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jeudi 13 février 2025

Lecture des "Racines de la liberté. Réflexions à partir de l'anarchisme tory"

 

Pour une critique radicale du capitalisme

Les racines de la liberté, de Gilles Labelle, Éric Martin et Stéphane Vibert

 

 


 

Les directeurs de l’ouvrage semblent avoir pris au mot l’appel lancé par le philosophe français Jean-Claude Michéa à la toute fin de son livre Orwell, anarchiste tory (Climats, 2000) : « À nous de rendre à son idée d’un "anarchisme tory" la place philosophique qui lui revient dans les différents combats de la nouvelle Résistance. » Dix ans plus tard, en 2010 donc, un colloque était organisé à l’Université d’Ottawa sur la portée philosophique de la fameuse expression. L’ouvrage ne se présente cependant pas comme les actes du colloque puisque la moitié des contributions n’y avaient pas été présentées, plus un très long entretien avec Michéa sous la forme de dix questions qui lui sont posées, entretien introduit par un texte substantiel de Stéphane Vibert, « De George Orwell à Jean-Claude Michéa ».

Sortir de la religion du Progrès

Ces deux auteurs occupent donc une place déterminante sur une notion qui, l’introduction le rappelle d’entrée de jeu, a tout de l’oxymoron, d’une contradiction dans les termes. Il s’agirait même d’une boutade. Reste à voir ce que signifie aujourd’hui cette « boutade » lancée par Orwell pour provoquer les intellectuels de la gauche et de l’extrême gauche de son temps, brouiller la doxa progressiste et son esprit de sérieux (rien n’est plus sérieux que le Progrès), et voir aussi quelle place philosophique lui revient « dans les différents combats de la nouvelle Résistance ». Et quelle Résistance ? Ne s’agit-il pas toujours pour les intellectuels de gauche de résister au pouvoir, à la société envahissante, d’éclairer, de guider le peuple, de l’émanciper des forces obscures, irrationnelles, rétrogrades ? Ne s’agit-il pas toujours de faire table rase d’un passé obscène pour lui faire prendre le train du Progrès, de la Modernité, des idées neuves et des mœurs renouvelés ?

C’est exactement ce que combattait Orwell, qu’il appelait « la religion du progrès ». Militant socialiste et antifasciste, journaliste, écrivain politique, chroniqueur de la dèche et romancier du totalitarisme, il considérait que la propagande de la gauche faisait trop souvent obstacle à l’instauration d’un socialisme démocratique, synonyme pour lui d’une société décente, fondée sur ce qu’il appelait la common decency, la décence ordinaire des couches populaires. En d’autres mots, Orwell considérait que les intellectuels de gauche, généralement issus des classes moyennes supérieures et formés dans les universités, plutôt que d’être des révolutionnaires, des résistants au fascisme, au stalinisme ou au capitalisme, toujours fascinés par l’idéologie du progrès, en étaient les agents plus ou moins conscients. Orwell était lui-même un intellectuel issu de cette classe privilégiée, mais doué d’un sens de l’autocritique et de l’autodérision peu commun. Sa critique ne visait donc pas le travail intellectuel comme tel, encore moins la création littéraire, mais une certaine classe d’intellectuels ambitieux, soucieux de distinction et d’avancement dans le parti, l’administration, l’université, l’entreprise ou l’État. Mais plus encore qu’une critique des intellectuels serviles et dogmatiques, Orwell croyait qu’une société juste et égalitaire ne peut s’ériger par le haut. Elle doit se fonder sur des bases démocratiques et sur un certain fond anthropologique commun, une sensibilité commune, un sens commun plutôt, que sur des concepts, des dogmes et des leaders charismatiques. C’est ce que signifie en gros l’idée d’anarchisme tory, à laquelle répond symétriquement le titre de l’ouvrage : les racines de la liberté.

L’idée centrale du collectif est portée par la nécessité de penser la liberté autrement qu’à partir des axiomes de l’idéologie libérale : une liberté abstraite qui, pour des raisons historiques, opposent d’emblée l’individu à la société. Une idée de la liberté fondée sur le culte du progrès, de la scienticité, de la raison raisonnante. Une liberté apparaissant comme un donné naturel, sans ancrage dans des traditions philosophiques, sans racines anthropologiques. C’est ce que Michéa désigne comme « la clef de voûte de la métaphysique libérale et de tous développements "postmodernes" » : la neutralité axiologique à l’origine du relativisme culturel triomphant, « l’idée que chacun a sa propre morale ».

Les auteurs de l’introduction avancent que cette conception de la liberté abstraite n’est pas le monopole de ce qu’on appelle habituellement la droite, qu’elle inspire aussi ce qu’ils désignent comme « la nouvelle gauche ». Dans son analyse de la civilisation libérale, Michéa soutient que cette gauche sévit depuis l’affaire Dreyfus. Très excitée par le progrès sous toutes ses formes, elle serait d’ailleurs plus près de la pensée libérale que d’un projet socialiste, démocratique, anticapitaliste. Selon le philosophe de Montpellier, elle s’est même complètement détournée de ce projet révolutionnaire, se faisant l’avant-garde des nouvelles exigences du capitalisme mondialisé : la lutte sans nuance contre toutes les exclusions, la revendication sans fin des droits privés, la transgression de toutes limites, etc. Inutile de dire que Michéa ne fait pas l’unanimité parmi les intellectuels abrités sous le signifiant « gauche ».

Outre Orwell et Michéa sont présentés des auteurs comme Karl Marx (Maxime Ouellette), Cornelius Castoriadis (Stephane Vibert), Hannah Arendt (Benoît Coutu), Michel Freitag (Éric Martin), Simone Weil (Minh Quang Nguyen), Christopher Lasch (Pierre Prades), Pier Paolo Pasolini (Julie Paquette), Jacques Lavigne, philosophe québécois peu connu qui écrivait dans les années 60 (Gilles Labelle), et Gershom Sholem (Julia David). Rémi de Villeneuve se penche sur le pervertissement du sens commun par la technoscience et, au cœur de ce programme extrêmement dense, on y croise des penseurs aussi essentiels à la réflexion sur la dialectique de l’ancien et du moderne que Jacques Ellul, Günther Anders, Guy Debord, etc.

Tous les penseurs, militants et écrivains ici rassemblés ont en commun d’avoir pensé et agi contre les dogmes de l’époque. Il est vrai que le marxisme fut radicalement mis en question, notamment par Castoriadis, sur cette question du progrès et d’un sens à l’histoire, mais la présentation qu’en fait M. Ouellette tend à nuancer cette vision qu’aurait eue Marx du progrès. Cela dit, Ouellette fait une proposition pour le moins étonnante en suggérant de substituer à la notion d’anarchisme tory, douteuse à ses yeux, celle d’« anti-modernisme émancipateur ». Ce serait, me semble-t-il, vider toute la charge polémique contenue dans la boutade d’Orwell, et retomber dans la rectitude conceptuelle qu’il dénonçait. Quoi qu’il en soit, Marx demeure un auteur de première importance, surtout relu à la lumière marxienne plutôt que marxiste.

Un terreau à cultiver

Les auteurs rassemblés ici ont apporté une contribution majeure au rôle de l’éducation, de la tradition philosophique critique, de la culture populaire dans la formation de l’autonomie des individus et des sociétés, qui constitue ce que Michel Freitag appelait l’« humanitude », très proche en somme de la conception de la culture d’Arendt, du rôle essentiel de l’entre-deux, du monde commun sans lequel l’humanité n’existe pas. Et c’est ce que fait valoir l’ouvrage : un autre versant de la modernité conçoit la liberté ou l’autonomie selon des critères d’attachement plutôt que d’arrachement, de responsabilité à l’égard d’autrui et du monde plutôt que d’opportunisme ou de transgression de tous les liens rattachant l’individu au monde commun, à la société.

Pour des raisons écologiques et anthropologiques évidentes, il y a urgence à redonner des racines à la liberté (aux individus et aux sociétés), à renouer avec ce qui, dans la tradition, se soucie de préserver le monde plutôt que de le vouer à la transformation compulsive destinée à enrichir une minorité tout en aliénant la majorité. Comme le disait l’auteur de L’obsolescence de l’homme, Günther Anders cité par Éric Martin, il ne s’agit plus de changer le monde, mais de le conserver.

Les racines de la liberté est un ouvrage de philosophie politique de première importance, bien qu’il reste théorique, universitaire. Sauf le texte de Gilles Labelle qui soulève des questions essentielles touchant la Révolution tranquille et un certain esprit de transgression convenu qui sévissait à Parti pris, aucun enjeu social concret n’est jamais abordé concrètement (diversité ou égalité, laïcité, démocratie étudiante, la revendication de droits, etc.). La liberté pour en faire quoi, demandait Sartre. Quand on songe aux combats que menaient, parfois physiquement, les Orwell, Castoriadis, Lasch, Weil, Pasolini, Sholem, à la polémique qu’Arendt a soulevée avec sa notion de banalité du mal, à celle que mène Michéa, à la créativité de Freitag, à la solitude de Lavigne, on ne peut qu’espérer une suite plus concrète à ces Racines de la liberté, question de les sortir du laboratoire pour les planter là où elles porteront fruits.

 

Texte publié dans la revue À Bâbord ! en 2015 : https://www.ababord.org/

mardi 30 juin 2020

James Baldwin et le mauvais rêve américain*

La vérité qui libère les Noirs libérera aussi les Blancs, mais ceux-ci ont du mal à l’accepter (1)
James Baldwin

Cliquez ici pour lire le texte dans L'Encyclopédie de l'Agora

Avant de voir le documentaire que lui consacre Raoul Peck, I’m not your negro (2016), je n’avais jamais entendu parler ni des livres ni de l’engagement de James Baldwin pour les droits civiques. Engagement périlleux, parce qu’il fut le compagnon de route de Medgar Evers, de Malcolm X et de Martin Luther King. Pourtant leur aîné, il est le seul des quatre militants à ne pas avoir été assassiné, alors que son discours antiraciste, ancré dans une critique très sévère de la société américaine, était loin de faire l’unanimité, tant du côté des extrémistes (suprémacistes blancs et séparatistes noirs) que de la gauche libérale oucontre-culturelle dite progressiste
C’est que Baldwin, parce qu’il était écrivain et libre penseur, a très vite su décoder les «rackets» qui se présentaient au garçon brillant et en colère qu’il était; colère ravivée quotidiennement par une pauvreté extrême, mais surtout par le sentiment de ne pas être considérés, lui et les siens, comme des humains. Une humiliation inscrite par quatre cents ans d’histoire dans l’institution, l’imaginaire et le mythe de la toute-puissance blanche étatsunienne. Ce que veut dire l’esclavage: dépossession, soumission, lynchage, torture, meurtre. L’histoire insiste moins sur le fait que l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle ajoute l’hypocrisie à toutes ces horreurs. La déshumanisation sera dorénavant légitimée non seulement par la foi chrétienne et répandue par ses missionnaires, mais également par la science et ses apôtres du progrès affublés de chemise blanche. Or ce refus d’humanité ne peut pas être confondu avec ce que le pouvoir médiatique et politique appelle fallacieusement de nos jours le racisme, bien qu’il en soit la source. Cette confusion est terrible, parce qu’elle banalise ce qu’est le racisme réel et qu’elle empêche de trouver des réponses aux véritables enjeux sociaux qu’elle dissimule dans nos sociétés aujourd’hui. Cet aveuglement ne peut conduire qu’à l’aggravation de la violence ou au cynisme, à une montée aux extrêmes qu’on observe aujourd’hui dans les discours relayés par les médias. Au final, cette confusion produit le racisme, l’exclusion, l’intolérance, le crime, la guerre civile. C’est exactement la leçon de James Baldwin, qui n’a cessé, dans ses écrits et dans son engagement, d’alerter les consciences contre ce qu’il appelle l’innocence, le romantisme et l’irresponsabilité.
Le mot de «racket», c’est Baldwin lui-même qui l’utilise dans un essai qui remonte au début des années 1960, La prochaine fois, le feu. Le terme désigne couramment la criminalité urbaine ordinaire (drogue, prostitution, jeu, marché noir), mais Baldwin en prolonge le sens du côté de l’endoctrinement politico-religieux, chrétien et musulman, du dogmatisme cryptomarxiste ou de l’engouement pour les modes contre-culturelles telle la fausse révolution sexuelle. Le meilleur exemple de cette ambiguïté tient dans ce que l’écrivain rapporte au sujet de comportements durant la période du maccarthysme. Les théories de Wilhelm Reich sur la révolution sexuelle sont alors à la mode, tout comme la psychanalyse et le LSD. Baldwin raconte qu’il arrivait que des psys convainquent leur patient de dénoncer leurs amis communistes afin de s’émanciper, de gagner en croissance personnelle. Il remarque que certains d’entre eux, pour s’absoudre, s’engagèrent plus tard dans le mouvement des droits civiques(2)… On ne saurait mieux décrire les conditions historiques de la rectitude morale et politique qui s’apparente à de la mauvaise ou à de la fausse conscience. Ce sens critique aigu qu’avait Baldwin des motivations idéologiques, appliqué à ceux qui s’autoproclament progressistes, échappe hélas au film de Raoul Peck. Il confère pourtant toute sa radicalité aux analyses de l’écrivain, à sa perspicacité et à son honnêteté intellectuelle.
Pour se faire une idée de la sensibilité intellectuelle et littéraire de Baldwin, on doit savoir qu’il fut pasteur à un âge où son père adoptif, lui-même pasteur, pouvait encore le forcer à porter des culottes courtes. En dépit de son très jeune âge, ses sermons étaient si inspirés que les fidèles d’Harlem accouraient pour les entendre. Vingt ans plus tard, au début des années 1960, il avait abandonné le pastorat et la religion (du moins l’Église) depuis longtemps. Dans la jeune trentaine, il avait déjà connu un long exil en France et son talent littéraire était largement reconnu grâce à la publication de romans autobiographiques et à son engagement pour la défense des droits civiques. Baldwin ne prêchait plus la parole de Dieu dans les églises, mais portait très haut la parole de son peuple. Dans son essai La prochaine fois, le feu, il revient sur son adolescence afin de décrire son entrée dans l’Église chrétienne d’Harlem. Le récit est palpitant et riche en enseignement. Il est remarquable qu’il évoque cette période avec les termes de la séduction criminelle, du racket. Nous ne sommes pas très loin des faux-monnayeurs d’André Gide.
Un jour de la fin des années 1930, il fut présenté à un pasteur, une femme qu’il décrit comme «frappante de beauté et de dignité, dans les traits de laquelle se mêlaient l’Afrique, l’Europe et l’Amérique de l’Indien peau-rouge». Comme cette femme a beaucoup de prestige dans l’univers religieux de Harlem, elle fait une très forte impression sur le jeune Baldwin. En le voyant, elle s’exclame: «À qui appartient ce petit garçon?» Baldwin commente:
«Or cette expression, chose incroyable, était précisément celle qu’employaient les souteneurs et les racketeers [sic] de l’Avenue pour me proposer, avec autant de convoitise que d’ironie, de ‟passer le temps” avec eux […] À Harlem, on trouve toujours preneur. J’eus la chance (en fut-ce une?) de me retrouver dans le ‟racket” religieux au lieu d’un autre et de succomber à une séduction spirituelle bien avant de connaître aucune révélation charnelle. Car quand le pasteur me demanda avec son merveilleux sourire: ‟À qui est ce petit garçon?” mon cœur répondit aussitôt: ‟Mais à vous, bien sûr”(3)
Ce sentiment d’être la propriété de quelqu’un ravive tout le passé d’esclavage des ancêtres de Baldwin. Or cet esclavage peut se présenter paradoxalement sous les traits les plus charmants, les plus insidieux.
Un peu plus loin dans le même essai, Baldwin commente, exactement dans les mêmes termes, sa rencontre avec Elijah Muhammad, le grand leader de la Nation d’islam aux États-Unis. Homme plein de charme et de charisme, il invite Baldwin à se joindre à l’organisation de Chicago en qui il voit déjà un James X au côté de Malcolm. Baldwin écrit: «Et puis il se tourna vers moi avec son merveilleux sourire et me ramena près de vingt-quatre ans en arrière, au moment où cette femme m’avait demandé: ‟À qui est ce petit garçon”(4).» Cette fois-ci, il ne cédera pas à la séduction. Certes, Baldwin milite contre le racisme, mais il n’est pas favorable au séparatisme prôné par les Black Panthers et la Nation d’islam. Il décline donc sans hésiter la proposition d’Elijah. Quand celui-ci lui demande ce qu’il est devenu depuis qu’il a quitté l’Église chrétienne, Baldwin répond en substance qu’il n’est associé à aucun mouvement, qu’il est écrivain et qu’il veut rester libre. Jamais peut-être la vocation d’écrivain n’aura raisonné à un tel point comme l’expression de la liberté dans la vie de James Baldwin.
Outre cette affaire de séduction et de racket, la responsabilité que Baldwin attribue aux progressistes blancs dans le succès de la Nation d’islam et des Black Panthers me semble significative, tellement elle fait figure de leçon politique, de mise en garde contre l’extrémisme:
«Que ce soit dans des discussions publiques ou privées, tous les efforts que j’ai pu faire pour expliquer les origines du mouvement musulman et les raisons de son succès ont été accueillis avec une indifférence révélatrice du peu de rapport qui existe entre les positions apparentes des progressistes et leurs réactions profondes, entre, même, ce qu’ils savent et ce qu’ils sont, révélatrice finalement de leur compétence à parler sur et en faveur du Noir en tant que symbole ou victime, mais de leur incapacité à voir un homme en lui (5)
Ce n’est pas d’aujourd’hui que le discours victimaire porte son lot de bénéfice symbolique sans rien changer à la réalité des victimes.
James Baldwin était donc ce genre d’écrivain de la plus haute exigence littéraire, pouvant révéler quelque chose du monde dans un langage qui ne soit pas univoque ou dogmatique, car au carrefour de la littérature, du religieux et de l’engagement politique. À la limite de la folie sans doute, comme il l’évoque souvent lui-même, de la solitude, du doute; du risque en tout cas de vivre passionnément, de donner et d’aimer, de surmonter la haine même de ce qui peut vous tuer tous les jours, parce que vous êtes Noir, homosexuel, Juif, Irlandais, Amérindien, femme, pauvre: «L’objet de la haine, écrit-il dans «Ici dragons»,   n’est jamais, hélas, situé commodément quelque part à l’extérieur, mais se trouve assis sur vos genoux, bouillonnant dans vos tripes et dictant au cœur des battements. Ignorer ce fait, c’est courir le risque de devenir une imitation – et donc une continuation – des principes qu’on s’imagine mépriser(6).»
C’est la grandeur de James Baldwin de n’être pas devenu «une continuation des principes» du suprémacisme blanc américain, ou son imitation inversée. Il a su démonter les mécanismes sous-jacents à ce racisme fondé sur le déracinement généralisé de la population américaine. Dans un dialogue avec l’anthropologue Margaret Mead, publié sous le titre Le racisme en question, Baldwin écrit: «Nous sommes tous des exilés». Ce à quoi Mead répond: «Oui, nous sommes tous en exil, personne n’a encore trouvé sa place sur terre(7).» C’est le mythe d’infaillibilité de l’Amérique, de sa mélodie du bonheur, qui se trouve ici dévoilé: ce mythe blanc dissimule, selon Baldwin, une peur effroyable de vivre, une apathie émotionnelle et morale monstrueuse, qui s’incarne dans l’obsession du pouvoir, mais aussi dans l’idéal aberrant de pureté et d’innocence qui caractérise la société américaine, idéal qui produit un sentimentalisme exacerbé tout en entretenant une ignorance sur soi autant que sur sa propre société. James Baldwin ne cessera pourtant jamais de se revendiquer américain, persuadé que la richesse éventuelle de ce pays passe par la mixité, la collaboration, la reconnaissance réciproque par-delà la couleur de la peau. Il ne cherchait pas à désigner des coupables à l’histoire de l’esclavage, mais des individus et des institutions responsables dans la société qui est la nôtre: «Si nous sommes ce que les circonstances font de nous, nous sommes, aussi, ce que nous faisons de nos circonstances. C’est là peut-être la clé de l’histoire, puisque nous sommes l’histoire (8)…»
Cette conception de l’histoire avancée par Baldwin trouve un écho dans la conclusion au documentaire Les routes de l’esclavage. L’historien Vincent Brown, de l’Université Harvard, affirme en effet qu’
«[on] aura vraiment progressé le jour où on reconnaîtra tous l’esclavage comme faisant partie de notre histoire commune. L’histoire de l’esclavage n’est pas l’histoire de Noirs ni juste celle de la colonisation blanche. L’histoire de l’inégalité des hommes est notre héritage à tous, que nous devons tous combattre. Les Blancs ne doivent pas se considérer uniquement comme des descendants des propriétaires d’esclaves, mais aussi comme des descendants d’esclaves, les Noirs comme des descendants de propriétaires d’esclaves. On doit considérer qu’on a hérité des structures fondamentales de ces sociétés. Ce qu’on a fait de ces inégalités dépend entièrement de nous. C’est ce qui peut vraiment nous aider à aller de l’avant en tant que société (9)
On pourrait faire tenir toute la pensée sensible de James Baldwin dans un passage magnifique de La prochaine fois, le feu, où il tente de définir l’amour, le souffle spirituel même de sa pensée: 
«J’emploie le mot amour ici non pas seulement au sens personnel mais dans celui d’une manière d’être, ou d’un état de grâce, non pas dans l’infantile sens américain d’être rendu heureux mais dans l’austère sens universel de quête, d’audace, de progrès. C’est donc là ma thèse que les tensions raciales qui menacent aujourd’hui les Américains ne peuvent s’expliquer par une profonde antipathie – en fait bien au contraire – et que les couleurs de peau n’y jouent qu’un rôle symbolique. Ces tensions ont leurs racines dans ces mêmes profondeurs d’où jaillissent l’amour, ou le crime. Les craintes ou les aspirations personnelles de l’homme blanc – secrètes pour lui et inexplicables – il les projette sur le Noir. Il ne saurait se libérer du pouvoir tyrannique que le Noir exerce sur lui qu’en consentant pratiquement à être noir lui-même, à devenir partie de cette nation dansante et souffrante qu’aujourd’hui il observe pensivement des hauteurs de sa puissance solitaire et que, armé de chèques de voyage spirituels, il visite furtivement une fois la nuit tombée (10)
L’œuvre de James Baldwin est à rapprocher de celle de Pier Paolo Pasolini par la rage, l’amour et l’acuité du regard qu’elle porte sur notre société, qui croit échapper à sa douleur en s’enfonçant dans l’hédonisme de consommation, qui tend à détruire ce qu’il y a de meilleur dans la culture, de vivant. Cette œuvre devrait être rendue beaucoup plus accessible qu’elle ne l’est. Je pense notamment à l’essai La prochaine fois, le feu, mais aussi au dialogue avec la grande anthropologue américaine, Margaret Mead, Le racisme en question. Ce livre devrait être réédité d’urgence, tellement le sujet abordé demeure brûlant d’actualité. On y découvre que les vérités de chacun, sans être universelles, peuvent au moins être discutées, même dans le conflit et le malentendu. Paradoxalement, c’est peut-être par la nuance qu’on parviendra à effectuer les changements les plus radicaux, à moins que le véritable changement soit de conserver le monde tel qu’il est (mais comment est-il? Peut-on encore le reconnaître?), dans cette manière d’être évoquée plus haut par Baldwin, c’est-à-dire «dans l’austère sens universel de quête, d’audace, de progrès», ce qu’il appelle l’amour. C’est encore ce que semble exprimer James Baldwin quand il dit à Margaret Mead qu’«on peut me considérer comme conservateur si on tient compte de ce que je juge précieux (11)". 
Et c’est ici qu’on découvre que ce qu’on dénonce de nos jours sous le terme d’appropriation culturelle est peut-être davantage un problème de déculturation, ou d’acculturation, qui frappe l’ensemble de la société. Déculturation qui a pour conséquence le déclin de la parole publique (Lasch) et de la passion pour le monde (Arendt). On oublie que c’est au nom du progrès et de la civilisation qu’on a aboli l’esclavage au XVIIIe siècle, mais pour donner une explication scientifique à l’infériorité des Noirs, voire leur désir de soumission aux Blancs, eux-mêmes contraints de les dominer. Les grand empires occidentaux étaient ainsi justifiés de coloniser l’Afrique et de substituer le travail forcé à l’esclavage. Au nom de la civilisation et du progrès, on faisait disparaître l’humanité de tout un continent. Et comme le disait Baldwin, l’homme blanc faisait en même temps disparaître sa propre humanité, mais sans s’en rendre compte.
Les films et les spectacles qui prétendent réconcilier les peuples et les cultures, réparer les torts, réussissent seulement, plus souvent qu’autrement, à neutraliser l’histoire et à chanter les louanges du progrès. L’idéologie progressiste n’est en tout cas jamais remise en question. Le discours de ces productions édifie la société actuelle et laisse généralement entendre ce qu’une minorité veut entendre, alors que la majorité hausse les épaules d’impuissance ou d’indifférence: nos sociétés sont bien meilleures qu’avant, nous avons gagné en civilité, continuons, allons de l’avant, le meilleur est devant, courons-y vite! Et la déculturation de suivre son cours, de progresser.
Il n’est pas facile de mettre le doigt sur ce que dissimule exactement ce discours édifiant. Ces «grandes œuvres» commémoratives font appel à des mises en scène à la fine pointe de la technologie. Or celles-ci tendent à faire disparaître le réel en donnant l’illusion de le faire apparaître. Je parle ici de technologie, pas des arts et des techniques littéraires de la scène ou du cinéma. C’est d’ailleurs l’argument qu’a d’abord fait valoir Robert Lepage aux représentants autochtones qui demandaient de jouer dans la production du Théâtre du Soleil, Kanata, pour des raisons d’équité et de représentativité. Nous avons intégré à la mise en scène des images enregistrées de témoins autochtones, a-t-il dit. Cette présence virtuelle compenserait leur absence réelle. Il me vient en mémoire que c’est aussi le but du fameux spectacle de réalité virtuelle qu’il signait avec Alberto Manguel, La bibliothèque la nuit. On peut affirmer que Robert Lepage est un maître reconnu mondialement de ce genre de mise en scène. Sa compagnie ne s’appelle pas Ex machina pour rien.
Je suis frappé par le fait que ceux qui demandent de faire partie des distributions dramatiques ne s’interrogent pas sur les œuvres elles-mêmes, sur leur composition. Certains vont jusqu’à réclamer leur disparition pure et simple de la programmation. C’est à croire que la censure et la virtualité sont les deux faces d’un même désir de disparaître, que porte en creux la religion du progrès.
James Baldwin, qui était particulièrement sensible au racisme et à la déshumanisation qu’il induit, à la déculturation du monde aussi, est décédé il y a un peu plus de 30 ans, le 1er décembre 1987, dans sa maison de Saint-Paul-de-Vence, en France, à l’âge de 63 ans.



1-James Baldwin, Chassés de la lumière 1967-1971 (paru sous le titre No name in the street en 1972), Ypfilon éditeur, 2015, p. 129.
2- "Ici dragons" dans Retour dans l'oeil du cyclone, Christian Bourgois, 2015, p. 203.
3- La prochaine fois, le feu, op.cit. p. 37.
4-Ibidem, p. 90.
5- Ibidem, p. 81.
6- « Ici dragons », op. cit.  p. 206.
7- James Baldwin et Margaret Mead, Le racisme en question, Calmann-Lévy, 1972, p. 102-103
8- Retour dans l’œil du cyclone, p. 164.
9- Les routes de l’esclavage, documentaire en quatre épisodes de Daniel Cattier, Juan Gélas et Fanny Glissant, France, 2018, 208 minutes.
10- La prochaine fois, le feu, p. 138-139.
11- Le racisme en question, op.cit. p. 210


* Ce texte est paru en 2018 dans Mauvaise foi. Essai sur la religion du progrès, Éditions Somme toute.