Un jour, vous comprenez que vous avez perdu l’innocence, la grâce qui vous reliait au monde. Romantique, vous geignez comme moi l’aggravé: « Du temps de mon vivant… je suis le seul ; trop tard pour moi, mieux vaut en finir, vivement l’infini. »
Vous n’êtes pas
sorti de l’enfance que vous ne croyez plus à l’homme en vous. À l’archétype, la
peau de chagrin. Misérable « sans bon sang », paquet de nerfs, homme
de trait qui parle cheval, signe son nom étrange d’une mauvaise croix, d’un x
tremblant. Son of a bitch !
L’homme sous
l’archétype : violoneux, tapeux de pieds, conteur de la vie dure, humble
jusqu’à la soumission, nécessité maudite (« jamais manqué d’ouvrage ») ;
la sainte famille de tous les dangers, « ma vie, c’est
l’enfer ». Son of a bitch ! L’histoire
comme son ombre – étrangère aux saisons d’infernales épousailles.
En retrait, vous
serez son aggravation, son sauveur, la croix sous laquelle vous disparaîtrez,
la croix plantée sur les décombres de
l’ancien monde : tabula rasa ! Vous serez intégralement moderne, émancipé,
revenu de tout sans jamais n’avoir eu à rester parmi les autres avant de
partir, de revenir; revenu de l’autre dont vous faites une idole.
D’un racket
l’autre : « Je est un autre » ramené au même, à l’identique. Marketing
littéraire, genre; public cible, mascarade de l’entre-soi,
idolâtrie identitaire. Sur les
cadavres, les barbares érigent les dieux. L’ère du temps, l’air d’aller.
L’oracle est bel et bien épuisé. Inversion de valeur par la grande
transformation : le dérèglement conscient de tous les sens, jusqu’au
climat.
L’histoire, l’anthropologie,
la sociologie, la littérature édifiante ou lénifiante vous étaient évidemment
étrangères ; la psychologie des profondeurs, la clinique du traumatisme encore
plus ; l’humiliation héréditaire cependant, devenir ce qu’on vous apprend
à mépriser de l’intérieur. La honte, vous la buviez de force, jusqu’à la lie.
L’ivresse de la colère rentrée jusqu’à l’os fracturé, à la moelle!
La peur la
plus épeurable foudroie du dedans, empoisonne tout l’espace. Ou en
transparence. À contre-jour. Peur de son ombre.
L’encan des
ombres.
Quitte ou double.
Qui vend son ombre devient l’ombre de lui-même.
La multiplication des ombres : miracle satanique. Sans repères pour le réel telle une maison, un foyer ; pays perdu ; le temps, le lieu, que vous soyez d’ici, d’ailleurs, de nulle part. « Mon bagage d’immigrante est troué » écrivait encore une poète déracinée (Caroline Dawson). Plus tard, bientôt, nous ravalerons nos êtres indéfinis, l’âcreté des nauséeuses beuveries.
Moins qu’un bagage troué,
débagagés, des peuples entiers n’ont qu’une épave comme maison.
Il ne faut pas exagérer : il n’y a pas rien, mais presque
rien : le mauvais infini en miroir, l’accumulation, encore, toujours plus
et plus encore. Ce sont d’ailleurs ceux qui n’ont rien qui exagèrent le plus,
souvent en riant. Les pires sont ceux qui ont tout en annonçant qu’ils n’ont
rien, en ne riant jamais : dans une société de l’abondance, du déchet, les
vertus de la pauvreté prennent de la valeur, jamais les pauvres, les malheureux,
les pauvres d’esprit. Pas moi, Seigneur ! Un matin, ils se réveillent
dans un club de millionnaires, investisseurs, designers de la norme de l’époque,
la monnaie de singe. Quelle surprise ! Aucune surprise. Respect pour les
singes, nos maîtres es mimétisme.
Comme une maladie honteuse, l’héritage pourri, troué, est facilement transmissible. Sans voix ni chemin conduisant à l’extérieur du marché aux identités étroites. La joie grâce aux imaginaires animés d’âmes vives réelles, trop vives pour les agités de l’époque, bête d’algorithmes. « La réalité est devenue la proie de la Réalité virtuelle. » (Jean Baudrillard)
Dans quel cirque,
quel parc d’amusement, quel racket te désâmes-tu? Bruit substitué aux vents de
la tempête, des données aux clichés cool numériques. Dépourvu de mains, tu ne
sais plus rien faire ni prendre. Dépourvu de front pour faire face ‑ à quoi ? Toute nécessité confisquée.
Existence inutile, vaine, vaincue à force d’affolements.
L’oreille plombée de n’avoir rien à écouter. On ne se souvient que de ce qui
vaut d’être oublié. Absolument moderne, fétichiste d’un avenir radieux,
moelleux, pacifié, positiviste.
Intelligibles
Incarnées
Ce qui se terre.
Sous l’amer, tu avais déjà perdu
le père la mère sans père. Sans terre.
Je peine à renouer le fil conduisant
à l’esprit du monde.
La beauté dérobée au don.
Subsistent « les racines
du hasard » (Arthur Koestler)
Musicales, absurdes,
violentes
La beauté néanmoins.
(Novembre - décembre 2025)