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lundi 13 janvier 2025

Quand le rire romanesque rencontre la montée aux extrêmes : "Chien blanc" de Romain Gary*

 

C’est tout de même triste lorsque les Juifs se mettent à rêver d’une gestapo juive et les Noirs un Klu klux Klan noir...

R. Gary

Le primat de la victoire est le primat des faibles…

R. Girard                      

                                                                                                                                

On nous l’assène sur tous les tons, parfois violemment : on ne rit pas avec les identités, les sacro-saintes différences.  Elles font aujourd’hui l’objet de toutes les vanités, de tous les conflits, alors que la réalité clignote plutôt du côté de l’indifférenciation, de l’effacement des médiations sociales, culturelles, politiques. Effacement de ce qui sépare et relie ; qui rend possible la parole, le sens commun.  Alors on les monte en épingle, ces différences, de la publicité au cinéma en passant par la mode, l’université, la littérature, partout s’exprime l’art du ressenti qui excelle surtout dans l’art de dissimuler son ressentiment. On sacralise l’Autre, évidemment confondu avec le Même : l’enfer est pavé des meilleures intentions, nous étions pourtant prévenus. Quelle ironie! Inquiétante tout de même. Qu’est-ce que cette mascarade des identités et des fausses différences dissimule ? La mondialisation triomphante, l’immonde ? L’homme sans monde comme le remarquait Günther Anders (1)?  La muséification des cultures par la doctrine culturelle du néolibéralisme ? Le multiculturalisme dont le « wokisme » n’est que le dernier avatar ?

Cette vérité, difficile à avaler, c’est souvent le romancier qui l’a découverte au cours de la modernité, parce que le roman – un certain art du roman – pourrait bien être le genre par excellence de la découverte du mensonge et des illusions qui enrobent nos chères certitudes, sur soi-même et sur la société. Le découvrir, ce mensonge, c’est désamorcer la séduction des belles paroles qui s’avèrent souvent risibles. C’est justement le sens de Chien blanc (2), le roman en forme de récit autobiographique de Roman Gary qui s’amorce sur un des épisodes les plus violents de l’histoire contemporaine des États-Unis : la lutte des Noirs pour les droits civiques et sa répression, qui entraîna des lynchages, des soulèvements (Watts, 1965), l’assassinat de leaders noirs, notamment de Martin Luther King en 1968.  Sauf que le récit de Romain Gary déborde la crise spécifique qui déchire la société américaine pour porter son regard sur ce qu’il décrit comme « l’incroyable inflation verbale qui déferle d’un pôle à l’autre de la terre et semble annoncer un épuisement total du vocabulaire » (p. 103). Confronté à ce qu’il appelle « la contagion des passions frénétiques » (p. 125), celle qui déferle aux États-Unis mais aussi à Paris, dans le Quartier latin – une jeunesse plutôt aisée rêvant de renverser le vieux monde autoritaire –, il soulève une question qui traverse le roman de bout en bout. Question qui le concerne, lui, au premier chef, puisqu’il est écrivain, qu’il évoque dans son récit  les moments où il se retire pour écrire, et que sa femme, Jean Seberg, est une actrice hollywoodienne engagée dans la cause antiraciste. La question : que peuvent la littérature et le cinéma, l’art en général, contre la bêtise du monde, ce qu’il appelle la chiennerie, l’autre nom pour la volonté de puissance ?

Sa réponse est loin d’être univoque ou moralement triomphante. Elle montre plutôt la futilité du désir de vaincre, de supprimer l’ennemi. Gary compose une éthique et une esthétique du retrait, de la non-puissance – qui n’est pas l’impuissance (3) –, et, beau paradoxe, en plongeant au cœur de la violence, armé d’un point de vue romanesque. À sa manière, Romain Gary agit comme le recommande l’anthropologue de la violence René Girard, c’est ce qu’on verra plus loin : il se bat jusqu’au bout contre cette chiennerie, même s’il pense que c’est une vaine tentative. On ne peut cependant pas en dire autant de l’adaptation cinématographique de Chien blanc par Anaïs Barbeau Lavalette (2022). En trouvant sa finale, sinon sa finalité, dans la chanson « Vous finirez seuls et vaincus (4)», et sur des images qui évoquent Black Lives Matter, elle opte plutôt pour le spectacle de la violence. Cet appel à vaincre l’autre, à l’isoler, n’est malheureusement pas le seul contresens de son adaptation, largement acclamée par les médias québécois.  En fait, outre le prestige littéraire de Romain Gary servant à parer son film, elle ne retient pas grand-chose de la composition dialogique, foisonnante, ironique, mais non moins tragique du récit romanesque. Adieu Romain Gary.

M’inspirant des travaux de René Girard sur la rivalité mimétique et le rôle fondateur du bouc émissaire dans l’histoire des cultures, je lis dans Chien blanc, davantage que le témoignage d’un écrivain célèbre sur et contre le racisme, un roman sur ce que Girard a appelé dans un de ses derniers ouvrages, la montée aux extrêmes (5).  La distinction qu’il avait faite dans un ouvrage de 1961 entre le mensonge romantique et la vérité romanesque reste très féconde pour décrire les tensions qui travaillent le récit de Romain Gary, ce que Girard appelle la conversion romanesque, l’équivalent de l’abandon, ou plutôt de l’ébranlement de ses illusions lyriques (6). Or, par-delà l’aspect personnel, ces illusions s’incarnent dans des idéologies, des doctrines et des religions, qui tendent à alimenter la rivalité mimétique, toujours au nom de l’authenticité de ses propres valeurs, de sa souveraine souffrance pour enfin émanciper la victime ou celle de sa « cause ». La mauvaise nouvelle, on s’en doute, est que cette montée aux extrêmes monte toujours, que la révolution n’est toujours que celle du moteur qui propulse la montée.

Ce qui nous menace le plus aujourd’hui, notait Girard, c’est l’obsession victimaire. Si la rivalité mimétique consiste à désirer ce que l’autre possède, voire le désir de l’autre, son être même, l’obsession victimaire consiste alors à désirer son être de victime. On comprend alors que cette obsession  soit, selon lui, « l’équivalent spirituel de la puissance nucléaire », puisque la contagion mimétique alimente cette puissance de destruction culturelle à l’infini (7). La culture pour l’être humain, qui ne se réduit pas aux objets d’art, englobe tout l’univers symbolique, son imaginaire et sa sensibilité; elle n’est pas moins vitale que l’air qu’il respire, même si elle est souvent irrespirable.

 

Les certitudes à l’épreuve du point de vue romanesque

Romain Gary raconte qu’au soir du 17 février 1968, sous une pluie diluvienne, s’est présenté chez lui, à sa maison de Beverly Hills, un berger allemand gris, magnifique, sans collier. Comme le chien se montre très amical, Gary décide de le garder, le surnomme Batka, petit père ou pépère en russe, sa langue maternelle. Même que le chien lui rappelle sa mère, ses yeux surtout, qui expriment la fidélité. Sachant le rôle que la mère de Romain Gary a joué dans sa vie, rôle souvent évoqué à travers son œuvre littéraire, la comparaison est une « boutade » à prendre au sérieux. Elle mériterait à elle seule une longue et passionnante réflexion. Qu’il suffise ici de dire que l’auteur des Racines du ciel et de Frère océan entretient une relation qu’il qualifie lui-même de fraternelle avec le vivant en général, avec les chiens bien sûr et donc la chiennerie : un mélange de fidélité, d’exigences impossibles, de promesses et de violence. « Tout ce qui souffre sous vos yeux est un être humain », affirme-t-il.  Romain Gary ne manque pas de compassion ni de lyrisme ; d’ironie et d’autodérision non plus. Il n’est d’ailleurs pas toujours aisé de démêler chez lui le sérieux de la blague, le vrai du faux. C’est même parfois impossible, comme il n’existe souvent pas de solutions rationnelles aux grands problèmes du monde.

Toujours est-il que dans les jours suivant son arrivée, Batka se montre sympathique avec tout le monde, mais se révèle dangereusement féroce avec les Noirs. C’est que Batka appartient, Gary ne tardera pas à la découvrir, à une lignée de chiens dressés dans le Sud des États-Unis pour traquer les Noirs. Les pourchasser dans les champs de coton d’abord, où ils servaient d’esclaves aux propriétaires blancs, puis dans les soulèvements urbains, quand ils protestaient contre la violence et la discrimination qu’ils subissaient – qu’ils subissent encore, même si cette discrimination n’est plus la même qu’autrefois. C’est dire que l’instinct raciste chez Batka est la conséquence d’un dressage et que ce racisme atavique fait de ce berger allemand ce que Gary appelle un « chien historique » (p. 55).

Lui-même est très sensible à l’histoire, à ses paradoxes, à ses antinomies. Sensible aux ambiguïtés que s’efforcent de dissimuler les  idéologies qui assènent des vérités séduisantes. Les affronter comme romancier, c’est faire éclater de rassurantes certitudes. C’est ce que décrit Romain Gary après avoir assisté à l’explosion de rage de Batka déclenchée à la vue d’un employé de la Western Union venu livrer un télégramme. Le type était Noir :  

 

C’est un véritable changement de nature, presque de dimension, un de ces moments pénibles où vos petits arrangements rassurants et catégories familières volent en éclats. Expérience décourageante pour les amateurs de certitudes. Je me trouvais soudain confronté avec l’image d’une brutalité première, tapie au sein de la nature et dont on préfère oublier la présence souterraine entre deux manifestations meurtrières. Ce qu’on appelait jadis l’humanitarisme s’est toujours trouvé pris dans ce dilemme, entre l’amour des chiens et l’horreur de la chiennerie (p. 14).

 

Le récit de Gary est un témoignage romanesque – non pas romancé – de cet humanitarisme tiraillé entre ces deux contraires qu’il évoque. Pour ajouter aux certitudes qui volent en éclats, et ceci est loin d’être un détail théorique servant à définir les genres littéraires, Gary ne tarde pas à déclarer sa « nature » de romancier, d’inventeur.  Désarçonné devant le changement brutal de comportement de « son frère » Batka, il cherche une explication.

 

[…] il va sans dire qu’un romancier se trompe plus facilement qu’un autre sur la nature des êtres et des choses, parce qu’il les imagine. Je me suis toujours imaginé tous ceux que je rencontrais dans ma vie ou qui ont vécu près de moi. Pour un professionnel de l’imagination, c’est plus facile et cela vous évite de vous fatiguer (p. 13).

                    

Imaginer et inventer ne se réduit pas à la fabrication de pures fictions déconnectées du monde empirique.  Cela consiste aussi, chez un romancier tel que Romain Gary en tout cas, à découvrir le réel derrière les idées reçues. Inventer serait plutôt un travail de l’imaginaire fondé sur sa propre expérience, conduisant à un début de lucidité devant la difficulté de juger, faculté qui relève la plupart du temps du tourment. Ce travail pourrait commencer par le constat que les humains, quand ils produisent du sens, souvent absurde ou même abject, le font pour fixer des « arrangements rassurants ». C’est ce que Gary qualifie de « dressage ». Selon lui, c’est le cas du racisme mortifère que manifestent les suprémacistes blancs américains. « Ça fait deux siècles qu’ils sont esclaves des idées reçues, des préjugés sacro-saints pieusement transmis de père en fils » (p. 60). Si Gary juge important de signaler à son lecteur qu’il est d’abord et avant tout romancier, ce n’est pas pour annoncer que son récit est une fiction, mais pour indiquer que la parole romanesque, perplexe, contradictoire, est à la source de son regard sur le monde, sur l’histoire, sur ses propres certitudes. « Parce que c’était moi qui l’avait dressé ce chien » (p. 22), « confesse »-t-il dans une crise de mauvaise conscience.  

 En écho à cet aveu intempestif, il fait entendre d’autres voix, d’autres points de vue. Plus loin dans le roman, alors qu’il est rentré à Paris pour échapper à « la permanence des belles âmes » qui sévit à Berverly Hill, il se retrouve dans le Quartier latin, au cœur des émeutes étudiantes. Il écrit : « Mais il faut pourtant reconnaître que cette soif de pureté et d’authenticité absolue vous isole, vous éloigne, vous enferme à l’intérieur de votre petit royaume du Je et empêche tous les ralliements… » (p. 179). Le tiraillement entre la quête de pureté du « Je » ne fait pas bon ménage avec son horreur des ralliements, des majorités. « Je suis un minoritaire né » (p. 205), affirme-t-il devant une manifestation de nationalistes sur les Champs-Élysées, « un dernier ‘’carré’’ de Français libres ».  On pourrait se croire chez Gilles Deleuze fourbissant son devenir minoritaire...  Mais rien n’est moins sûr, car Gary sait d’expérience que les minoritaires ont une tendance à vouloir devenir majoritaires. À droite comme à gauche, chez les communistes, les idéalistes, les antiracistes, les religieux fondamentalistes, etc. C’est d’ailleurs le propre de la chiennerie de passer d’un camp à l’autre, de transformer les révolutions en régressions : « Une révolution qui triomphe, c’est encore une révolution de foutue. Essayez donc de me démentir, donnez-moi donc un exemple historique du contraire » (p. 196).  

 La permanence des belles âmes

Ce n’est pas le comité antiraciste gravitant autour de Jean Seberg qui pourra démontrer le contraire. Tous ces gens, acteurs célèbres et militants antiracistes se sentent souvent mal accueillis par Gary lui-même, qui aborde à sa manière le racisme et l’antiracisme.

Quand j’entre dans le salon, note-t-il, on se tait. Avec juste raison. J’ai une tête où ça se voit. Je veux dire, il suffit de me regarder pour sentir une certaine froideur. Car je sais qu’il y a dans les « bons camps » autant de petits profiteurs et de salauds que dans les mauvais. (p. 32)

 Ce groupe de militants apparemment convaincus, Gary l’appelle « la permanence des belles âmes ». Il ironise à peine…

[…] et ceux qui s’imaginent que je mets quelque accent moqueur dans ces mots feraient mieux de refermer immédiatement ce livre et d’aller se promener ailleurs. Il y a quarante ans que je traîne en moi dans le monde mes illusions intactes, malgré tous mes efforts pour m’en débarrasser et pour parvenir à désespérer une fois pour toutes, ce dont je suis physiologiquement incapable. Et c’est bien cela qui me rend si belliqueux dans mes rapports avec toutes ces « belles âmes » dans lesquelles je me reconnais moi-même, avec tout ce que cela suppose de transfert scorpionesque, comme chez ces nègres qui haïssent leur condition dans les autres nègres, ou chez les Juifs antisémites.

 

La pureté des belles âmes est brouillée par des intérêts peu compatibles avec la déclamation des meilleures intentions, et cela exaspère Gary qui, plus d’une fois, quitte la maison, l’Amérique.

 

Il faut dire aussi que je suis de plus en plus exaspéré par le nombre de parasites qui gravitent autour de Jean. Tous les jours des organisations-groupuscules se créent en marge de la lutte pour les droits civiques, qui n’ont d’autres activités ni d’autre but que d’assurer la survie économique de leurs « comités directeurs ». (p. 38)

 Il faudrait citer le chapitre XVI en entier, difficile à résumer. Nous sommes au lendemain de l’assassinat de Martin Luther King, l’ambiance est lourde, triste, inquiète, survoltée. Sont réunies chez un riche producteur de cinéma plusieurs personnalités. La réunion est notamment présidée par Coretta Martin Luther King. Tout Hollywood est là, écrit Gary, dont Marlon Brando qui exécutera un numéro raté de Panthère noire, qui ressemble plus à un numéro de panthère blanche, voire d’un toutou qui fait pipi sur le tapis. « J’en suis sorti malade », commente Gary (p. 138). Le plus important de son observation se trouve dans ce passage :

Oublions Marlon Brando et son numéro raté de Panthère noire. […]  Ce qui importe de dire, c’est qu’il y a parmi les Blancs des inadaptés psychologiques, des misfits, qui utilisent la tragédie et la revendication des Afroaméricains afin de transférer leur névrose personnelle hors du domaine psychique, sur un terrain social qui la légitime. Ceux qui cachent en eux une faille paranoïaque se servent ainsi des persécutés authentiques pour se retourner contre l’« ennemi » […]. Ceux qui se sentent individuellement aliénés échappent au diagnostic psychiatrique en s’identifiant à une communauté humaine en situation réelle, sociale, et non uniquement psychique, d’aliénation (p. 141).

 

Le diagnostic est mordant. Ce que vise Gary, c’est la fausse conscience qui entraîne des actions n’ayant aucun effet dans le réel, du moins pour les victimes. C’est ce constat qui motive son refus catégorique de « faire un livre » sur la crise raciale, comme le lui réclame Jean Seberg : « Je refuse absolument de faire de la littérature avec les Noirs américains […] je ne veux pas publier du Noir » (p. 47). Derrière cette tournure laissant entendre « je ne veux pas broyer du noir », on perçoit le sentiment de culpabilité, le transfert de la mauvaise en bonne conscience. C’est le bénéfice symbolique qui répugne à Gary, son spectacle, son pathos, son faux sérieux. Et plus loin : « […] Lorsque vous écrivez un livre, mettons, sur l’horreur de la guerre, vous ne dénoncez pas l’horreur, vous vous en débarrassez… » (c’est Gary qui souligne, p. 180). Il est remarquable qu’Anaïs Barbeau Lavalette, par la bouche de Denis Menochet qui incarne Romain Gary dans son film, lui fait dire exactement le contraire : « Je n’ai pas envie d’écrire un livre pour me débarrasser d’un problème. J’ai déjà essayé, mais ça ne fonctionne pas. » Cette phrase, et toutes celles qui lui sont attribuées dans le film, Romain Gary les aurait-il dites ailleurs ? Peut-être, mais il leur manque toujours une contrepartie qu’interdit de toute façon la grandiloquence du ton.

 C’est peu dire qu’entre Romain Gary et Jean Seberg, il y a une différence importante de point de vue quant à la manière de lutter contre le racisme. Laisse tomber, lui dit-il. Ta situation d’actrice célèbre détourne l’attention sur ta personne. Une vedette de cinéma ne peut pas atteindre les victimes. Et si tu n’étais pas une vedette, tu ne t’intéresserais sans doute pas à cette cause. Protestation de la part de Jean : « Parce que tu crois que c’est ce qui me fait agir ? »  (p. 46-47). La suite des événements donnera raison à Gary, et de manière encore plus cruelle pour Seberg, parce que des militants noirs l’accuseront de leur voler leur cause. Appropriation de souffrance : occupe-toi de tes histoires de Blanches. De toute façon, tu ne peux pas comprendre ce que nous vivons. Argument d’exclusion de l’autre pas moins aberrant, d’autant plus qu’il  est supposé combattre le racisme : il n’y a qu’entre nous qu’on peut se comprendre. Entre opprimés, colonisés, Noirs, Blancs, etc. (p. 147).

 

La conversion romanesque

Je soutiendrai donc que ce récit de Gary s’apparente à ce que René Girard appelle la conversion romanesque, c’est-à-dire la désillusion face à son propre lyrisme d’abord, du moins en ce qu’il comporterait de certitudes, notamment historiques et identitaires.  Milan Kundera remarquait dans La plaisanterie (8), à propos de l’humour et de l’ironie, que c’est l’Histoire qui plaisante, et que c’est le rôle du romancier de faire entendre ce rire qui se moque des individus et des sociétés, généralement à leur insu (p. 415). Ce rire d’ailleurs, et Kundera y insiste dans son essai Les testaments trahis, tient autant sinon plus de l’ambigüité que de la plaisanterie ou de la moquerie. Ce sont les recherches du grand poète mexicain Octavio Paz sur la poésie et l’histoire qui mettront Kundera sur cette piste. Dans L’arc et la lyre, Paz découvrait effectivement que l’humour est une invention de la modernité naissante, et qu’il rend ambiguë tout ce qu’il touche.  Pour Kundera, qui associe étroitement roman et modernité, la découverte de Paz est une fête:

Octavio Paz : ‘‘Ni Homère ni Virgile ne connurent l’humour; L’Arioste semble le pressentir, mais l’humour ne prend forme qu’avec Cervantès […] L’humour, continue Paz, est la grande invention de l’esprit moderne. ’’ Idée fondamentale : l’humour n’est pas une pratique immémoriale de l’homme; c’est une invention liée à la naissance du roman. L’humour, donc, ce n’est pas le rire, la moquerie, la satire, mais une sorte particulière de comique, dont Paz dit (et c’est la clé pour comprendre l’essence de l’humour) qu’il « rend tout ce qu’il touche ambigu ».  (Les testaments trahis (9)).

 La contradiction, l’ambigüité, les antinomies alimentent le récit de Gary. « Nous sommes tous des frères; tout ce qui souffre en ce monde est humain. » Ce fond romantique, lyrique ou même kitsch, existe chez Gary, mais il est ébranlé, mis à l’épreuve du réel que l’imaginaire n’atteint toujours qu’au travers l’incertitude de ses croyances. La source du kitsch, disait donc Kundera, c’est l’accord catégorique avec l’être.

 Mais [à] l’instant où le kitsch est reconnu comme mensonge, il se situe dans le contexte du non-kitsch. Il devient émouvant comme n’importe quelle faiblesse humaine. Car nul d’entre nous n’est un surhomme et ne peut échapper entièrement au kitsch. Quel que soit le mépris qu’il nous inspire, le kitsch fait partie de la condition humaine (10).

 Je ne dis pas que Gary se moque de la compassion quand elle est sincère, mais qu’il détecte au fil des pages les contradictions et les excès de langage derrière les beaux discours de mobilisation, les motivations douteuses derrière les engagements. Et parmi ces motivations, la mauvaise conscience qui hante les intellectuels occidentaux blancs joue un rôle déterminant. En réalité, ce n’est pas le sentiment de culpabilité qui est le problème, mais sa fausseté, son ostentation, son spectacle, son pathos : son accord catégorique avec l’être. C’est son retournement en bonne conscience qui fausse la réalité, qui est le mensonge.

Le signe distinctif par excellence de l’intellectuel américain, c’est la culpabilité. Se sentir personnellement coupable, c’est témoigner d’un haut standing moral et social, montrer patte blanche, prouver que l’on fait partie de l’élite. Avoir « mauvaise conscience », c’est démontrer que l’on a une bonne conscience en parfait état de marche et, pour commencer, une conscience tout court. Il va sans dire que je ne parle pas ici de sincérité : je parle d’affectation. Toute civilisation digne de ce nom se sentira toujours coupable envers l’homme : c’est à cela qu’on reconnait une civilisation. (p. 144).

 Andrea Luterwein, autrice d’un essai sur la mémoire de la Shoah, a pu remarquer un phénomène de dénégation quand le sentiment de culpabilité devient trop intense. Dans un  livre consacré à l’artiste Anselm Kiefer et au poète Paul Celan, elle écrit : 

 

Quand la population allemande fut confrontée aux photographies de la libération, l’autocensure des imaginaires se renforça et le trou de mémoire se creusa plus profondément. Ces images terrifiantes, présentées dans le cadre d’une procédure accusatoire, eurent l’effet paradoxal d’une « machine de désimagination. Les conséquences de ce trou de mémoire furent désastreuses. Il empêchait non seulement que la responsabilité soit nommée, mais encore que le sentiment diffus de culpabilité collective se transforme en responsabilités individuelles […] (11)

 La « procédure accusatoire », concept important, entraîne exactement le contraire de l’effet recherché : un déni massif et une impossibilité de transformer cette culpabilité en effort de compréhension et d’intelligibilité : que s’est-il passé pour qu’on en arrive à ce désastre; quoi faire pour éviter que ça se reproduise ; comment aurais-je, moi, agi à la place de mes parents ou grands-parents ?

 

C’est l’Histoire qui plaisante

Dans l’épilogue d’Achever Clausewitz, intitulé « À l’heure du péril », Girard commente les attentats survenus le 11-septembre 2001 et le phénomène du terrorisme islamiste. Pour l’anthropologue de la violence, cette date représente une étape majeure dans la montée aux extrêmes. Il évoque même « la nouveauté totale de la situation dans laquelle nous sommes entrés ». Cette guerre mimétique oppose deux croisades, dit-il, deux formes de fondamentalismes : 

La ‘’guerre juste’’ de George W. Bush a réactivé celle de Mahomet, plus puissante parce qu’essentiellement religieuse. Mais l’islamisme n’est qu’un symptôme d’une montée de la violence beaucoup plus globale. Il vient moins du Sud que de l’Occident lui-même, puisqu’il apparaît comme une réponse des pauvres aux nantis. » (p. 352, c’est moi qui souligne)

 Girard signale ici deux réalités importantes. D’abord que c’est la mécanique de la montée aux extrêmes qui est la cause première, pas l’islamisme comme tel, qu’il distingue ailleurs de l’islam des origines. L’islamisme apparaît aujourd’hui comme instrument de la montée aux extrêmes.

On peut donc dire, de façon tout à fait provisoire, que la montée aux extrêmes se sert aujourd’hui de l’islamisme comme elle s’est servie hier du napoléonisme ou du pangermanisme. Le terrorisme est redoutable, dans la mesure où il sait très bien s’articuler sur les technologies les plus mortifères et ceci hors de toute institution militaire. » (Girard, Achever Clausewitz, p. 359)

 Girard va plus loin encore en affirmant, toujours dans le même épilogue, que « La montée aux extrêmes est capable de se servir de tous les éléments : culture, mode, théorie de l’État… ».  Cette remarque permet de mieux comprendre le rôle de cette montée aux extrêmes, sa mécanique, la manipulation des divers phénomènes sociaux à l’époque de la crise raciale qu’a vécue Gary. Elle rend possible une lecture plus précise de son récit. Tous les éléments indiqués par Girard sont rassemblés sous la plume du romancier : crise sociale provoquée par la revendication légitime des droits fondamentaux pour les Noirs, bouc émissaire, terrorisme et institution militaire, religion archaïque, technologie mortifère. À ces éléments viennent s’ajouter le spectacle de la culpabilité des intellectuels blancs occidentaux justifiée par le racisme historique réel.

 L’islamisme était déjà présent en Amérique avant le 11-septembre, du moins dans des organisations extrémistes d’émancipation des Noirs. S’il joue un rôle significatif dans le livre de Gary, c’est parce qu’il en joue un dans l’histoire de l’esclavagisme.  C’est l’argument que fait valoir Romain Gary, bien conscient du déni que cette réalité historique représente, notamment pour les Noirs eux-mêmes. L’islam revendiqué comme religion officielle des factions extrémistes lui semble une aberration idéologique. L’échange suivant entre le romancier et des auteurs dramatiques, des producteurs de cinéma d’origine juive, mérite d’être cité au moins en partie. En fait, c’est le chapitre XVII en entier qui devrait être cité. La discussion s’amorce sur la question du racisme interreligieux, l’antisémitisme des Noirs et réciproquement. C’est Gary qui parle:

Cet antisémitisme est dû en partie à la comédie d’arabisme et d’islamisme que se jouent les extrémistes noirs à la recherche d’un ailleurs spirituel. Quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf pour cent ignorent totalement que les conquérants arabes furent les massacreurs acharnés de leurs ancêtres, les destructeurs de la tradition et de la vraie religion africaine, qui était animiste. Ils ignorent qu’ils convertissaient les nègres à l’Islam par la puissance de l’épée du même nom, en même temps qu’ils transformaient les moins costauds en eunuques et vendaient leur marchandise humaine aux négriers portugais, anglais ou américains…

Si on ne fait pas confiance au romancier sur ce sujet très sensible, on peut se tourner vers Le génocide voilé de l’historien Franco-sénégalais Tidiane N’Diaye qui documente en profondeur cette  thèse (12). Gary poursuit son idée, question de bien juger de la situation et du contexte.  Car son propos ne s’arrête pas à ce constat historique : comme le juger?

Il serait inique et indigne d’en vouloir aux Arabes d’aujourd’hui et de leur faire grief des crimes de leurs ancêtres, lesquels n’étaient pas des crimes à l’époque. Rien de plus aberrant que de vouloir juger les siècles passés avec les yeux d’aujourd’hui. Mais de là à voir dans l’Islam l’incarnation de l’âme africaine, il y a toute de même quelques petites années-lumière à franchir, et lorsque Malcolm X écrit, à propos des Blancs : « Comment pourrais-je aimer l’homme qui a violé ma mère, tué mon père, réduit mes ancêtres en esclavage ? », c’est pourtant exactement cela qu’il fait, lorsqu’il se jette dans les bras du Prophète. (p. 144-149)

La phrase suivante, publiée en 1970, mériterait d’être mise en exergue : « Rien de plus aberrant que de vouloir juger les siècles passés avec les yeux d’aujourd’hui. » C’est dommage que le film d’Anaïs Barbeau-Lavalette ne souffle pas un traître mot de toute cette réflexion, elle aurait pu donner une perspective historique au point de vue univoque de  son film.

 Chien blanc, chien noir

Mais qu’advient-il de Batka, ce chien blanc apparu un soir de pluie dans la vie de l’écrivain ? Que faire de cet emblème du racisme atavique, de cette chiennerie, quand on s’appelle Romain Gary, qu’on traîne un vieux fond de romantisme, qu’on aime les animaux comme des frères et qu’on est le mari d’une vedette hollywoodienne qui a fait de sa maison le quartier général de l’élite antiraciste de Los Angeles ? On l’a vu, le cinéma est important dans le roman. Plus qu’il n’y paraît à première vue même, car il ne touche pas que les acteurs à deux pattes…  

C’est au zoo de Jack Carruther, appelé le Noah’s Ranch, qui a toutes les allures de l’Arche de Noé (13), que Gary apprend quelle sorte de chien est Batka. Jack est aussi, détail amusant, spécialiste du dressage des animaux… pour le cinéma. C’est l’Histoire qui plaisante, disait Kundera… La grande question qui tourmentera Gary au cours de son récit, et qui constitue l’intrigue autour de laquelle le roman développe un large faisceau de sens, sera de savoir s’il est possible de « guérir » Batka de son racisme congénital. La question vaut bien sûr pour les humains, notamment pour ceux qui ont dressé Batka. Le racisme est-il une affaire de nature, de dressage, d’éducation, de culture ? Jack, le spécialiste des animaux-acteurs, est formel : ça ne se soigne pas, le chien est trop vieux, trop bien dressé, cette génération est comme ça, elle finira par passer. Vous l’acceptez tel qu’il est ou vous lui faites une piqûre. Gary refuse, s’obstine, songe même à abattre le chien lui-même, mais en est bien incapable. Il confesse même qu’il a eu l’impression de rater son propre suicide. C’est dire que Gary, comme tous les bons romanciers, a une grande capacité d’identification, de mimétisme. De désillusion aussi. C’est ici que survient Keys et que les choses prennent une autre tournure, c’est le moins qu’on puisse dire.

 Keys est un des meilleurs employés du zoo. Il accepte de « redresser » le chien, parce que c’est un bon chien, reconnaît-il. Il admire sa beauté, sa puissance, sa haine. Keys aussi a une grande capacité d’identification. Gary lui trouve une ressemblance avec Malcolm X, pour qui il a une certaine admiration, la puissance qu’il dégage, l’élégance dans la détermination. Keys est un Noir, ce qui annonce beaucoup de plaisir avec Batka. Musulman affiché de surcroit, coiffé de la calotte islamique (p. 33) et spécialiste des serpents, du venin…  « Jamais vu un type aussi haineux », remarquera Jack avec un respect non feint. À chacun son métier. Perplexe, il prévient Gary de son entente avec Keys pour guérir ce chien blanc. « Au mieux, vous l’aiderez seulement à obtenir son billet pour la Mecque. […]. Il paraît que les musulmans y ont droit s’ils apportent à Elijah Muhammad (14) cinq scalps blonds, ou cinq paires d’oreilles roses » (p. 32, 36). Il est opportun d.observer ici que la calotte musulmane a disparu du film de Barbeau-Lavalette, comme tout ce qui a trait à l’islam dans cette histoire.

 La lutte qui s’engage entre Keys et Batka est féroce, mais le dresseur finira par gagner. À sa manière, s’entend. Il ne guérit pas Batka du racisme, il n’en a d’ailleurs jamais eu l’intention. La haine raciale, il l’a seulement détournée sur les Blancs. « Vous avez gagné… dira Gary à Keys, après que le chien se fut jeté sur lui férocement, c’est Chien Noir maintenant ! » (p. 217).  L’échange qui a lieu à cet instant entre Gary est Keys est éloquent de ce racisme inversé, de l’esprit de vengeance. Légitime, la vengeance ? Sans doute, mais sans issue, sans fin, s’aggravant dans la violence. Keys se justifie en rigolant de toutes ses dents : «  […] ils nous ont tué vingt frères cette année, on se défend, c’est tout. Mon boulot, c’est de dresser des chiens à nous. » « Dommage, réplique Gary. Vous êtes en train de rater la seule vraie chance du peuple noir : celle d’être différent. […] Vous vous donnez beaucoup trop de mal pour nous ressembler » (p. 219). Keys se marre : « Que cela ne vous empêche surtout pas de disparaître » (p. 219). On ne saurait mieux illustrer la rivalité mimétique. L’idéologie séparatiste portée par les Black Muslims et des extrémistes prétend s’émanciper de l’oppresseur Blanc en l’imitant dans sa violence et sa haine, en étant comme lui.

Est-ce pour justifier ou édulcorer cette haine que l’adaptation cinématographique attribue à Keys plutôt qu’à Gary lui-même la réflexion sur le sentiment de culpabilité des intellectuels blancs? L’attribuer à Keys lui confère un sens différent, puisque qu’il porte un tout autre discours que celui de Romain Gary. Surtout que dans le film, Gary réplique à Keys évoquant le sentiment de culpabilité des intellectuels américains, l’air piteux : « Ce n’est pas ça. » Il faut rappeler que Gary remarquait que cette mauvaise conscience, « signe distinctif de l’intellectuel américain » (voir plus haut), s’inversait en bonne conscience. Or la bonne conscience, outre le narcissisme moral qu’elle renforce, fausse la réalité, celle des victimes comme des oppresseurs. La fausse conscience des intellectuels américains ou occidentaux interdit  à la « victime » la possibilité de se voir autrement que dans le rôle de la victime. Elle  l’enferme dans une idéologie victimaire et lui refuse la capacité même de critiquer les doctrines qui prétendent l’émanciper. C’est aussi enfermer l’Occident dans le rôle de bourreau, de suppôt du mal. Gary : « Que le colonialisme, dans ses grandes lignes et dans le premier demi-siècle de son existence ait été une étape historique valable n’empêche point que tout ce que nous avons fait subir à l’âme de Noirs, même si nous avons incontestablement fait beaucoup pour eux aussi, devrait nous rendre circonspects dans les jugements moraux que nous portons sur eux. (p. 80-81). »  Aux yeux du romancier, la réalité n’est pas tranchée, elle comporte des nuances que rejette absolument Keys, le personnage du récit de Gary. Il est prisonnier de sa haine et n’aidera d’aucune façon Gary à échapper à l’attaque du chien, contrairement à la mise en scène du film. « Que cela ne vous empêche surtout pas de disparaître », affirme Keys.  La réalité est que l’Occident, en dépit des horreurs dont il est porteur, offre ou a offert au cours de l’histoire d’authentiques moyens d’émancipation, ne serait-ce que l’intuition démocratique et la liberté de conscience, aussi imparfaites soient-elles. C’est ce qu’affirme notamment l’écrivain algérien Kamel Daoud dans une entrevue accordée  à Stéphane Bureau (15). Condamner sans nuance l’Occident sous prétexte de défendre les victimes du colonialisme, c’est se condamner à de terribles régressions anthropologiques, à détruire le seul refuge possible pour l’expression de la liberté, voire sa sécurité physique. Rien n’est plus difficile que de penser contre les siens, dit Kamal Daoud : cela s’appelle la trahison. L’obsession victimaire, c’est notamment un des grands combats de Kamel Daoud, conduit à des aberrations comme la complaisance à l’égard de l’islamisme au nom de la tolérance, quand ce n’est pas au nom du féminisme. Daoud dénonce tout autant la force d’inertie des Occidentaux devant ce qui menace la liberté que les exactions commises par les intégristes.

Attribuer à Keys les propos sur la mauvaise conscience des intellectuels occidentaux, c’est en fausser le sens, d’autant plus que son envers, la bonne conscience hollywoodienne, flirte avec l’extrémisme (le mauvais numéro de Panthère noire de Marlon Brando). Ce mauvais cinéma contribue à ce que Gary appelle « la contagion des passions frénétiques. »

Batka est donc devenu Chien noir. Alors qu’il attaque Gary, pendant l’échange de paroles et de morsures, Keys regarde Gary se débattre pour se protéger du chien qu’il aimait comme un frère.  De protecteur, le chien est devenu agresseur. Keys rigole de toutes ses dents. Puis au moment où il se protège d’un dernier coup de gueule, Gary capte le regard du chien :

 

Je vis devant moi les yeux de ma mère, des yeux de chiens fidèles. […] Il leva brusquement la gueule et lança un hurlement déchirant, d’une tristesse de ténèbres.  […]  J’ai vu des camarades fauchés agoniser à côté de moi, mais lorsque je voudrai me rappeler ce que peut être une expression de désespoir, d’incompréhension et de souffrance, c’est dans ce regard de chien que j’irai le chercher (p. 217).

 Ce passage sur la violence intériorisée, « d’une tristesse de ténèbres », est troublant. Non seulement parce que Romain Gary, devant cette fidélité trahie, a le sentiment de voir sa mère, mais qu’il perçoit l’effondrement de tout espoir. Bien sûr il s’illusionne encore : pourquoi le peuple noir serait-il différent du peuple blanc, juif, arabe ? Pourquoi serait-il différent du peuple américain ? Il n’y a d’ailleurs pas plus Américain qu’un Noir américain, note-t-il. Il porte en lui, quand il échappe au dressage inversé de la haine, autant le désir de s’intégrer et de participer à la défense du pays que n’importe quel Blanc. Personne n’est parfait.

 

La population noire est d’un américanisme encore plus proche de la source. La raison en est évidente. Parce qu’elles ont été oubliées par la culture et l’éducation, les masses noires croient encore au « rêve américain », à l’American way of life, telle qu’on la parle. Dans la mesure même où ils ont été maintenus dans les couches sociales inférieures, la majorité des Noirs américains croient encore aux valeurs dont ils n’ont jamais été affranchis par un intellectualisme sophistiqué… (p. 186)

 Ce désir d’intégration confronté à la guerre du Vietnam et la guerre civile éventuelle,  c’est l’histoire de Red et de ses deux fils qui l’incarne parfaitement.

 

La guerre impérialiste, c’est la liberté des opprimés

Red est un ami de longue date de Romain Gary. Une nature de picaro, mélange de voyou et de dandy plus malin que la moyenne des ours les relie; une histoire partagée jadis sur les trottoirs de Pigalle (p. 80). Cette amitié est renforcée par le fait qu’un des fils de Red, Ballard, se cache à Paris, dans la maison de Romain Gary. Il se cache parce qu’il a déserté l’armée américaine enlisée dans la guerre du Vietnam. Ballard est passible d’emprisonnement pour désertion. Il sera effectivement emprisonné quand il rentrera aux États-Unis avec sa femme, Madeleine, et leur enfant. Mais en attendant le retour en Amérique, Gary le protège, non seulement de la police militaire américaine, mais de son propre père, Red, qui voudrait en faire un bon petit soldat engagé dans la cause. Son grand rêve est en effet de monter une armée de libération des Noirs. Pour lui, la guerre du Vietnam est une opportunité historique, parce que l’armée offre une formation militaire : maniement des armes, discipline, tactique. Aller se battre contre les Vietnamiens, c’est, aux yeux du père, le ticket pour l’émancipation de son peuple. Il  voudrait son fils auprès de lui, en tenue de combat, alors qu’il est à Paris auprès sa femme blanche, Madeleine, une Pied-Noir (16). Ballard ne rêve ni de guerre, ni de sécession, ni de haine raciste à l’égard de qui que ce soit : il rêve d’une vie américaine. Il rêve par-dessus tout de rentrer en Amérique. C’est dans l’amour avec Madeleine qu’il vit son antiracisme, en dehors de l’armée qu’il déteste. Dans la mixité. Pour Red, c’est une trahison. Heureusement qu’il a un autre fils sur lequel il croit pouvoir compter pour réaliser son rêve. Phillip, militaire de carrière, également engagé dans l’armée au Vietnam. Red peut être fier de lui, du vaillant et fidèle soldat qu’il est. Quelle recrue formidable il fera. Erreur. Philip fait une si belle carrière dans l’armée américaine, qu’il veut y rester, gagner des médailles et des galons, combattre sous le drapeau américain, avec les camarades américains, noirs, jaunes, gris, blancs. La gifle est plus cinglante encore. Ballard et Phillip représentent la meilleure version de l’antiracisme, selon Gary. Ils représentent même un espoir civilisationnel.

 

Les USA la seule toute-puissance de l’Histoire à se poser la question de ses crimes. Cela ne s’est jamais vu. C’est pourquoi au plus profond de son désespoir, c’est un pays qui ne permet pas de désespérer. (p. 214)

 Red reconnaîtra dans une des dernières discussions avec Gary que son mouvement est entièrement manipulé, instrumentalisé par des instances vraisemblablement innommables. Il n’y aucun avenir du côté de la violence, reconnaît-il, d’autant plus que diverses factions rivalisent entre elles pour le pouvoir noir.

Mais il y a mieux encore que de nous diviser. Il s’agit de nous pousser à la surenchère dans la violence afin de pouvoir procéder à l’escalade dans la répression et, à la longue, de faire pencher la balance du côté de la soumission. Ce que je veux dire, c’est que nous sommes entièrement manipulés (p. 211).

 

On ne saurait mieux décrire la montée aux extrêmes. Comme le croyait Clausewitz, la politique est la poursuite de la guerre par d’autres moyens. Reste à voir comment cela peut se traduire dans un monde où la politique, dans ce qu’elle aurait de plus noble, aurait cédé à « la montée de l’insignifiance », à l’hégémonie des lobbies identitaires (17) : moteur idéal de la montée aux extrêmes. Philip sera tué sur le champ de bataille au Vietnam, Red abattu dans les rues de Chicago peu de temps après les événements que relate le récit de Gary. 

Cette surenchère de la violence et du chaos est largement nourrie par des intérêts supérieurs de pouvoir, mais elle tient aussi, surtout peut-être, à ce que Gary appelle, on l’a vu plus haut, la contagion des passions frénétiques,  l’inflation verbale qui déferle d’un pôle à l’autre de la planète (18). C’est aussi ce qu’il appelle au cours de son récit la société de provocation ou le striptease publicitaire. Lors d’émeutes, une majorité de jeunes Noirs dans la rue ne savent pas qui est ce Martin Luther King qui vient d’être assassiné. Révoltes ou pillages des magasins ? Gary commente : « Ces gens-là ne pillent pas, ils obéissent. Ils réagissent au diktat du déferlement publicitaire » (p. 99). Dans le film de Barbeau-Lavalette, le commentaire de Gary sur les pillages devient : « il s’agit d’une réponse, d’un cri »… Un cri ? Quel cri ? Un cri primal? Le cri du poupon qui réclame la tétée ? Tous les cris sont-ils des cris de révolte, de vérité, d’émancipation ? De quelle liberté s’agit-il?  Tout ce qui vient faire ombrage à la vision politiquement correcte de l’antiracisme est supprimé du film de Barbeau-Lavalette.  Effacer Chien blanc en l’édulcorant, en en supprimant l’esprit, est encore plus efficace que d’en interdire la lecture.

Contribuer au pire

René Girard, penseur de l’Apocalypse, remarque que plus un conflit semble atteindre le point de rupture, plus les rivaux sont  près d’une résolution du conflit. Ce qui implique alors pour ces rivaux de s’abstenir de surenchérir  – abstention qu’on ne doit pas confondre avec un pacifisme mielleux ou ce que Girard appelle la force d’inertie. À vrai dire, Girard n’y croyait pas beaucoup, à cet ultime sursaut de lucidité. « Vouloir rassurer, c’est toujours contribuer au pire », prévient-il à la fin de l’épilogue d’Achever Clausewitz. On peut imaginer qu’il s’agirait d’inventer ou de rétablir des médiations, ce qui sépare et ce qui relie. Il s’agit d’un combat, comme le disait encore Girard, contre les chimères de la différence, de l’autonomie et de l’égalitarisme, « la cause de tous nos maux » (p. 386, 387). Quant à Romain Gary, il voyait dans le conflit racial aux États-Unis la naissance possible d’une nouvelle civilisation. Avoir le sens aigu des ambiguïtés et du rire de l’Histoire, c’est peut-être un atout pour désamorcer la montée aux extrêmes.

Il semble hélas que ce genre de roman, d’imaginaire, soit en voie d’extinction.  C’est ce qu’observait Romain Gary lui-même dans un très court texte publié à la fin de sa vie, Vie et mort d’Émile Ajar (19). Il écrit en 1980, peu de temps avant de se suicider : « De ce que la littérature se crut et se voulut être pendant si longtemps – une contribution à l’épanouissement de l’homme et à son progrès – il ne reste même plus l’illusion lyrique. » Gary dénonce dans ce petit livre le parisianisme de l’institution littéraire française, l’incompétence profonde des critiques et des médias à lire les livres. Ce constat est repris jusqu’à nos jours par de nombreux écrivains. Au parisianisme s’est substitué le marché de la culture et du divertissement, les meilleurs instruments de la cancel culture. Sur le sort fait au roman, le grand essayiste et spécialiste de Milan Kundera, François Ricard, remarquait dans un texte qu’il consacrait à l’essai Les testaments trahis :

 

Non que le roman ait épuisé ses virtualités, loin de là. Mais le monde où nous sommes le rend de moins en moins possible. Ce monde rend improbable non seulement l’esprit du roman, fait d’incertitude et de compassion ironique, mais aussi cette conscience de sa propre histoire et de sa propre vocation esthétique et morale sans laquelle soit il reste incompris, soit il tombe « en dehors de son histoire » et perd ainsi toute valeur (20)

 

L’esprit du  roman existe par « cette conscience de sa propre histoire ». C’est un enracinement dans un temps et un lieu qui exige de contredire la bêtise de l’époque, parce qu’elle enlaidit le monde en le faussant. Il s’agit toujours de postuler sa beauté pour rendre le mensonge encore plus risible. Telle est la folie du roman, son aventure.

 La montée aux extrêmes, telle que la définit René Girard ou la représente Romain Gary, est notre monde, celui-là même qui rend de plus en plus improbable l’esprit romanesque. Cette violence, car c’en est une, ne s’accomplit pas seulement sur les lieux de la guerre militaire, mais dans la culture elle-même, dans ses productions culturelles, symboliques. Il s’agit pour l’industrie culturelle, et telle est la supercherie, de parasiter le prestige culturel d’un livre et de lui insuffler artificiellement  de l’air de temps.  Annoncer le produit « Chien blanc », par exemple, mais en supprimer l’esprit pour n’en retenir que l’intrigue. Mais c’est bien lui, l’esprit romanesque, qu’il s’agit de « dresser » comme on dresse les chiens et les hommes; pour les vaincre dans leur isolement. Dans cette violence, cette « chiennerie » comme l’appelait Romain Gary, je vois le dernier raffinement de la censure.

 


[1] Günther Anders, L’homme sans monde. Écrits sur l’art et la littérature, Éditions Fario, Paris, 2015. Pour une présentation du texte d’Anders, Patrick Moreau, « ‘’L’homme sans monde’’ ou le triple exil de Günther Anders », dans L’exil et l’errance. Le travail et la pensée entre enracinement et cosmopolitisme, sous la direction de François Charbonneau, Liber, 2016, p. 12-31.

[2] Romain Gary, Chien blanc, Éditions Gallimard, 1970, Folio 2013.

[3] La volonté de non-puissance n’est pas non plus la « force d’inertie », caractéristique du pacifisme dont parle Girard. Celui-ci, paradoxalement, contribuerait à la rivalité mimétique : s’offrir à l’agresseur comme une incitation à l’agresser (Achever Clausewitz, p. 310, 311).

[4]. Chanson composée par Gaël Faye, Mélissa Laveaux et Catherine Taubia.

[5] René Girard, Achever Clausewitz, en collaboration avec Benoît Chantre, Champs essais, 2007, Flammarion, 2011.

[6] René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Éditions Bernard Grasset, Le livre de poche, 1961.

[7] Pour René Girard, le désir  n’appartient pas en propre à l’individu, il est mimétique. Girard distingue notamment  le « désir d’appropriation »,  ce que l’autre possède, du « désir métaphysique », le désir de l’autre, voire son être même. La rivalité mimétique est déclenchée lors des désastres qui détruisent les mécanismes de régulations sociales, les médiations, les hiérarchies, les institutions. La société et les individus se trouvent alors exposés à l’indifférenciation, à une crise mimétique. Dans les sociétés dites archaïques, le sacrifice d’un bouc émissaire, incarnation de ce qui menace le groupe, vient apaiser cette rivalité. Selon  Girard, le christianisme vient renversée cette logique du bouc émissaire en révélant l’innocence de toutes les victimes à travers celle du Christ, le Crucifié. L’Apocalypse est donc le moment  dans les Évangiles de cette Révélation. Pour Girard, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de son anthropologie culturelle au demeurant très riche, ce qu’il appelle le « christianisme historique » a échoué.  L’obsession victimaire serait une caricature selon lui du christianisme, sa perversion. Voir notamment Charles Ramond, Le vocabulaire de René Girard, Ellipes Éditions, 2009 ;  Quand ces choses commenceront. Entretiens avec Michel Treguer, Arléa, 1994 (p. 63, 65, 113).

[8] Milan Kundera, La plaisanterie, Gallimard, Folio, 1985 (1967).

[9] Milan Kundera, Les testaments trahis, Éditions Gallimard, Folio, 1993, p. 14.

[10] Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, Gallimard, Folio, 1989, p. 372. Lire aussi l’excellent texte de Lakis Proguidis, « Désaccord catégorique avec l’être » dans le numéro de L’atelier du roman consacré à Milan Kundera, Mars 2020, p. 222-228.

[11] Andrea Lauterwein, Kiefer et la poésie de Paul Celan, Éditions du Regard, 2006, p. 24.

[12] Tidiane N’Diaye, Le génocide voilé. Enquête historique, Gallimard, Folio, 2008.

[13] Dans La violence et le sacré, René Girard présente le déluge de la Genèse comme un de ces phénomènes à l’origine de l’indifférenciation, provoquant des crises mimétiques (déluge, famine, épidémie, etc.), « La métaphore du déluge qui liquéfie toutes choses, transformant l’univers solide en une espèce de bouillie [...] ». (Grasset, 1972, p. 81). L’apparition de l’Arche de Noé en forme de zoo dans le récit de Gary est donc un puissant symbole de l’indifférenciation de notre temps, ce qu’il appelle, lui, on l’a vu à différentes reprises, « la contagion des passions frénétiques ». La bouillie dont parle Girard, pourrait bien être celle de la culture ambiante, de la mondialisation, de la disparition des médiations. Le zoo et l’arche apparaissent dans le récit de Gary comme de puissants symboles pour une autre raison encore. Le mimétisme s’enracine, selon Girard, dans l’animalité de l’homme. Réalité anthropologique et esthétique que semble avoir particulièrement bien compris l’auteur de Frère océan.

[14] Elijah Muhammad a été leader incontesté dans Black Muslims de 1933 à 1975. Il fut notamment le mentor de Malcom X. James Baldwin, dans son essai La prochaine fois, le feu, évoque  la rencontre qu’il eut avec lui, et le danger qu’il lui semblait représenter pour la société américaine. Il ne semble pas que ses mises en garde aient été écoutées. J’ai relaté cette rencontre dans « James Baldwin, écrivain américain », un des chapitres de mon essai sur la religion du Progrès, Mauvaise foi. Les éditions Somme toute, 2018.

[15] Kamel Daoud, « L’Occident, seul refuge », https://www.youtube.com/watch?v=9h1OKU7ZcCo

[16] On appelle ainsi les colons européens de l’Algérie, alors française.

[17] Cornelius Castoriadis, « La crise des sociétés occidentales » dans La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe, Seuil, 1996, p. 11-26.

[18] Dans les entretiens avec Dominique de Roux, Witold Gombrowicz disait en substance que, contrairement à une idée reçue, la révolte de 1968 n’était pas l’œuvre des jeunes, mais des adultes. Il ajoutait : « On dit que derrière un Carmichael [Stokeley Carmichael, un des principaux leaders du Black Panther Party]  aux États-Unis, il y avait, au début, cinq cents Noirs et cinq mille journalistes; eh bien, avec Cohn-Bendit, c’est la même chose. » (Witold Gombrowicz, Testament. Entretien avec Dominique Roux, Gallimard, Folio essais, 1996, p. 148.)

[19] Romain Gary, Vie et mort d’Émile Ajar, Gallimard, 1980.

[20] François Ricard, « Relecture des Testaments trahis » dans Milan Kundera. Le printemps du roman. L’atelier du roman, Mars 2020, no 100, p. 216-221.

 

*Ce texte est publié dans la revue Argument, vol. 26, no 2, printemps - été 2024