l’innocence; dans le roman de la crise du langage surtout qui est
celle de ces êtres que nous sommes, qui ne voient plus le monde qu’au travers
les écrans de télévision, le cinéma, les médias, le discours social. Le délire
verbal de Fériée en forme de testament est éloquent: «L’ode et le désode, mon
Vincent, mon Vinmille, mon Vinmillions et trois corps. L’ode et le désode, en
même temps. Tout le tant, l’hun après l’hôte…» Ce langage n’est pas celui de la
communication, mais celui de son échec radical. «C’étaient des cygnes, mauvais»,
commente Vincent à qui cette missive délirante et bourrée de guillemets est
adressée: «C’était, tous ces guillemets, les vers accouplés dont les larves
profuses commençaient de grouiller et de puer dans les lambeaux sanguinolents
de son rêve avorté.» La crise du langage, c’est la crise du lien vital qui unit
les humains entre eux et au monde. C’est aussi la fin du rêve d’absolu de
Fériée. Rêve absurde par le principe d’indifférenciation qui le sous-tend, mais
que fait éclater le manque de sérieux de son frère narrateur, l’ironie de
Ducharme. Celle-ci tente, mais dans la mélancolie engendrée par ce qui
disparaît, de réanimer une parole vive, incarnée: une parole de la
différenciation de l’un et de l’autre pour s’arracher de l’univers incestueux
et redonner du sens au langage, à l’existence humaine.
Du premier au neuvième roman, l’œuvre
de Ducharme reste effectivement fidèle à son grand projet romanesque: ne rien
faire, ne rien produire, aller nulle part, se méfier des discours édifiants,
surtout ceux-là qui s’expriment insidieusement au travers soi, du désir
mimétique et de la contagion des passions. Cette œuvre romanesque ne cède pas
au principe de la neutralisation, ne se retranche pas derrière la sacro-sainte
neutralité axiologique, le socle moral du libéralisme. Au contraire, elle
conduit même ses personnages, plus petits et plus grands que nature, à entrer
en conflit avec la foi progressiste, à s’y soustraire. La révolte ducharmienne
est loin d’être sans objet, s’opposant moins aux institutions qu’à toute forme
de structure, comme l’écrit Michel Biron.
Cependant, il est tout à fait juste
qu’il y a malentendu sur ce que serait la modernité de l’œuvre de Ducharme. En
fait, elle la devance, et de loin, en lui renvoyant sur le mode dégradé ses
discours de légitimation d’un côté et pseudo-subversifs de l’autre. On peut se
demander d’ailleurs si ce ne sont pas les lectures les plus dithyrambiques de
l’œuvre qui tendent à en escamoter le côté satirique, satire de la modernité
libérale-libertaire, pour la rejeter du côté de l’enfance.
Que l’œuvre de Ducharme se présente
comme celle d’un écrivain liminaire ‒ de la périphérie ‒ semble incontestable.
Mais la portée heuristique d’une telle catégorie, pour décrire les enjeux sociaux
auxquels fait face cet univers, me semble courte. «Le héros liminaire par
excellence, écrit M. Biron, est celui qui ne possède aucune autorité juridique
ou politique, c’est-à-dire d’ordre institutionnel, et qui se trouve par
conséquent le mieux placé pour nouer un autre type de lien social fondé, lui,
sur la familiarité. Le maître de la communitas
ne peut être que le faible (eu égard à la hiérarchie de la structure), celui
qu’on appelle aujourd’hui le marginal, l’exclu.»
Dans sa réflexion sur la condition de
l’homme moderne, Hannah Arendt s’inquiète de ce que l’humanité de l’individu
devienne superflue: la simple humanité nue de chacun ‒ celle, par exemple, qui
ne consiste qu’à attester littérairement sa présence au monde, sans même
chercher à revendiquer des droits. Cette «superfluité de l’humain» résulterait
d’innombrables désastres sociaux et anthropologiques survenus au cours de
l’histoire récente, désastres qui ont affaibli ou détruit des cadres politiques,
des peuples et des cultures entières: impérialisme, racisme, esclavage, génocides,
crise de la culture provoquée notamment par l’idéologie progressiste et sa
haine farouche du passé et des traditions, etc. Marie-Claire Caloz-Tschopp,
auteure de Les sans-État dans la philosophie d’Hannah Arendt,
affirme même que cette notion de superfluité de l’humain constitue un apport
majeur de la philosophe, parce qu’il est un avertissement touchant non
seulement la nature et la fragilité de tout système politique, quel qu’il soit,
mais également le danger de «la suppression de l’humain sur la terre,
l’installation du désert d’où a disparu toute vie». Considérant cet
avertissement d’Arendt, la catégorie d’exclu en regard de celle de l’humanité
superflue, ou de l’humain rendu superflu, rend assez mal compte de ce qui
semble bien être la réalité de notre temps.
Michel Biron constate avec raison le
malentendu faisant de Réjean Ducharme un chantre de la modernité triomphante. Le
professeur reste néanmoins prisonnier d’une vision libérale de la société,
seule réponse apparemment possible au désir d’émancipation des individus comme
des sociétés. Cette vision acritique de la modernité libérale confine à ce que
Michéa appelle, clin d’œil à Philippe Muray, l’ «empire du moindre mal».
On peut néanmoins comprendre que dans le contexte de l’histoire de la
littérature québécoise, une critique enragée ou radicale de la modernité, comme
l’est celle de Ducharme, pourrait fallacieusement rappeler la sombre idéologie
du terroir et son roman régionaliste dont nous aurait sauvés le libéralisme
économique et culturel: l’industrialisation, l’urbanisation, la Révolution
tranquille au secours d’une société passéiste et rurale. J’apporterai du grain
à cette lecture en suggérant que Ducharme incarnerait une forme littéraire de
retour du refoulé paysan et de la culture populaire, mais qui aurait échappé à
l’emprise de l’Église ultramontaine. Beau sujet d’étude et de fiction.
Mais pour mieux saisir les enjeux de
l’acculturation (outre Pasolini qui parle de génocide, des études récentes
évoquent également le génocide pour décrire la destruction de la paysannerie (2)
avec laquelle ferraillent les personnages de Ducharme, conséquence directe du
capitalisme progressiste, je me limiterai à rappeler une fois encore la célèbre
déclaration de Günther Anders sur le conservatisme, qu’il considérait comme un
véritable mot d’ordre révolutionnaire: «Il ne s’agit plus de changer le monde, mais de le conserver
absolument tel qu’il est; être conservateur au sens authentique du terme,
c’est-à-dire de le soustraire aux intérêts privés rivés au culte du changement
(2007).» Dans la préface du deuxième tome de son grand ouvrage, Anders répondait
par avance à ceux qui l’accusaient d’être réactionnaire, que l’homme a changé
de manière tellement fondamentale, que celui qui parle encore de le changer est
une figure du passé.
Ce sont bien les voix de la liturgie
progressiste que les personnages de Ducharme entendent de leur place, de leur
territoire incertain qu’ils défendent avec les seules armes qu’ils possèdent:
le lyrisme et la distance ironique qu’offre le langage romanesque, notamment
sur le ressentiment. «Nous y sommes, soyons-y», proclame Iode Ssouvie à la fin
de L’océantume. Les Ferron de L’hiver de force surtout: « Comme malgré
nous (personne n’aime ça être méchant, amer, réactionnaire), nous passons notre
temps à dire du mal […] de tous ceux qui
nous aiment (comme faisant partie du gros tas de braves petits crottés qui
forment l’humanité), qui veulent absolument que nous quittions l’angoisse de
nos chaises pour nous embarquer dans leur jumbo-bateau garanti tout confort
jusqu’à la prochaine nouvelle vague…»
Les personnages de Ducharme ont
l’intuition, grâce peut-être à leur instinct de paysans déracinés, qu’ils sont
les boucs émissaires de la modernité. Expropriés, parias, exclus, ils le sont d’emblée, mais
pas à la manière des rebelles de la faune contre-culturelle: classe moyenne
supérieure et petite bourgeoise parasitaire, celle-ci excelle dans l’art de
mimer le pauvre, le rebelle et l’exclu pour s’attribuer des bénéfices
symboliques. Elle excelle aussi dans l’art d’ériger une vision hagiographique
de la pauvreté, se recouvrant de son aura de victime. Bonne façon encore de dissimuler
ses intérêts tout en faisait gonfler son pécule symbolique. C’est bien cette
supercherie libérale libertaire que pointe L’hiver
de force. Le fameux personnage de Catherine, alias Petit pois et la Toune,
incarne parfaitement cette rhétorique de la «rebellocratie». Elle ne s’appelle
pas la Toune pour rien. En dépit de ses grands
discours sur le devoir d’émancipation, de solidarité avec le petit peuple, son
amour faux des gens ordinaires (elle fréquente les Ferron par pur opportunisme
de gauche), elle échoue évidemment dans son apostolat auprès des «dépossédés»
que sont André et Nicole Ferron, puisqu’elle est un simulacre de rebelle.
«Ce n’est
pas le désir de caresser notre Catherine qu’on n’a pas, c’est les mains; nos
mains ne fonctionnent pas; les mains qu’on a c’est juste pour sauver les
apparences. L’érotique c’est comme la politique pour nous; on n’est pas
capables; c’est au-dessus de nos moyens; on n’a pas les facultés qu’il faut.
Mais en même temps que nos cœurs fuient ce danger avec des battements de
grandes ailes blanches, la honte et la colère nous harcèlent: on est écœurés
d’être si épais, introvertis, si peu enjoués, sportifs (3).»
Roman satirique dirigé
contre la déculturation sous couvert de contre-culture, L’hiver de force déboulonne, déconstruit plutôt par ironie et
autodérision le prestige jargonneux de la gauche culturelle, la contre-culture
de consommation (la CCC), son mensonge, la misère sexuelle qu’elle dénie en
fait, son imposture politique, son impuissance à changer quoi que ce soit
puisqu’elle est le produit de ce qu’elle prétend dénoncer. C’est dire que le
secours aux dépossédés, si tant est qu’il en existe un, ne vient jamais des
voix édifiantes, des voix d’en haut.
C’était
déjà le cas emblématique de Mille Milles, regrettant de ne pas entendre de voix
célestes comme celle de Jeanne d’Arc, mais plutôt des cris d’acier; d’avoir des
poignards à sa disposition, mais de ne pas pouvoir s’en servir contre les
Anglais, car ceux qu’il connaît sont aimables et pacifiques; de connaître la
gaieté, mais de n’avoir jamais vu la joie, etc. (4).
Les surréalistes disaient que la force d’une image poétique naît du
rapprochement de deux réalités opposées. Selon André Breton, «[p]lus les
rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image
sera forte ‒ plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique (5)».
Entre
les voix mystiques de Jeanne d’Arc, sur lesquelles s’est érigé un récit
national à portée universelle, et des cris d’acier, évocation de l’industrie
primaire et de l’idéologie productiviste servant de socle au nouveau sacré, il
y a un écart dans lequel vient s’abîmer toute une civilisation. Sur cette
faille se construit l’œuvre fragile de Ducharme, oscillant entre la fascination
pour l’abîme et la résistance à ce que le narrateur de Gros mots, le tout dernier roman de Ducharme appelle «la
contamination culturelle», c’est-à-dire une résistance «aux façons de parler
devenues des façons de vivre, aux mots qui vous servent moins à vous exprimer
qu’on ne se sert de vous pour s’exprimer à travers eux». Plus loin: «Résister.
Tout le long en remontant aux Deux-Îles, je me le suis répété. La loi qui force
à changer, à progresser ou régresser, s’épanouir puis se flétrir, on se
cramponnera et on la violera, on ne se soumettra pas. Je veux que ça reste
comme c’est, toujours pareil.»
L’œuvre entière de Réjean
Ducharme se déploie dans cette affirmation lapidaire. Sur ce leitmotiv se
greffe, d’un roman à l’autre, une quête d’amitié tout aussi passionnée que la
volonté éperdue de résister à ladite loi (6).
Quête d’amitié qui vient troubler la chimère du pur et du même, de l’absolue
singularité, pour tantôt la détruire par la farce, tantôt la renforcer, la
transformer, l’investir de désirs et de pensées contraires.
Les personnages-narrateurs de Ducharme
n’entendent pas de voix édifiantes auxquelles se sacrifier et sont
naturellement placés à la lisière d’un monde obsédé par sa modernisation, son
acculturation, s’accrochant au peu qu’ils ont: les débris d’une enfance qui n’a
rien d’idyllique ou de paradisiaque, mais qui marquent un vaste territoire
imaginaire qui, au fil des œuvres, prospère dans le dépouillement, dans une
esthétique de la non-puissance (refus de recourir aux moyens offerts par le
progressisme), une presque ascèse, inspirée des saints, des poètes, des
innocents: l’absolu contraire de la religion du Progrès. Si la transfiguration
n’a pas lieu au sens où l’entend la littérature mystique, le chemin n’en
demeure pas moins parcouru à travers les voies d’une littérature profane qui
met en relation un individu singulier et le monde à travers le langage, la
poésie, dont on n’est pas certain de la valeur littéraire, car là n’est pas
l’essentiel:
«Si
Walter est poète, […], il est sauvé. Mais l’est-il, a-t-il transfiguré toute
cette camelote ou s’est-il laissé façonner par elle? J’ai peur pour lui qu’il
ait tout raté, même la rédemption pour laquelle il a tout raté. Comme les saints
dans le temps. Mais on s’en fout. Quand je me mets à sa place, à l’extérieur,
hors de mon impossible élément, je me sens décoincé, beaucoup mieux fait pour
l’occuper que mon propre sac.»
C’est ce dépouillement même que les
personnages défendent explicitement: une humanité inutile. Ils la défendent
contre les mots d’ordre du nihilisme triomphant: les sommations à marcher au
pas du progrès, à produire, à consommer, à désirer, à vivre selon les desseins
d’un sacré d’airain. L’œuvre refuse radicalement de collaborer, de
contribuer à la destruction du monde, comme ses personnages refusent d’être
manipulés par le discours.
Selon le sacerdoce
progressiste et la bienséance littéraire, tout ce questionnement en forme de
contradictions, d’ambivalences, ces tergiversations, ces mauvais jeux de mots,
ces grossièretés sur fond de méditations philosophiques avortées, ce «courage
de l’innocence», selon la belle formule d’Annie Le Brun (2010), il s’agit bien
sûr d’un échec, d’une littérature secondaire, liminaire. Du point de vue d’une
esthétique de la non-puissance, quête de sens, de beautés incongrues, de
conflits amicaux, de «l’intelligence qui danse» (Paseyro), c’est une réussite.
C’est ce qui s’appelle, dans l’univers ducharmien, réussir à échouer.
Mais c’est à Johnny, le
narrateur apparemment apaisé de Gros mots,
que revient le dernier (gros) mot de cette histoire que nous aurons vite
fait d’oublier sans doute, mais qui ne cessera de faire retour, pour le
meilleur et pour le pire: «c’est comme ça, on est sauvés si on a la mauvaise
foi…»
1- Dany Laferrière, David Homel et Catherine
Mavrikakis sont les écrivains bien établis qui ont le mieux exprimé cet
agacement. Ces trois auteurs empruntent en gros les mêmes arguments:
infantilisme, immaturité, repli sur soi. Il n’est pas exagéré de dire que
Ducharme apparaît même à leurs yeux comme un véritable repoussoir, non
seulement sur le plan de l’écriture, mais sur la manière d’aborder le métier
d’écrivain. Dany Laferrière est allé jusqu’à déclarer qu’il voulait absolument
être pris pour un écrivain (le prestige de la rock star étant sa référence du
succès), contredisant ainsi le jeune Ducharme cinquante ans plus tôt, affirmant
qu’il ne voulait pas être pris pour un écrivain.
TABLE DES MATIÈRES
Avant-propos
EFFONDREMENTS
Crashs et déraillements, 11
L'intelligence artificielle, voie royale de la transhumanité, 23
De la
bibliothèque virtuelle à la disparition réelle, p. 29
Le Moi
contre le monde, 38
Le monde disparu: faut-il réhabiliter
la magie? 47
La société
des fantômes, 65
SIMULACRES
Cultiver le
vide, 75
La synthèse souriante de la modernité
québécoise, 81
Un néoféminisme du spectacle, 95
La poésie maganée: Bob Dylan en Prix Nobel, Philippe Couillard en
Tartuffe, 98
DISSIMULATIONS
Lecture de La tyrannie des droits
de Brewster Kneen, 118
Mme Pelletier,
encore un petit effort, 132
Michel
Seymour et le communautarisme: l'ADN a bien meilleur goût, 138
Lettre d'un
ami québécois, réplique à Yvon Rivard, 142
L’islamophobie
et le chat d’Amir Khadir, 146
La gauche vertueuse, 151
La ritournelle de l’inclusion et de la diversité, 155
PAROLES
CONTRAIRES
James
Baldwin, écrivain américain, 166
Choisir la vie, 178
«La
fraternité anonyme», p. 182
Vivre parmi
les autres, 191
CONCLUSION
Mauvaise
foi, 206
Remerciements, 221
Bibliographie
Filmographie