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samedi 13 février 2021

Raciste Ducharme?

                               L'équivoque contre le politiquement correct

 

 

Ce n'est pas d'hier que le politiquement correct fait des ravages, sauf que les choses se sont aggravées et s'aggraveront encore, parce qu'il est le produit d'une idéologie marchande, technique et juridique, alimentée à la doctrine du multiculturalisme: fantasme de croissance, de mouvements, de transformations illimitées, d'humains interchangeables et amovibles (comme les pièces d'une mécanique, aussi écolo serait-elle) à l'infini.

Dans un livre d'entretiens paru en 1994, René Girard notait que la rivalité victimaire (le bénéfice symbolique à se présenter comme victime), au fondement du politiquement correct,  qui sévissait il y a longtemps déjà sur les campus américains et dans divers milieux culturels, était l'équivalent, sur le plan spirituel, de la puissance nucléaire (Quand ces choses commenceront, p. 113). 

On voit bien cette puissance de destruction à l’œuvre aujourd'hui : la destruction des livres, de la pensée, de la culture, du second degré. On voit bien cette terreur s'exercer dans la médias, dans les universités, les institutions d'enseignement en général, dans les maisons d'édition, voire dans nos esprits. 

Les enseignants sont terrorisés, suppriment des pans entiers de leur cours, adoptent des points de vue relativistes qui font place en fait aux discours extrémistes. Comprendre ici la revendication de groupes d'intérêts : lobbies religieux, ethniques, identitaires. C'est le règne de Maître Patelin dans un univers où les étudiants sont appelés à être des clients, des consommateurs de compétences : on se paie une formation, une place dans la société, une pseudo-identité (sans histoire, déracinée, artificielle), comme on commande un gadget chez Amazon, une application chez Google ou Apple. Et, en prime, une petite histoire en cinquante épisodes chez Netflix.

 Le client-enfant-roi a toujours raison : voilà une bonne façon de faire disparaître toute pensée complexe, difficile à avaler, de l'Éducation, de la Culture. Ce qui se perd dans cet esprit sans esprit, c'est le deuxième degré, la distance, ce que Hannah Arendt appelait l'entre-deux, c'est à dire la passion de la culture, du penser-ensemble, de l'agir-ensemble dans le monde et sur le monde. 

Attention au retour du balancier, qui ne tardera pas à venir: ce sera pire encore. On verra alors quelle était la véritable fonction ce politiquement correct : faire disparaître la passion pour le mystère de la vie, la magie, l'équivoque, le jeu, le Nez Qui Voque, comme l'appelait Réjean Ducharme, qui va bien au-delà d'un amusant jeu de mots.

En 2005 déjà, L'avalée des avalés faisait l'objet d'une mise en accusation pour racisme et antisémitisme. Voici le texte que j'avais écrit sur cette affaire édifiante, que Le Devoir avait eu l'amabilité de publier. Je n'en changerais pas un mot. Ducharme est-il plus lisible qu'il l'était déjà? L'a-t-il vraiment été?

 

 

Cliquez sur l'image pour lire le texte dans Le Devoir

 Lors du «Combat des livres» du 16 mars (à l'émission Indicatif présent de la radio de Radio-Canada), Alain Lefebvre a soutenu que certains passages de L'avalée des avalés, de Réjean Ducharme, étaient racistes et frôlaient l'antisémitisme. Le pianiste en a remis en établissant un parallèle entre le roman et Mein Kampf, ouvrage de propagande haineuse qui appelait au meurtre des Juifs et de tous ceux qui menaçaient l'idée du monde que s'en faisait son pitoyable auteur, Adolf Hitler.

C'est donc une accusation terrible de comparer L'avalée des avalés au programme du national-socialisme. Ce roman de Ducharme, a soutenu Lefebvre dans sa dénonciation, «ne passe pas en 2005». Consternés, l'animatrice de l'émission et ses invités ont protesté en invoquant la licence poétique et l'époque. Ces arguments ne sont pas très convaincants car la licence poétique et l'époque ne peuvent pas légitimer des valeurs racistes et antisémites.

Alors, L'avalée des avalés est-il oui ou non un roman raciste, antisémite et nazi? C'est une accusation grotesque et loufoque, certes, mais c'est aussi une affirmation outrageante pour les lecteurs de Ducharme, accusés de facto de sympathies nazies. Sympathies inconscientes de surcroît puisque, à ma connaissance, personne n'a jamais défendu cette opinion. Et avec raison puisque L'avalée des avalés exprime exactement le contraire.

Refus des mots d'ordre

Tout l'œuvre de Ducharme, depuis L'avalée (Gallimard, 1966) jusqu'à Gros mots (Gallimard, 1999), est une parodie et une satire des discours édifiants et des rhétoriques de mobilisation, qu'il s'agisse des doctrines politiques ou des croyances religieuses, des esthétiques littéraires et artistiques, des stéréotypes identitaires, sexuels, ethniques ou culturels.

S'il y a un thème que Ducharme explore d'un roman à l'autre depuis 40 ans, c'est celui du refus de croire, de se plier à des mots d'ordre, toutes idéologies confondues. D'où des narrateurs hors normes, déclassés ou marginaux, qui explorent l'audace et le désespoir de l'être singulier, sa solitude, sa rage et sa quête de l'autre. Des narrateurs qui font reculer les limites du langage, bombardent les clichés et les lieux communs des bien-pensants par l'ironie, la dérision, la farce, les jeux de mots et l'imitation littéraire. Pratique romanesque qui vaut à Ducharme tant l'admiration que le dénigrement.[...]

Mais qu'en est-il, schématiquement, de L'avalée des avalés?

Dans le roman

Bérénice Einberg, la narratrice, mène un combat épique contre le monde et contre elle-même pour récupérer l'amour de son frère, Christian. Ce combat débute dès l'enfance contre sa mère catholique, Chamomor, et le père juif, Mauritius Einberg. C'est que les deux parents, en guerre l'un contre l'autre, ont convenu de se partager les enfants: Christian ira à la mère, Bérénice au père.

Bérénice mène son combat contre l'endoctrinement à la religion hébraïque, dans sa version fanatique, et contre le sentimentalisme, l'institution familiale et amoureuse, les beaux souvenirs, sa propre mélancolie, etc. Mais le monde résiste à la volonté de puissance de Bérénice, et le temps n'arrange pas les choses chez Ducharme.

Ainsi, parvenue à l'âge de tenir une arme, Bérénice est envoyée en Israël pour combattre les Syriens. Mauritius Einberg semble l'emporter et, à travers lui, tous les fanatiques en manque de héros et de martyrs, qui manient l'invocation divine comme d'autres des fusils automatiques: «J'ai cru à Yahveh pendant deux jours et j'en ai eu plein mon casque. Avec moi, les illusions ne sont pas têtues. Si le fusil dont m'a chargée cet Israélite m'avait été donné par un Syrien, je humerais avec autant de volupté l'odeur âcre que la balle arrache au canon en s'élançant. Raser une mosquée pour ériger une synagogue, c'est du va-et-vient giratoire rotatif tournant. Tous les dieux sont de la même race qui s'est développée dans le mal qu'a l'homme à l'âme comme des bacilles dans un chancre. Se battre pour une patrie, c'est se battre pour un berceau et un cercueil, c'est ridicule et faux, ça sent l'excuse pourrie. Le seul combat logique est un combat contre tous. C'est mon combat.» (Gallimard, pages 244 et 245.)

Un lecteur de mauvaise foi ou inattentif pourra toujours voir dans ce roman de l'antisémitisme et, ne soyons pas raciste, de l'anti-arabisme, qui est encore de l'antisémitisme. Avec un peu d'imagination toutefois, on peut y voir aussi une métaphore de n'importe quel patriotisme, y compris québécois... Il ne faut pas confondre la satire de Mein Kampf avec son éloge, la critique de l'instrumentalisation de la religion avec des propos dirigés contre une ethnie.

Pour soutenir son accusation de racisme, le concertiste évoque l'«horloger de race nègre», personnage fantaisiste et improbable qui tire de ses poches d'innombrables horloges, comme d'autres tirent des lapins de leur chapeau, et qui «[...] rit comme tous ceux de sa race, c'est-à-dire comme un enfant » (page 235). Cet énoncé, selon M. Lefebvre, serait raciste... Comment démonter un tel argument, sinon en l'invitant à relire le roman, ce passage du moins, et peut-être à faire quelques incursions du côté d'Aimé Césaire, qui revendiquait la négritude en 1966, de Blaise Cendrars ou de je ne sais trop quel horloger de race nègre qui joue avec le temps et qui rit comme un enfant — pas «un demeuré», comme a lu Alain Lefebvre.

Ducharme, raciste et antisémite? Autant dire qu'Éric Satie composait des marches militaires... Et le roman est-il lisible en 2005, alors que les guerres de religions sont exacerbées et que les machines à faire croire sont affamées de martyre? Ni plus ni moins, comme tout roman exigeant.

 

Lire aussi, La Laïcité, c'est le mal   

 


dimanche 18 octobre 2020

Kamel Daoud: "il faut démanteler l'islamisme"


                                                      Leçon de démocratie

 

 

Comme les précédents, les attentats de Barcelone et de Cambrils m’éloignent d’une histoire où, une fois les bougies éteintes et les petits cœurs rangés, tout le monde fait comme si rien n’avait eu lieu ‒ et comment faire autrement? ‒ et comme si ces tueurs n’étaient pas une conséquence désastreuse de ce que nous sommes, de ce que nous vivons.  (Philippe Lançon, Le lambeau, 2018, p. 191)

 

... si une chose existe quelque part, elle existera n'importe où.

    Czeslaw Milosz, La pensée captive, cité par Simon Leys.

 


 

À l'émission France culture, Kamel Daoud réagit à la décapitation de Samuel Paty, un enseignant d'histoire et de géographie d'un lycée de la banlieue parisienne par un djihadiste. Cliquez ici pour écouter l'émission. 

Ce crime ignoble est en lien avec les fameuses caricatures publiées par Charlie Hebdo en 2015 et qui ont entraîné le massacre d'une partie importante de l'équipe de rédaction. Ce massacre avait suscité une compagne de protestation à travers le monde, mais souvent accompagnée de "Je suis Charlie, mais..."

Mais quoi? Mais ils sont allés trop loin? Il leur est arrivé ce qu'ils méritaient?  Des journalistes, dont Jean-François Nadeau du Devoir, ont même laissé entendre que caricaturer les "barbus" était une bonne façon de renflouer les coffres de la revue...Voici ce que j'écrivais en 2015 dans ma page Web intitulée La contamination des mots

"Au Québec, le chroniqueur du Devoir Jean-François Nadeau réussit quant à lui le tour de force de célébrer le courage et le talent des caricaturistes de Charlie Hebdo tout en mettant en lumière ce qui aurait été une tendance lourde à l'islamophobie de la revue. Plus grave encore, cette islamophobie aurait été motivée par des soucis financiers, le besoin d'augmenter les revenus:

Ces dernières années, il faut savoir que les ventes de Charlie remontaient au-dessus de la ligne de flottaison dès lors que ce journal satirique se lançait dans la critique rageuse des fous de dieu, en particulier ceux de l'islam. Une certaine islamophobie de service s'était en conséquence emparée du journal qui produisait désormais à la chaîne des gags de plus en plus lourds en cette matière.
La dénonciation des barbus radicaux prit une telle place dans ces pages que cela donnait parfois l'impression d'un fâcheux radotage, même placé sous couvert de l'humour ravageur et irrévérencieux. Ce pilonnage obsessionnel, livré souvent au nom d'acrobaties intellectuelles douteuses devenait franchement embarrassant d'imbécillité. Non, Charlie n'était pas qu'amour et poésie. Du coup, on oubliait quelquefois le talent immense et l'esprit unique de plusieurs collaborateurs affairés pourtant à traiter avec doigté d'autres sujets que celui-là.
(Le Devoir, 8 janvier 2015)


Pas qu’amour et poésie Charlie, on s’en doute un peu, bien que l’amour et la poésie s’expriment d’abord en des termes qui ne sont pas les canons du poétique et du beau. Lecteur d’Arthur Cravan, M. Nadeau le sait bien: « Les abrutis ne voient le beau que dans les belles choses », disait Cravan. Mais l’accusation d'opportunisme, même sur le mode de la rigueur journalistique, de la liberté d’expression, me semble infiniment plus grave que celle du dérapage éditorial.

Alors comment concilier opportunisme, imbécillité, gags islamophobes à la chaîne et immense talent, intelligence, courage et… amitié? Car M. Nadeau affirme avoir connu des moments d'amitié inoubliables avec Charb. « Inoubliables » relevant ici de la sphère privée. Et cette éternité n'appartient plus qu'au vivant de l'auteur, puisque Charb a rencontré des balles signées Allah. Or ces balles, comme le rappelle sa compagne en entrevue, lui étaient intimement adressées, à cause de ses dessins contre les islamistes intégristes. Ces balles ne sont pas un fantasme, une illusion.

M. Nadeau a également évoqué son amitié sur les ondes de Radio-Canada pour rejeter du même souffle, et fermement, le human interest qu’une telle déclaration à la TV, et dans de telles circonstances, ne pouvait que susciter. Il ne fait pas dans la flagornerie, Jean-François Nadeau, mais on peut poser les questions que ne soulève pas son touchant témoignage:

Se pourrait-il, par exemple, que la rédaction de la revue ait eu d'autres motivations que la survie de la revue pour multiplier les gags?
 

Se pourrait-il qu’elle réagissait, par les dessins, aux menaces de mort bien réelles que les journalistes recevaient?
 

Se pourrait-il que les journalistes de Charlie Hebdo se fiaient à leur immense talent, comme le répète Nadeau, à leur capacité à décoder la réalité?
 

Se pourrait-il que leur humour féroce ne relevait pas de l’islamophobie, mais plutôt d’un sens de la réalité et du courage, que n’arrêtait pas la rectitude politique?
 

Se pourrait-il enfin que Jean-François Nadeau soit quelque peu empêtré dans ses opinions à ce sujet, par crainte de paraître islamophobe? L’amitié peut être une chose difficile à gérer, de même que la distinction entre dénonciation de l’extrémisme et islamophobie. On connait bien ce phénomène au Québec. Surtout chez les nationalistes repentis, qui ont toujours peur de paraître xénophobes, racistes, repliés sur eux-mêmes. C’est d’ailleurs une crainte légitime, mais qui peut être extrêmement insidieuse.

Bref, on sort perplexe de la chronique de Jean-François Nadeau, avec l'impression qu’il jongle avec un fer brûlant, qu'il dit une chose et son contraire. Cette hésitation, cette ambivalence plutôt, nous ramène évidemment au fameux débat sur la charte de la laïcité au Québec, où la question de l'islamophobie a joué à plein, enchevêtrée maladroitement au discours nationaliste débile du Parti québécois.


Dimanche, 11 janvier 2015, jour de grand rassemblement place de la République à Paris"

 Et Jean-François Nadeau est loin d'être le seul intellectuel à tergiverser sur cette question.  Le philosophe Pierre Mouterde s'était lui-même fendu d'un "Oui mais..." dans une lettre adressée au Devoir

Il faut dire qu'à l'époque, il était éminence grise de Québec solidaire, dont les positions identitaires sont pour le moins douteuses, positions permettant à la formation politique énormément de complaisance avec la mouvance islamiste et multiculturaliste en général.  Le plus comique, c'est que Mouterde a publié en 2019 un essai sur la rectitude politique. Je précise : un livre politiquement correct sur la rectitude politique.

 

C'est bien cette mentalité que dénonce notamment Kamel Daoud à France culture, mentalité qui est également à la source de la censure du langage qui sévit dans les universités et les médias. Cela va bien au-delà du refus de prononcer le mot "nègre". Le "N-Word" me fait penser aux "mauvais mots" que mon fils, quand il était à la garderie, apprenait avec ses petits amis à ne pas dire. Encore doit-on préciser que la garderie faisait son travail en montrant aux enfants qu'on ne peut pas dire tout ce qui nous passe par la tête, que l'usage de la parole a aussi des limites.  Nos sociétés sont exposées aujourd'hui à un peu plus d'infantilisation et d'innocence en interdisant, ou en imposant, un certain usage du langage pour satisfaire aux exigences de groupes d'intérêts.

Après la néoféminisation du langage, qui n'améliore en rien la situation des femmes, voici la racialisation du langage qui n'améliore en rien la situation des minorités. Au contraire, elle les enferme dans leur origine ethnique, ce qui est le fondement même du racisme. Et c'est ne rien dire des conséquences funestes qu'une telle censure exerce sur le langage, donc sur la pensée et l'honnêteté intellectuelle. Cette censure relève de l'imposture et de l'hypocrisie. Qui au juste revendique cette censure, et au nom de quoi?

À suivre...



 

jeudi 10 septembre 2020

Les Derniers

 par Bernard Émond, cinéaste et écrivain

 

Nous sommes les derniers. Presque les après-derniers. Aussitôt après nous commence un autre âge, un tout autre monde, le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s’en font gloire et orgueil.

– Charles Péguy, Notre jeunesse.

Ils éprouvaient ainsi la souffrance profonde de tous les prisonniers et de tous les exilés, qui est de vivre avec une mémoire qui ne sert à rien.
– Albert Camus,
La Peste

 

 Article paru dans la revue L'action nationale. Cliquez ici pour lire l'article dans la revue.

 

 

Faisons comme si la parole des intellectuels avait encore du poids dans le Québec contemporain, et par parole, je n’entends pas babillage médiatique, intervention de quatre-vingt-dix secondes sur une chaîne d’information continue, entretien festif dans une émission littéraire, blogue plébiscité par quelques milliers de clics. Faisons comme si, et posons la question. Que doit-on attendre des intellectuels dans le combat politique pour l’indépendance ?

 

Deux choses, il me semble : d’abord, nous rappeler pourquoi nous devrions faire l’indépendance et ensuite nous dire pourquoi, sans un improbable sursaut de volonté collective, nous ne la ferons pas.

 

Nous devrions faire l’indépendance, parce que sans elle nous sommes morts comme peuple. Dans trente, dans cinquante, dans cent ans il y aura bien, sur le territoire de cette province, des gens qu’on continuera à appeler Québécois, mais ils seront québécois comme nos voisins sont ontariens. Une collection d’individus habitant le même espace ne fait pas un peuple.

À quoi peut bien servir l’indépendance politique si elle n’est pas l’indépendance d’un peuple ? À quoi peut bien servir l’indépendance, sinon à garantir la pérennité d’un peuple ayant en commun une histoire, une culture, des coutumes, des institutions et une communauté d’origine ou d’attachement (1) ? À quoi peut bien servir l’indépendance si ce n’est à garantir les conditions d’existence d’une mémoire commune qui puisse fonder l’action ?

Ne me parlez pas d’une indépendance qui ne serait rien d’autre qu’une version francophone du multiculturalisme canadien. Ne me parlez pas d’une indépendance vidée de son poids de chair, d’une indépendance purement formelle, purement juridique, fondée par exemple sur les abstractions d’une charte des droits et du français langue commune. Et d’abord, ça ne marchera pas. On aura beau imposer le français avec toutes les lois du monde, on n’en fera pas autre chose qu’une langue véhiculaire, pauvre, comme celle qu’on utilise à Montréal quand il n’y a pas moyen de faire autrement. Il n’y a pas de langue sans un fonds partagé d’histoire et de culture, ou alors c’est une langue dans laquelle la poésie est impossible. De toute manière, dans une logique de droits individuels, avec les francophones maintenant minoritaires sur l’île de Montréal, la loi 101 n’a aucune chance de survivre à long terme, et son abolition ne fera au fond qu’accélérer le mouvement de dissolution qui nous entraîne déjà.

L’indépendance ne peut être que celle d’un peuple, et un peuple n’est pas une abstraction juridique. Elle ne peut être faite que par un peuple de chair, attaché à une histoire et une culture communes, pas par une collection d’individus qui n’ont en commun que le rêve de l’extension illimitée de leurs droits et de l’assouvissement immédiat de leurs désirs de consommation. Mais j’ai bien peur que c’est ce que nous soyons en train de devenir. J’ai bien peur que notre peuple soit en train de mourir. Et, malgré tout, nous refusons le sursaut politique qui nous permettrait de survivre. Pourquoi ?

Aux intellectuels qui auront la tâche d’expliquer notre démission, il faut rappeler cette phrase de Péguy : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ». Une phrase qui rappelle la vieille boutade : « les marxistes ont plus de facilité à expliquer pourquoi les ouvriers devraient faire la révolution que pourquoi ils ne la font pas ».

 

 


 

 

Jacques Parizeau, le soir du 30 octobre 1995, avait nommé, avec raison, l’argent et des votes ethniques comme causes de la défaite référendaire. Le tollé qu’avait suscité son intervention annonçait des beaux jours pour la rectitude politique. On l’avait accusé, justement, de voir ce qu’il voyait, et encore plus de le dire. Mais il y a une chose qu’il n’a pas dite, c’est que nous, Québécois francophones, sommes les principaux responsables de la défaite : nous sommes près de 40 % à avoir voté non. Faut-il rappeler les 99,5 % de oui pour l’indépendance norvégienne en 1918, ou les 77 % de oui en Estonie en 1988, dans un petit pays qui compte 30 % de Russes ?

Et il y a eu l’après-référendum. Le combat, qui aurait alors dû continuer avec vigueur, a tourné en eau de boudin non seulement à cause des atermoiements, de la faiblesse et de la vanité de nos dirigeants politiques, mais aussi, surtout, à cause de notre propre veulerie. La nôtre. Et maintenant, 25 ans plus tard, même à l’extérieur de Montréal, où les Québécois de souche et apparentés sont pourtant l’écrasante majorité, l’idée d’indépendance est minoritaire, et en recul constant.

Au fond, on s’en fout, tant qu’on a l’assurance-maladie et qu’on peut passer nos six mois moins un jour en Floride sans perdre nos droits. Quant aux devoirs, on n’en parle pas. On s’en balance comme on s’est balancé de l’éducation de nos enfants, élevés dans l’admiration inconditionnelle de leurs parents et le culte de l’estime de soi. Élevés dans l’ignorance de leur histoire et de leur langue maternelle, obnubilés par leurs écrans et par eux-mêmes, confortés dans leur mépris du passé et dans la contemplation de leur propre vertu, de leur propre ouverture, de leur propre égalitarisme. Et nous, parents, grands-parents ? Nous sommes comme eux. Absolument comme eux. Nous avons laissé faire. Nous les avons faits. Nous n’avons rien transmis d’autre qu’une idéologie Passe-Partout, gnangnan, mollassonne. Nous avons refusé toute forme d’autorité, au-dessus et au-dessous de nous, et surtout pas celle du passé. Nous avons beau faire mine de déplorer le fossé qui nous sépare des jeunes générations, ce fossé nous l’avons laissé s’ouvrir, quand nous ne l’avons pas creusé nous-mêmes, aveuglés que nous étions par l’idée de notre liberté. Nous avons voulu comprendre nos enfants, alors qu’il aurait fallu les éduquer, et d’abord nous éduquer nous-mêmes.

En 1995, Monsieur Parizeau dénonçait l’argent, et par là il fallait bien entendu comprendre les manœuvres frauduleuses du gouvernement fédéral et de ses dépendances, ainsi que l’appui actif des puissants et des maîtres avec le soutien presque sans faille de leurs entreprises et de leurs médias. Cela est entendu, vérifié, documenté. Et cela n’a pas changé. Mais derrière l’argent, il y a toute la puissance culturelle de l’anglosphère, tout ce que les Américains nomment le soft power, et que nous avons gobé hook line and sinker, comme ils disent, au point où nous nous glorifions de cette « culture québécoise » aseptique et mondialisée qui marche si bien à l’étranger, Céline Dion, le Cirque du Soleil, Denis Villeneuve. Nos héros, nos idoles. Aujourd’hui, il n’y a pas que les usines qu’on délocalise, il y a aussi la culture. Et nous en redemandons, délocalisés nous-mêmes, assis sur nos chaises de jardin devant un coucher de soleil sur le golfe du Mexique ou sur le balcon d’un Airbnb à Barcelone ou à Bangkok.

Le principal obstacle à l’indépendance, c’est nous. Notre veulerie, notre indifférence. Mais si jamais nous trouvions l’énergie d’un sursaut, nous frapperions un mur. Le mur de la métropole. Le mur de l’immigration et le mur anglo-québécois, qui sont le même mur. Près d’un million de nouveaux arrivants en trente ans, presque exclusivement concentrés dans la région montréalaise. Un million d’arrivants qui ont voulu venir en Amérique, ou à la rigueur au Canada, mais pas, sauf exception, au Québec(2). Et qui, dans leur grande majorité, n’ont cure de la survie de ce petit peuple qui les accueille, et de sa culture. On ne peut pas les blâmer, ainsi va le monde contemporain. Il fut un temps où l’intégration faisait son travail sur deux, trois générations. Mais simplement évoquer ce mot vous fait passer aujourd’hui pour un fasciste. Et puis, de toute manière, pour que l’intégration fonctionne, il faut une majorité, et de majorité, il n’y en a plus en région montréalaise. Il n’y a que des minorités, plus de peuple. Et ne me parlez pas de votre ami mexicain qui aime Miron ou des trois doctorants issus des minorités, qui se passionnent pour la littérature québécoise dans un séminaire à McGill. Ils sont bien sympathiques, nous sommes flattés, nous les aimons beaucoup, mais parlons chiffres. Regardons les statistiques en face. Démographiquement, idéologiquement, politiquement, Montréal ne fait déjà plus partie du Québec. Montréal est devenue une ville canadienne où on a simplement un peu plus de chances de se faire comprendre en français qu’ailleurs. Et compte tenu du poids démographique de la métropole, l’indépendance du Québec est aujourd’hui hors de portée, et probablement pour toujours.

À ce catalogue des obstacles et empêchements, il faut ajouter la guérilla intellectuelle des libéraux-libertaires et autres sans-frontiéristes, qui ont colonisé les universités et dont l’influence dans les médias dépasse très largement le nombre. Plus possible d’échapper aujourd’hui à l’orthodoxie multiculturelle, au culte de la diversité et à la religion de l’ouverture. Impossible de voir aujourd’hui ce qui est et surtout de le dire : que nous sommes de plus en plus seuls et que nous sommes en train de mourir, que la situation démographique prend de plus en plus l’aspect d’une fatalité, que la langue anglaise progresse inexorablement, et que la culture de masse issue de l’anglosphère a colonisé tous les esprits, que la langue et la culture française reculent constamment, que nous avons abandonné jusqu’à l’idée d’une culture commune, que des pans entiers de notre passé sont en train de s’effacer de la mémoire collective.

Alors, que doit-on demander aux intellectuels ?

Qu’ils voient ce qu’ils voient et qu’ils le disent : qu’ils n’aient pas peur d’affronter les censeurs de l’ultragauche et le jugement du New York Times. Et qu’ils ne craignent pas de nous désespérer. Peut-être devons-nous constamment nous faire rappeler notre mortalité, la disparition probable de notre petite et fragile civilisation, pour pouvoir trouver l’énergie d’une réaction.

Qu’ils attaquent. Qu’ils montrent à quel point la gauche multiculturelle est l’alliée des néolibéraux, à quel point l’idée de bien commun a été reléguée aux oubliettes par ceux-là mêmes qui se réclamaient d’elle, à quel point l’idée de justice sociale est menacée par la fragmentation diversitaire et le culte de la plus petite différence, comment une sorte de racisme à l’envers est en train de se développer, comment l’idée de laïcité est essentielle à une vie vraiment commune, et comment l’universalisme est menacé par un relativisme culturel imbécile et conquérant.

Qu’ils attaquent : nous n’avons pas à nous excuser des injustices que nos ancêtres auraient commises à des gens qui ne les ont pas subies. Et certainement pas à des petits-bourgeois anglophones qui ne quittent le ghetto McGill que pour venir chahuter une représentation théâtrale.

Qu’ils attaquent encore. Qu’ils s’attaquent à la dégradation de la télévision publique, de la presse et des médias de masse, qui sont devenus (à quelques exceptions près, il est vrai) une vaste entreprise de décérébration collective. Qu’ils s’attaquent à notre relâchement culturel, à la pauvreté de notre langue, à notre égoïsme, à nos démissions. Qu’ils attaquent avec l’acharnement de Pierre Falardeau ou le raffinement de Pierre Vadeboncoeur, mais qu’ils attaquent.

Que doit-on demander aux intellectuels ? Au fond, peut-être, qu’ils nous préparent à mourir, à mourir dignement, en luttant, en essayant de sauver ce qui peut encore l’être, et pas en attendant l’euthanasie parce que nous sommes fatigués, si fatigués. Qu’ils nous préparent à mourir en ne cédant plus un pouce, comme des insurgés sur une barricade. Car nous n’avons plus un pouce à céder : une partie de l’essentiel est déjà perdue.

Mais peut-être les intellectuels peuvent-ils aussi nous rappeler que l’histoire n’est pas écrite et que, malgré notre fatigue et nos démissions, nous pouvons encore écrire la nôtre.

 


1‒ Le soupçon de fermeture et d’intolérance qui pèse sur nous est-il si grand qu’il faille vraiment rappeler qu’il y a des McComber, des Pallascio, des Nguyen, des Diouf qui sont aussi Québécois que Zola était Français ?

2‒  On estime que le tiers des nouveaux arrivants quitte le Québec.

* Cinéaste et essayiste.

 Cliquez ici pour lire l'entretien que j'ai effectué en 2007 avec le cinéaste pour Le journal des Alternatives à l'occasion de la sortie de son film Contre toute espérance.

 

mardi 28 janvier 2020

Pierre Falardeau en Catherine Dorion



Notes festives et terribles pour une réflexion sur les contrefaçons


  Le contraire de la douceur n’est pas la brutalité ou la violence même, c’est la contrefaçon de la douceur : ce qui la pervertit en la mimant.
Anne Dufourmantelle[1]

(N.B. Pour avoir accès aux notes de bas de page, il ne faut pas cliquer sur l'appel de note, mais se rendre à la fin du texte où se trouvent les notes. Désolé!)

Terrible temps des Fêtes. Cette convivialité institutionnalisée et marchande permet  quand même des échanges et des discussions enrichissantes, tout en festoyant. Et on aime tant festoyer, par tous les temps, surtout par sombres temps. « Les temps sont durs mais modernes », écrivait Peter Sloterdijk[2]. Homo oeconomicus engendre homo festivus, et il n’a pas fini de nous étonner, de nous émouvoir, de nous exaspérer. Il adore en tout cas se déguiser, se travestir, s’éclater pour tromper l’ennui que sécrète son existence désincarnée, sans gravité, liquide. Je parle de nous tous, bien sûr, personne n’échappe vraiment à l’ennui et à ses stratégies d’évitement, qui peuvent être terribles. « Plutôt la barbarie que l’ennui », s’écria le maître de Charles Baudelaire, Théophile Gautier. Selon l’historien de la culture et de la littérature George Steiner, ce cri résonne au XIXe comme une prophétie  des horreurs qui allaient s’accomplir moins d’un siècle plus tard[3]. Aujourd’hui, n’est-ce pas encore pour combattre l’ennui que les déguisements et les contrefaçons pullulent? Allez savoir ce qu’annoncent ces mauvais présages. Il apparait cependant assez mal venu d’en rire ou même d'en discuter, ce qui est en soi assez inquiétant. Heureusement, la vie de l’esprit offre toujours la possibilité de faire des pas de côté, mais peu s’en prévalent, à moins que ce soit la clameur médiatique qui recouvre les voix dissonantes. Fred, un garçon charmant, m’a quand même beaucoup fait rire lors d’un souper bien arrosé en associant le non-conformisme de Pierre Falardeau à celui, disons ostentatoire, de Catherine Dorion.

Ce rapprochement me sembla naître d’un malentendu du discours politique de l’une et de l’autre. Je rappelai à Fred que le cinéaste et polémiste comparait, il y a longtemps déjà, Françoise David à Mère Teresa, manière de dire qu’elle était la zélote d’une organisation politique ambiguë qui, disait-il, était plus missionnaire que de gauche, voire carrément hypocrite (sur la video, entre les minutes 1:20 et 4:42). Je rappelai à Fred que Françoise David avait été la  présidente-fondatrice d’Option citoyenne avant de cofonder et de codiriger Québec solidaire, la formation politique que représente Catherine Dorion à titre de députée à l’Assemblée nationale. C’est d’ailleurs dans ce décor idoine qu’elle exécuta son petit numéro d’Halloween visant à banaliser voire à légitimer sans restriction le voile islamique -  j'y reviens plus loin. J’avoue que Falardeau me semblait souvent défendre un nationalisme revanchard qui nuisait à la cause qu’il défendait, escamotait surtout une réalité sociohistorique importante. Comme le rappelle aujourd’hui  le philosophe Alain Deneault, il y a une différence significative entre le colonisé et le colon prolétarisé. Mauvaise nouvelle pour la doxa nationaliste : le colon prolétarisé caractérise le Québécois, l’héritier de celui qu’on  appelait jadis le Canadien, puis le Canadien français. Contrairement à ce que nous aurait fait croire une historiographie sommaire de la décolonisation, il occupe plutôt une position intermédiaire sur la chaîne de la domination politique. Celle-ci est « très difficile à assumer du point de vue de la conscience, explique Alain Deneault, parce qu’il n’est pas vraiment le dominé, comme l’est l’Autochtone. Mais il n’est pas non plus l’actionnaire de sociétés ferroviaires [ou de n’importe quel autre secteur industriel, j’imagine]. Le Canadien-français devenu Québécois serait entre l’arbre et l’écorce, parce qu’il profite de la colonie sans en être vraiment responsables. C’est pourquoi il aurait de la difficulté à l’admettre et à le conceptualiser afin de s’en sortir et de façonner les choses autrement[5]. »

L’observation d’Alain Deneault permet d’ouvrir une large fenêtre sur l’institution imaginaire de la société. C’est l’identité politique du  Québécois qui se trouve entamée,  sa fameuse spécificité ‒ privilégiée ? ‒ de dominé, celle qui inspira par exemple le lyrisme du « québécantrope » de Gaston Miron, « ce garçon qui ne ressemble à personne ».  Et si on ajoute à cette remarque judicieuse de Deneault l’analyse d’un Jacques Ellul par exemple, affirmant il y a déjà un demi-siècle que c’est l’ensemble de l’humanité qui est désormais prolétarisé, aliéné à l’idéologie technicienne qui surplombe et détermine toutes les relations humaines, on est pris de vertige quand il s’agit de s’entendre sur des luttes politiques. Grand connaisseur de Karl Marx pour l’avoir bien étudié et longuement enseigné, Ellul disait notamment que les marxistes d’après-guerre et à la mode dans les années 1960-70 se trompaient de révolution. Si Marx avait raison en son temps d’en appeler à la lutte des classes, au XXe siècle le grand enjeu est beaucoup moins de combattre la bourgeoisie pour s’emparer des moyens de productions, que de sortir du productivisme et de l’idéologie technicienne qui déshumanisent radicalement l’existence, tout en provoquant  des désastres écologiques irréversibles (en plus d’être un des plus grands sociologues du XXe siècle, Ellul est considéré comme un pionnier de l’écologie politique). Ce qui ne veut pas dire que les classes sociales n’existent plus, mais qu’il ne suffit pas que les dominés renversent les dominants pour recouvrer le sens de la liberté, de la dignité et de la responsabilité politique.

Mais aujourd’hui, au lendemain des Fêtes et en dépit de cette nuance importante apportée par Deneault-Ellul, il me semble qu’à bien des égards Pierre Falardeau faisait preuve de clairvoyance et de sensibilité politique, bien au-delà de ses envolées étroitement nationalistes. S’il est probable qu’on n’arrête pas de se tromper de révolution, certaines révoltes ou révolutions sont plus vitales que d’autres. Toutes les révolutions ne se valent pas. Le mouvement pour le mouvement, contraire à la mesure de l'homme, n'a de sens que pour lui-même. Walter Benjamin, critique de l'idéologie du progrès, disait de la révolution qu'elle était le frein d'urgence. Or la modernité engendre des révolutions dictées par la volonté de puissance que semble offrir la technologie. C'est elle la locomotive du progrès qui impose d'aller toujours plus vite. Quelle ivresse que la vitesse! Elle est sensation pure, fait perdre la tête, la faculté de jugement, le sens de la route et de la lenteur. Elle appelle à bouleverser les mœurs, au déracinement des individus et des peuples, à la destruction des cultures plutôt qu'à leur enrichissement. Et ce déracinement se fait  fallacieusement au nom de la tolérance, de l'ouverture à l'autre, à la nouveauté, comme le fait Catherine Dorion.

 Pierre Falardeau, même s'il lui arrivait de déraper ou de dépasser la limite, voyait très bien comment le colonialisme aliénait l'ensemble du peuple québécois: Autochtones, Canadiens français, immigrants et, au sommet de la pyramide, les possédants, toutes origines ethniques et sexuelles confondues, ceux et celles que Falardeau appelle dans son terrible Temps des bouffons  « les rois nègres biculturels ».Un trait commun donc : aliénation au colonialisme, au déploiement de ses industries comme de son spectacle, de son imaginaire. L’objectif de ce colonialisme était ‒ est toujours ‒, de fabriquer l’homme nouveau, émancipé de toute affiliation à l’ancien monde. Celui-ci avait certes d’immenses défauts, mais pas de tout mesurer à l’aulne de la raison raisonnante, de la défense ses intérêts bien compris. On peut reconnaître chez ce colon prolétarisé, ce moderne absolu, l’héritier ou l’avatar d’homo oeconomicus né aux alentours du  XVIIIe siècle dans les éprouvettes de la raison instrumentale. Celle-ci forge l’axiome de la civilisation libérale et de la religion du progrès. Et qui dit religion, dit fidèle, c’est-à-dire le zélote du saint progrès ou de la modernité triomphante, celui que Philippe Muray a appelé le « moderneur » dans une de ses dernières nouvelles, « Comment je me suis arrêté[6] »

   
Fred m’écouta patiemment, puis on évoqua la force de dérision du court-métrage de Falardeau où il montre et commente l’élite politique et affairiste montréalaise dansant bras dessus bras dessous au très Canadian et très chic Beaver Club. L’effet grotesque de la mascarade est foudroyant : « Applaudissons-nous. We are magnificient people », clame le président de la cérémonie, Roger D. Landry, directeur à l’époque du quotidien  La Presse.

Le lendemain matin, repensant à ma discussion avec Fred, une idée fit irruption :  Falardeau vivant pourrait-il mettre en scène Catherine Dorion et ses solidaires collègues dans un Nouveau temps des bouffons ou un Temps des nouveaux bouffons et nouvelles bouffonnes ? Je me disais que ce numéro de déguisement à l’Assemblée nationale amenée par Catherine Dorion est d’une superficialité grotesque qui mériterait d’être tourné en dérision. Il dénote une adhésion servile non plus au biculturalisme que vomissait Falardeau, mais au multiculturalisme triomphant que produit le capitalisme mondialisé : doctrine made in Canada instaurée par le fédéralisme de Pierre-Elliot Trudeau pour contrer explicitement le mouvement indépendantiste québécois[7] et, qui sait? une possible alliance avec les peuples autochtones contre la technocratie canadienne ‒  en plus de sous-tendre et d’ériger une seule et unique norme à l’aulne de laquelle le monde entier doit se soumettre: la sainte économie dans l’Évangile néolibéral, mais néanmoins nihiliste.

La culture n’est pas un fait social en marge de l’économie politique, elle en fait partie, elle l’habite et l’habille; culture et économie politique forment un tout dont le langage, la parole, est le cœur : ce qui se dit et ne se dit pas, se pense et ne se pense pas. Or, Catherine Dorion incarne à merveille la version QS de la vision politique de Justin Trudeau, sorte de Beaver Club à l’échelle de tout le  pays, même si c’est à son corps défendant. Mais comment est-ce possible? Ce ne sera pas la première fois dans l’histoire récente que ladite opposition au pouvoir, au nom de l’émancipation, en renforce la poigne.

Depuis Mai 68, tout un courant de la gauche culturelle et de la contre-culture s’est mis au service du nouvel esprit du capitalisme en travaillant à intégrer, dans le travail et la vie privée, les nouvelles technologies de l’information et des communications : travail dit autonome, délocalisation, entrepreneuriat, réseaux sociaux, mobilité assortie du culte des droits des minorités autoproclamées et de la lutte contre toutes les discriminations[8]. C’est ainsi que la gauche identitaire seconde l’atomisation de la société nécessaire à la fluidité des capitaux, des biens, des services et des populations : accumuler, circuler, jouir sans entraves sont des synonymes dans ce grand processus de contamination des mots par l’hégémonie culturelle.

Les nouveaux maîtres du monde et leurs spin doctors sévissent dans les entourages de la Silicon Valley ou du Mile-Ex, dans les studios de design au service des multinationales du divertissement et du technocapitalisme, intelligence artificielle et tout le bazar. Ils travaillent en gougounes, ouaté, une tuque ou un hood sur la tête, tatoués de la tête aux pieds, des anneaux dans le nez et autour des yeux, de la bouche et des oreilles. Probablement en trois-pièces ou en tailleur à l’occasion, mais plus personne n’y croit vraiment. Grand bien leur fasse, aux uns comme aux autres, là n’est justement pas le problème. Pourquoi? Parce que c’est dans la « com » que ça se passe, dans le marketing sociétal, la concurrence des lobbies se substituant à la politique. C’est là qu’on fabrique le conformisme au nouvel ordre du monde en le rendant acceptable, désirable, cool.  La « com » et le marketing sociétal qui prolifèrent notamment sur les réseaux sociaux: tel est l’habit dont le roi est aujourd’hui affublé[9]. Je parle ici de rhétorique persuasive, pas de cas individuels.

Il est donc urgent dans le débat public de distinguer l’idéologie multiculturaliste de la pluralité sociale. Ce que font Alain Caillé et Philippe Chanial en distinguant  « reconnaissance des cultures et des identités » et  « la nouvelle mode managériale de la diversité culturelle, cette forme marchande, et probablement lucrative, du politiquement correct[10]. »  Et pour reprendre une de leur question dans le même ouvrage, « Le multiculturalisme est-il soluble dans la démocratie? ». Assurément pas dirais-je, si ce multiculturalisme confine au communautarisme, à des communautés étanches, repliées sur des identités de plus en plus chimériques, car déracinées de leur histoire. À cette histoire, le marché mondialisé substitue des fantasmes d’existences désincarnées, sans corps, ni âme, ni monde. Ne restent plus que le folklore, des lambeaux de costumes, des tessons d’histoire et une infinie mélancolie de véritables relations au monde. Celles-ci, il est vrai, sont faites de contraintes et de conflits, mais aussi, parfois, et pour les mêmes raisons, d’étonnement, d’éblouissement, de créativité. C’est de démondialisation davantage que de mondialisation dont il faudrait parler, de la disparition de ce qui fait un monde, et sans lequel personne ne peut vivre, ni les individus ni les peuples. « Car c’est seulement au sein d’un peuple qu’un homme peut vivre en tant qu’homme parmi les hommes, s’il ne veut pas mourir d’épuisement. Et seul un peuple vivant en communauté avec d’autres peuples peut contribuer à établir sur la terre habitée par nous tous un monde des hommes créé et contrôlé en commun par nous tous[11]

Cela dit, je trouve habilement suggestive la photo de Catherine Dorion la montrant assise sur la table du Salon rouge, la jupe tirée sur la cuisse juste ce qu’il faut pour dénoncer le cliché de la femme-objet. Que celles qui portent des jupes ‒ et ceux qui les zieutent ‒ se le tiennent pour dit. Ce discours, qui se réclame du féminisme et de la gauche radicale, n’hésite pas à prendre des tonalités d’intégrisme décomplexé. D’ailleurs, cette mise en scène vise clairement à rendre le voile islamiste acceptable, à en dénier sa signification militante sinon militaire ‒ au diable les musulmanes et musulmans qui se battent pour la laïcité au risque de leur vie! L’intention de Catherine Dorion  a d’ailleurs été explicitée par Gabrielle Bouchard, la personne jouant le rôle de présidente de la Fédération des femmes du Québec. «Le coton ouaté, c’est cute, dit-elle, ... mais le voile, c’est vraiment badass. Mardi prochain, portez le voile[12] ».

Démonstration par l’absurde et au mépris de la grande tradition socialiste : la jupe, le voile, le sexe, tous les « uniformes » se valent sous le signifiant de la soumission et… de la contrefaçon. Hans Christian Andersen doit se retourner dans sa tombe…

 Ces « badass [13]» de la contrefaçon oublient que la mission historique de la gauche, aujourd’hui hantée par le fantôme de la liberté, était de travailler à l’intégration du plus grands nombre à un projet « républicain ». Ce projet éduque et invite à participer à la chose publique ‒ la politique ‒, autour d’intérêts communs déterminées par le débat, la culture en général, l’histoire. Or la laïcité, la liberté de conscience, appartient à l’héritage républicain autour duquel se construit le projet de démocratie, évidemment fragile. Elle ne vise pas à supprimer la religion de l’espace public, mais à la circonscrire dans les institutions où ce sont des hommes et des femmes qui assument librement, tant bien que mal, l’organisation sociale ; ils se mettent ainsi à l’abri d’un absolu divin, mais surtout  des fondamentalistes qui s’imposent comme les porte-parole incontestables de Dieu. Et c’est ne rien dire encore des religions à l’origine des grandes doctrines sociales : le socialisme, le communisme, le libéralisme, l’anarchisme. Nos sociétés fonctionnent aux croyances (« crois ou meurs », « marche ou crève »), mais il est salvateur pour la  démocratie, comme pour la spiritualité laïque, de pouvoir soulever ce qui cherche à en voiler les mécanismes.

Parlant de croyances... Selon une certaine tradition hassidique, Dieu aurait inventé les hommes pour qu’ils se racontent des histoires, et Lui en racontent[14]. Dieu pourrait bien être un enfant qui n’a rien à cirer des problèmes politiques de la vie des hommes et des femmes, à moins qu’ils se présentent sous la forme de contes : « Il y a de longues années, vivait un empereur qui aimait par-dessus tout être bien habillé. Il avait un habit pour chaque heure du jour. », etc. À nous, pauvres humains, d’assumer ce « tendre soucis pour le monde » (Hannah Arendt), puis de s’en divertir en se racontant des histoires à propos de tout et de rien, y compris de Dieu. D’ailleurs, Dieu peut tout et ne fait rien, sauf pour ceux qui ont la foi. Ne pas laisser le sacré prisonnier des cachots des religions ni des doctrines sociales est également sacré. À défaut d’y croire soi-même, on peut croire en ceux et celles qui y croient.

Il faut l’innocence d’un enfant pour oser dire que le roi est nu, dit Andersen.  Il est donc vrai que tout projet véritable de laïcité devrait commencer par s’émanciper de la religion de l’économie. C’est dire que la laïcité selon le gouvernement de François Legault est elle-même une contrefaçon de la laïcité, mais qu’il est absurde d’en prendre le contre-pied sur la signification du voile islamiste.

La députée de l’extrême gauche identitaire aura beau danser sur la table pour égratigner son verni jaunissant avec ses faux talons aiguilles, se tailler une burka dans les drapeaux du Salon rouge, elle ne fera toujours que revêtir la démocratie parlementaire déficiente de la nouvelle esthétique mondialisée, qu’y faire entrer les habits neufs du nouvel esprit du capitalisme. Ces costumes n’ont évidemment pas pour but de lutter contre les inégalités et les injustices, mais de les dissimuler sous des apparats  peoples ou de la rebellocratie née dans des facultés universitaires, elles-mêmes conçues comme le prolongement idéologique des aéroports et du tourisme international. Selon cette vision, il s’agirait surtout de se soumettre à l’hégémonie multiculturaliste en attendant la liquidation et la liquéfaction de toute singularité culturelle, avec l’air de se battre contre elle.

C’est dire qu’on travaille fort pour faire de la liberté une marque de yogourt, mais bio. C’est tellement plus santé. « Applaudissons-nous, dis-je à Fred en fin de soirée. We are magnificient people, me répliqua-t-il.» On était enfin d’accord; l’ennui poursuivait son cours.  


Janvier 2020






[1] Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur, Éditions Payot et Rivages, 2013, p. 84.
[2] Cité par Jacques T. Godbout en exergue de L’esprit du don, Les Éditions du Boréal, 1995.
[3] George Steiner, Le Château de barbe bleue. Notes pour une redéfinition de la culture, Paris, Folio essai, 1973, p. 21.
[4] Pierre Falardeau à l’émission les Francs-tireurs https://www.youtube.com/watch?v=A-AETnoSdcw
[5] « Le retour aux sources d’Alain Deneault », Le Devoir, 13 janvier 2020.
[6] Philippe Muray, « Comment je me suis arrêté » dans Roues carrées. Nouvelles. Paris, les Éditions Arthème Fayard et Les Belle-Lettres, 2006.
[7] C’est ainsi que le multiculturalisme est défini dans Le dictionnaire historique critique du racisme, PUF, 2013,  dirigé par Pierre-André Taguieff : « Le multiculturalisme est une politique qui trouve son origine dans une stratégie mise en œuvre au début des années 1970 par Pierre Elliott Trudeau, Premier Ministre du Canada. Celui-ci entendait ainsi faire un signe en direction des minorités culturelles tout en relativisant la portée des revendications identitaires des Québécois. »

[8]   Jean-Claude Michéa, philosophe et critique dela civilisation libérale, rappelle que la lutte contre le racisme et toutes les discriminations a été théorisée par Friedrich Hayek, grand penseur de la doctrine économique ultralibérale. Dans l’article « Liberalism » rédigé pour l’Encyclopédie del novecento, Hayek affirme, selon Michéa, que « la lutte pour l’égalité formelle, c’est-à-dire la lutte contre toutes formes de discrimination basées sur l’origine sociale, la nationalité, la race, les convictions religieuses, le sexe, etc., a toujours constitué l’une des caractéristiques les plus fortes de la tradition libérale. » (La culture de l’égoïsme, Climats/Flammarion, 2012,  p. 84.)

[9] J’emprunte cette observation au psychanalyste Rolland Gori, qu’il présente dans une conférence (« Le pouvoir une imposture? ») qu’on peut écouter en ligne https://www.youtube.com/watch?v=dqTnsyrBvw4. Autour de la 11e minute, Gori analyse le conte de Hans Christian Andersen, « Les habits neufs de l’empereur ».

[10] Alain Caillé et Philippe Chanial, préface à Francesco Fistetti, Théories du multiculturalisme. Un parcours entre philosophie et sciences sociales, Éditions de la découvertes/MAUSS, 2009, p 6.
[11] Hannah Arendt, « Remarque finale » dans La tradition cachée. Le Juif comme paria, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 1987 (1946), p. 220.
[13] Littéralement « mauvais cul », mais on pense forcément à « faux-cul » même si la traduction serait vraisemblablement « dur à cuir ».
[14] George Steiner, Préface à la bible hébraïque, Paris, Éditions Albin Michel, p. 22.