Un jour, sans surprise, ça vous rattrape et vous perdez le fil. Quelle ironie. Le fil ténu vous reliant au monde. L’enfant que vous étiez, le fils têtu. L’élan qui vous portait a dû sombrer sur les routes d’amertume vers le Nouveau monde, terre et fleuve d’échouages ; de colonisation, décolonisation, démondialisation dissimulée sous la « mondialisation » – formidable corruption sémantique qui contamine la géopolitique, l’écologie, la maison-monde. Dans certaines existences, individuelles ou collectives, tout commence par mourir ; l’amer recouvre tout, l’immonde. Trop tard, déjà ; le temps perdu, à jamais. Après la petite enfance, vient la grande, la blanche écumeuse. L’une dans l’autre et inversement. Le Déluge, Babel ; Babel, le Déluge.
Non. Tout commence aussi par mourir.
Un jour, vous comprenez que vous avez perdu l’innocence, la grâce qui vous reliait au monde. Romantique, vous geignez comme moi l’aggravé: « Du temps de mon vivant… je suis le seul ; trop tard pour moi, mieux vaut en finir, vivement l’infini. »
Vous n’êtes pas sorti de l’enfance que vous ne croyez plus à l’homme en vous. À l’archétype, la peau de chagrin. Misérable « sans bon sang », paquet de nerfs, homme de trait qui parle cheval, signe son nom étrange d’une mauvaise croix, d’un x tremblant. Son of a bitch !
L’homme sous l’archétype : violoneux, tapeux de pieds, conteur de la vie dure, humble jusqu’à la soumission, nécessité maudite (« jamais manqué d’ouvrage ») ; la sainte famille de tous les dangers, « ma vie, c’est l’enfer ». Son of a bitch ! L’histoire comme son ombre – étrangère aux saisons d’infernales épousailles.
En retrait, vous serez son aggravation, son sauveur, la croix sous laquelle vous disparaîtrez, la croix plantée sur les décombres de l’ancien monde : tabula rasa ! Vous serez intégralement moderne, émancipé, revenu de tout sans jamais n’avoir eu à rester parmi les autres avant de partir, de revenir; revenu de l’autre dont vous faites une idole.
D’un racket l’autre : « Je est un autre » ramené au même, à l’identique. Marketing littéraire, genre; public cible, mascarade de l’entre-soi, idolâtrie identitaire. Sur les cadavres, les barbares érigent les dieux. L’ère du temps, l’air d’aller. L’oracle est bel et bien épuisé. Inversion de valeur par la grande transformation : le dérèglement conscient de tous les sens, jusqu’au climat.
Plutôt seul avec, en soi, les autres solitudes, déracinées, sans monde. Quelle chance d’être née à une époque où tu as tout perdu, écrivait la vierge rouge avec un sourire en coin. Elle portait l’infini dans ses mains encombrées d’esprit, de racines impersonnelles, les pieds dans les plats, le Gros animal attrapé par la queue. L’infini et un jour, de tous les jours, d’un temps et d’un lieu. Maux de tête.
L’histoire, l’anthropologie, la sociologie, la littérature édifiante ou lénifiante vous étaient évidemment étrangères ; la psychologie des profondeurs, la clinique du traumatisme encore plus ; l’humiliation héréditaire cependant, devenir ce qu’on vous apprend à mépriser de l’intérieur. La honte, vous la buviez de force, jusqu’à la lie. L’ivresse de la colère rentrée jusqu’à l’os fracturé, à la moelle!
La peur.
La peur la plus épeurable foudroie du dedans, empoisonne tout l’espace. Ou en transparence. À contre-jour. Peur de son ombre.
L’encan des ombres.
Quitte ou double. Qui vend son ombre devient l’ombre de lui-même.
La multiplication des ombres : miracle satanique. Sans repères pour le réel telle une maison, un foyer ; pays perdu ; le temps, le lieu, que vous soyez d’ici, d’ailleurs, de nulle part. « Mon bagage d’immigrante est troué » écrivait encore une poète déracinée (Caroline Dawson). Plus tard, bientôt, nous ravalerons nos êtres indéfinis, l’âcreté des nauséeuses beuveries.
Moins qu’un bagage troué, débagagés, des peuples entiers n’ont qu’une épave comme maison.
En fait, il n’y avait pas de fil, pas de liens qui tiennent. Au fond, il n’y a rien, Rien, sinon ce que les spéculateurs de la vertu, soucieux de leur supériorité morale appellent religieusement l’éternité, l’infini, pour escamoter le désir associé au réel troué. L’autre petite musique. La petite musique de la pleine jouissance équivaut à la plénitude du bien, de l’éveil vertueux. Il n’y a que les sots qui se croient éveillés, disait un sage chinois.
« Épervier de ta faiblesse, domine ! » (Henri Michaux).
Il ne faut pas exagérer : il n’y a pas rien, mais presque rien : le mauvais infini en miroir, l’accumulation, encore, toujours plus et plus encore. Ce sont d’ailleurs ceux qui n’ont rien qui exagèrent le plus, souvent en riant. Les pires sont ceux qui ont tout en annonçant qu’ils n’ont rien, en ne riant jamais : dans une société de l’abondance, du déchet, les vertus de la pauvreté prennent de la valeur, jamais les pauvres, les malheureux, les pauvres d’esprit. Pas moi, Seigneur ! Un matin, ils se réveillent dans un club de millionnaires, investisseurs, designers de la norme de l’époque, la monnaie de singe. Quelle surprise ! Aucune surprise. Respect pour les singes, nos maîtres es mimétisme.
Comme une maladie honteuse, l’héritage pourri, troué, est facilement transmissible. Sans voix ni chemin conduisant à l’extérieur du marché aux identités étroites. La joie grâce aux imaginaires animés d’âmes vives réelles, trop vives pour les agités de l’époque, bête d’algorithmes. « La réalité est devenue la proie de la Réalité virtuelle. » (Jean Baudrillard)
Dans quel cirque, quel parc d’amusement, quel racket te désâmes-tu? Bruit substitué aux vents de la tempête, des données aux clichés cool numériques. Dépourvu de mains, tu ne sais plus rien faire ni prendre. Dépourvu de front pour faire face ‑ à quoi ? Toute nécessité confisquée.
Existence inutile, vaine, vaincue à force d’affolements. L’oreille plombée de n’avoir rien à écouter. On ne se souvient que de ce qui vaut d’être oublié. Absolument moderne, fétichiste d’un avenir radieux, moelleux, pacifié, positiviste.
Intelligibles
Incarnées
Écrire pour déterrer des paroles, les écouter, trouver une mesure, une portée, des intervalles aux voix. Fouiller, creuser comme un animal, un chien, un cochon sauvage. Imaginer à fonds perdus ce qui est en jeu, la beauté enivrante, brulante, sacrée, à renchausser.
Ce qui se terre.
Sous l’amer, tu avais déjà perdu le père la mère sans père. Sans terre.
Je peine à renouer le fil conduisant à l’esprit du monde.
La beauté dérobée au don.
Subsistent « les racines du hasard » (Arthur Koestler)
Musicales, absurdes, violentes
La beauté néanmoins.
(Novembre - décembre 2025)