Au moment où Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) cherche un ou une remplaçante* à Jean-Louis Roy, président-directeur sortant, les spécialistes font valoir leur expertise en management numérique, tout en se faisant les prophètes de l’« innovation sociale ». La pandémie leur sert même de tremplin ce qui, au temps de la dématérialisation numérique du monde et de la communication à distance, n’est pas une surprise. Mais qui aurait pensé que la pandémie bénéficierait aux itinérants?! Ou plutôt, qui aurait pensé que les itinérants, aux prises avec la pandémie, serviraient l’argumentaire des experts en numérisation? Qui? Des experts, bien sûr, des managers! On chercherait un stratagème pour faciliter l’acceptabilité sociale du grand dessein technologique, qu’on ne trouverait pas mieux. C’est dire que dorénavant la santé publique, la bienveillance sociale et la croissance technologique sont indissociables. C’est dire que dorénavant, se montrer perplexe devant cet impératif de numérisation de BAnQ, ce sera faire preuve d’intolérance envers ceux qu’on désigne comme « populations marginalisées », nouvelle figure christique du discours social. Un article du Devoir du 10 juin, « Des défis technos immenses », résume bien ce nouvel alliage idéologique. Catherine Lalonde, la journaliste, y relaie une lettre cosignée par une dizaine de ces experts. Le jargon et les arguments, enrobés des meilleures intentions progressistes du monde, sont orwelliens.
« BAnQ est à un tournant majeur,
ses deux derniers p.-d.g., M. Roy et Christiane Barbe avant lui,
l’ont clamé. Pour transformer en
profondeur, il faut connaître en profondeur, estime Marie-D. Martel. Il y
a un courant important dans la profession qui est orienté sur l’innovation
sociale, et c’est un besoin, de tabler là-dessus, particulièrement après la
pandémie. Il faut voir comment on intègre l’offre virtuelle, l’offre en ligne
et l’offre en présentiel ; et à qui on offre quoi. »
« On a vu, pendant la pandémie,
BAnQ ouvrir ses espaces pour accueillir les itinérants, ajoute Mme Martel.
On est allés de l’avant sur cette préoccupation particulière pour les
populations marginalisées. Qu’est-ce qu’on fait, là ? Comment on poursuit
ça ? Comment on développe davantage le volet communautaire et le service
pour les populations marginalisées ? Seule une expertise bien ancrée pourra
répondre avec toute la sensibilité requise à ces questions, croient ces
spécialistes (1). »
On applaudit forcément
à l’idée généreuse que BAnQ devienne un
lieu de réconfort pour les itinérants, et on souhaite avec Mme Martel, tout
aussi forcément, que l’initiative survive à la pandémie. Le hic, si l’on peut
dire, est celui-ci : ces fameuses technologies contribuent, depuis pas mal
de temps déjà, directement ou indirectement, à fragiliser, sinon à détruire, la société, la
culture et les individus. Cette éventualité, qui fait l’objet d’innombrables
études critiques depuis longtemps, ne semble pas effleurer l’esprit de ces experts.
L’homme de l’avenir
par excellence, celui qui prophétise le mieux ce monde totalement numérisé, c’est Jean-Louis Roy lui-même, qui tire sa
révérence pour se consacrer à l’écriture ‒ on apprend d’ailleurs que son roman
au titre futuriste, Shanghaï 2040, sera
peut-être adapté au cinéma. Dans une entrevue qu’on retrouve sur le site Web de
Radio-Canada, il précise que la technologie représente dans le
budget de BAnQ le deuxième domaine d’investissement, après les ressources
humaines (2). Ceux
qui croient encore que la priorité budgétaire d’une bibliothèque est
l’acquisition des livres et l’attention au lecteur sont des naïfs, des
passéistes. Autre problème fondamental et difficile auquel réfléchir :
technologie, ressources humaines et management sont des piliers des grands
totalitarismes du XXe siècle. Quoi?! Comment?! Jean-Louis Roy et les
experts de BAnQ des totalitaires!? Bien sûr que non! Évitons les malentendus. Il
ne devrait faire aucun doute dans les esprits que ces gens ne sont ni des nazis
obsédés par le culte de la race aryenne, ni des bolchéviques, ni des brutaux
apparatchiks prêts à affamer des populations entières pour réaliser le
programme du parti. Il faut bien voir cependant qu’ils s’abreuvent à la même obsession technicienne de la gestion du
« capital humain » dans un but d’efficacité technique et de rendement
économique. Et que cette mentalité, cette idéologie plutôt, est loin de servir
pour le mieux l’existence des personnes que nous sommes, en dépit des promesses
progressistes et vertueuses. Le parallèle entre les managers, les nazis et les
experts de BAnQ est troublant, choquant, et c’est bien pourquoi j’ai parlé d’un
problème difficile qu’il ne faut pas escamoter sous prétexte d’aller vite.
L’historien du nazisme, Johann Chapoutot, montre dans un livre récent la
centralité de l’idéologie managériale au cœur même de la culture nazie, dont
l’objectif vise notamment, contrairement à ce que l’on pense souvent, à
détruire l’État, à le remplacer par des agences de gestion des ressources, dont
humaines (3).
Le management n’est pas a priori une invention allemande, mais américaine, qui
remonte vraisemblablement au XIXe
siècle, mais qui n’a cessé de se développer, aujourd’hui plus que jamais, au
gré du système technicien et de ce qu’on appelle les nouvelles technologies.
L’américain James Burnham est un des penseurs marquants du management, dont l’ouvrage,
L’ère des organisateurs, eut un grand
retentissement au début des années 1940. Voici ce qu’en disait George Orwell
dans une de ses chroniques : « Ce qui se produit de nos jours, c’est
l’émergence d’une nouvelle classe dirigeante, que Burnham appelle les
« managers ». En Allemagne et en URSS, ils sont incarnés par les
nazis et les bolcheviks, et aux États-Unis par les dirigeants d’entreprise.
Cette nouvelle classe dirigeante exproprie les capitalistes, écrase les
mouvements ouvriers et fonde une société totalitaire gouvernée par le concept
d’efficacité(4). »
Le manager est donc au cœur même du système technicien, car, au nom de
son expertise, il est celui qui soumet
le sens de l’existence à un critère unique, l’efficacité ‒ efficacité pour quoi,
pour qui ? Grâce aux technologies, dont
les techniques de gestion, de motivation et de persuasion, il s’agit de faire
plus avec le moins de personne possible. On sait ce que cela a donné chez les
nazis et les bolchéviques: élimination industrielle des Juifs, élimination des
non performants, des ratés, des tarés, des marginaux, catégories étendues à
divers groupes humains indésirables. Bien sûr, et il faut le répéter, les
experts de BAnQ n’ont rien à voir avec le nazisme ou le bolchévisme, ces
régimes étant fondés sur la terreur et le meurtre. Mais la violence de l’application
radicale des nouvelles technologies est loin d’être négligeable, même si elle
est tout autre. On y retrouve sans surprise ce que Hannah Arendt appelait, dans
son étude sur Eichmann et le totalitarisme, l’ « inaptitude à
penser » par-delà le souci d’efficacité, qu’il s’agisse de tuer, de
produire ou de générer des profits(5).
Mais revenons d’abord à l’entrevue de
Radio-Canada, qui nous présente la vision d’un de ces grands managers.
« Selon Jean-Louis Roy, à l’avenir, des robots circuleront d’un
étage à l’autre à BAnQ, des décisions seront prises à partir d’algorithmes et
les espaces de rencontre occuperont plus d’espace que les rayonnages à la
Grande Bibliothèque. Il estime que l’organisation aurait besoin de 25
techniciens ou techniciennes supplémentaires pour effectuer une transformation numérique totale plutôt
qu’au compte-gouttes » (je souligne).
Cette numérisation totale et radicale vous semble-t-elle négliger le livre, voire le lecteur, l’être humain en chair, en os et en esprit? Rassurez-vous,
car « [l]e souci de Jean-Louis Roy
de servir la clientèle s’étend aussi aux personnes itinérantes, pour qui BAnQ a
mis en place des programmes d’apprentissage de la lecture. On les a logées pendant la pandémie. Tout le monde disait : ne
touche pas à ça, tu vas avoir des problèmes. On a eu zéro problème. » Chef
d’œuvre d’audace, de générosité et… d’efficacité.
Accueillir les itinérants est une
belle idée, mais qui, je le répète et je le crains, est instrumentalisée pour
rendre acceptable un projet à courte vue, aux conséquences très mal évaluées ‒
c’est un euphémisme de présenter les choses ainsi.
Je ne dis pas que les experts
et managers sont mal intentionnés, mais qu’ils obéissent aveuglément au « système
technicien » dont ils font la promotion, sans doute de bonne foi. De bonne
foi certes, mais alimentée par un sentiment de puissance et de domination, notamment
celui que commande la technique elle-même ‒ rien de personnel. Ils y obéissent
aveuglément, car ils y croient dur comme fer : ils croient en l’efficacité
de leur expertise qui va de pair avec le culte de l’innovation sociale, le
progrès, sur lequel nos sociétés ont transféré quelque chose qui s’apparente au
sacré : l’inéluctabilité de la technique comme solution aux problèmes
engendrés par la technique. « Si on peut le faire, on doit le faire »,
chantonne la petite musique à l’oreille
de l’expert.
La technicisation du monde,
qui passe notamment aujourd’hui par les algorithmes, la numérisation de la
matérialité, voire l’apprentissage de la lecture et l’utilisation des
ordinateurs par le plus grand nombre, ne font qu’un : c’est ce que Jacques
Ellul a appelé « le système technicien ». Ce système comprend la
gestion du personnel, la promotion du
système lui-même, son esthétisation et la fabrication du consentement – la
propagande ou la publicité. Dans la critique généralement adressée à la
technique, on a tendance à négliger sa dimension esthétique, son aménagement, son
design. « Car le sommet du
développement technique, écrit Ellul dans Le
Système technicien (Le cherche midi, 2012), c’est la disparition de
l’appareil, laid, encombrant, rappelant trop la matérialité » (p. 325). C’est
exactement la vision de Jean-Louis Roy : faire disparaître les rayonnages
de la bibliothèque, les livres eux-mêmes, remplacés par des « espaces
de rencontres » qu’on imagine dépouillés, cliniquement éthérés ou, au
contraire, déroulant un désordre cool,
estudiantin, estudiantine, queer, woke
‒ culture de l’annulation, stade suprême de la négation du corps ?
Jacques Ellul l’a bien montré dans
Le bluff technologique (Pluriel, 2012),
l’argument central de ce système technicien, c’est l’humanisme : « Tout
discours sur la technique est, veut être, un discours sur l’homme, sur le
primat de l’homme, sur l’objectif homme »
(p. 243). Hélas, demande le sociologue, que reste-t-il de ce discours humaniste
quand on regarde l’état réel du monde depuis 1900 : de la domination de
l’homme par l’homme à la bombe nucléaire en passant par les innombrables génocides,
la multiplication des guerres, le terrorisme, la destruction de la planète, le
monde est l’exact envers du discours humaniste, écrit-il. Le bluff technologique est là pour nous
persuader quotidiennement du contraire, souvent en feignant de mettre à la
disposition des gens ‒ « des populations
marginalisées » ‒, les moyens de la révolte. Il est vrai qu’on parle
plutôt d’améliorer ses conditions d’existence, mais fallacieusement, toujours à
l’intérieur du même système et avec les moyens du système, ce qui l’alimente en
idéologie renouvelable à l’infini. Ellul
ajoute à ce constat ce qu’il appelle « une loi d’interprétation »
: « Dans une société donnée, plus on
parle d’une valeur, d’une vertu, d’un projet collectif…, plus c’est le signe de son absence. On en
parle précisément parce que la réalité est inverse. Si on proclame très
haut la liberté, c’est que le peuple est privé de liberté » (l’auteur
souligne, p. 252). On pourrait aussi
donner la nature en exemple, la diversité culturelle, les droits tous azimuts,
alors que le management numérique tend à uniformiser les cultures, à les
folkloriser ; à substituer à la nature des images virtuelles et à rendre
moins visibles les dégâts sur l’environnement que produisent les high tech – la disparition des cheminées
d’usine, les centres villes transformés en aire de spectacles, etc.
Cette loi d’interprétation est
indispensable pour saisir les beaux discours à la mode sur les
« populations marginalisées » qui semblent tant inquiéter les experts
de BAnQ. C’est évidemment moins leur disparition de la société qui est en cause,
la disparition de la pauvreté et de la misère, que l’attention qu’on feint d’apporter
aux causes réelles de la pauvreté, dont le système technicien lui-même. Si ces
gens ont assurément besoin d’un lieu pour se mettre à l’abri, il n’est
pas du tout certain qu’ils aient besoin de culture numérisée. De quoi ces gens
ont-ils besoin au juste ; de quoi avons-nous besoin, individuellement et
collectivement ? Selon Ellul, la vie est à l’extérieur du système
technicien, dans des petites organisations inspirées par l’échange, le don
plutôt que la défense de ses intérêts et droits bien compris ; quête de non-puissance et convivialité, pour
reprendre un mot cher à Ivan Illich, qui reconnaissait un maître en Jacques
Ellul(6).
Nos experts et visionnaires nous
mettent en garde contre la perplexité, l’hésitation, le principe de prudence
que commande le principe de responsabilité. Attention disent-ils, BAnQ présente
déjà des signes d’obsolescence. C’est quand même étrange : les deux derniers
directeurs ont travaillé d’arrache-pied à numériser BAnQ, et elle serait quand
même en retard, loin derrière d’autres bibliothèques du monde. Quel scandale,
quelle honte prométhéenne! On en déduit que le retard est politique et
financier. Il faut donc investir davantage, craindre des nominations partisanes
et rétrogrades, aller de l’avant. En bon administrateur, Jean-Louis Roy voit
loin, anticipe la réalité de manière pragmatique, du point de vue économique :
« La concurrence ne nous attend
pas. Nos enfants iront ailleurs s’ils ne trouvent pas chez nous. Et ils ne
trouveront pas chez nous si on ne le fait pas là [maintenant]. » La
numérisation du monde est au service de l’économie, de l’économisme.
« Nos
enfants », c’est le facteur (sic)
qui n’entre justement pas dans l’équation des experts. Je parle des enfants
comme êtres humains, pas comme des consommateurs de produits culturels et
des utilisateurs d’écrans cathodiques: dans quel état le monde numérisé
laisse-t-il nos enfants, qu’en fait-il
dès à présent? Et ce n’est pas la seule question que les experts escamotent, leur
esprit étant obnubilé par les diktats de la technologie et de son vertige. Il
faut bien reconnaître que l’attrait pour la technique est irrésistible, comme la vitesse peut l’être ou n’importe quel sentiment de puissance, de pouvoir,
procuré par n’importe quelle technologie. Or la paralysie de la pensée sur les
finalités de cette ivresse devrait d’emblée nous inquiéter, comme le souhaitait
H. Arendt.
Bonne nouvelle! Il est remarquable que le
hasard et les accidents fassent encore bien les choses, dans le monde
supposément infaillible du calcul et des algorithmes. Aujourd’hui jeudi 1er
juillet 2021, une cyberattaque paralyse depuis la mi-mai déjà une partie du
système informatique de BAnQ, empêchant la consultation de son dossier d’usager et le
catalogue en ligne, mais laisse intacte sa section spécifiquement numérique. D’après
les proposés à l’accueil, le problème durera quelques semaines encore... Notons
qu’on peut encore aller sur place : la matérialité tient encore le coup en
certains secteurs, mais qu’arrivera-t-il le jour où les rayonnages auront
disparu? Esquiver ces attaques ferait donc partie « des défis technos
immenses » auxquels BAnQ doit faire face, parce qu’on peut s’attendre à ce
que, dans un monde de plus en plus prisonnier de l’informatique, ces attaques
soient de plus en plus fréquentes et conséquentes : vol de données
personnelles et publiques, paralysie des systèmes et des activités, mises à
pied du personnel et quoi encore! Ce qui est moins facile à esquiver, parce que
moins évident, mais infiniment plus dommageable, c’est la disparition de
l’intérêt pour le livre, la lecture littéraire, la pensée, l’imaginaire; c’est
la montée réelle de l’illettrisme, de l’ignorance. On pourrait également
évoquer, mais c’est encore plus délicat à détecter pour un expert ou un manager,
la montée de l’insignifiance (C. Castoriadis) ou, plus concrètement si on veut,
ce qu’un autre spécialiste, Gérald Bronner, a appelé dans un livre récent l’ « apocalypse cognitive » (2021).
Nos enfants sont justement les premières victimes de cette apocalypse cognitive, parce
que trop exposés aux écrans, à leur contenu et au confinement affectif qu’ils commandent.
Les propos immondes que génèrent les réseaux sociaux sont un bon indice de
cette apocalypse non seulement cognitive, mais éthique, esthétique et politique,
qui se fait sentir au-delà des réseaux sociaux, jusque dans les institutions
d’enseignement supérieur, les médias, les productions culturelles, chez les
politiciens de gauche comme de droite.
On sait aussi que la privation sensorielle s’aggrave avec le
perfectionnement de ce qu’on appelle la réalité augmentée. Il faut bien le reconnaître,
tous les enfants n’ont pas la chance d’être exposés à la fois au nihilisme des
écrans et à la réalité du sens et des sens.
En revanche, on sait que le livre, quand il n’est pas conçu sur le mode
industriel ou pour répondre à des objectifs « éducatifs », offre aux esprits un des
meilleurs oxygènes qui soient. Ce
pourrait-il que la réalité dite augmentée qu’on nous vante tant représente
un réel danger pour l’imaginaire littéraire justement? L’imaginaire au sens
fort, créateur, attentif, sensible, inespéré, inattendu. L’imaginaire qui puise
à l’enfance, à des expériences inusitées, à différentes consciences, dont les
plus importantes échappent à ce qu’on appelle généralement la raison ‒ y
compris des critères figés de beauté et d’imaginaire? Qu’adviendrait-il s’il fallait que l’enfance
meure? La véritable enfance, pas l’infantilisme qu’on cultive abondamment,
coupé du passé, comme l’écrivait Kundera dans L’immortalité.
De cette face cachée des nouvelles
technologies, les articles cités plus haut ne disent évidemment pas un mot. On
prophétise un avenir en le réduisant à des exigences techno-industrielles et
commerciales, mais on reste sourd et aveugle au monde sensible qu’on s’efforce
de faire disparaître pour ne plus rien ressentir. Ou, au contraire, on l’idolâtre.
Tout peut devenir fétiche ou idolâtrie : la jeunesse ‒ alliée
naturelle de l’innovation techno ‒, la nature (culte de l’animal, de la vie
sauvage), le travail, mais sans qualité et qui doit répondre à des critères de
performance, de productivité et de
rentabilité; la culture et la connaissance (les philistins cultivés), le corps,
le sexe (qui confine à un nouveau puritanisme), l’argent, la nation, le
racialisme, la politique, la religion, la tradition, la transgression,
l’humour, la vie elle-même : la vie à tout prix fleurissant sur le déni de
la mort, de la contingence. Cette idolâtrie, c’est le symptôme même du
ressentiment; ressentiment contre l’indétermination, les domaines de l’homme sans
la technologie dévorante. L’informatique et le numérique procurent une
formidable illusion de créativité. Cette créativité est certes réelle, mais jusqu’à
un certain point, au-delà duquel elle devient son contraire, totalitaire et morbide.
Pas besoin de chercher midi à quatorze heures les raisons de la haine et du
ressentiment que nos dirigeants, pas seulement politiques, ne cessent
d’alimenter en feignant de les combattre.
La beauté sauvera le monde, disait
Fiodor Dostoïevski par la bouche de son personnage, le naïf et fiévreux prince
Mychkine (7).
Celui-ci est l’incarnation romanesque de
l’ « idiot », c’est à dire de l’homme de la non-puissance
‒ ne pas confondre avec l’impuissance ; celui
dont la sensibilité et la foi en l’homme ‒ mystérieux, tiraillé entre le bien
et le mal ‒échappe aux diktats du progrès, de la raison instrumentale, du
nihilisme; qui échappe aux lois des convenances de salon également, de la
fausse grandeur. « Oh, permettez-moi de dire ça! » s’écrie le prince
Mychkine en pleine soirée mondaine. « J’ai beaucoup entendu dire, et j’y
ai beaucoup cru moi-même, que, dans le monde, tout n’était que manières, forme
désuète, et que l’essence s’était tarie; à présent, je vois bien moi-même que,
ça, ce n’est pas possible chez nous; c’est peut-être vrai ailleurs, mais ça ne
l’est pas chez nous. Comment seriez-vous tous autant que vous êtes des jésuites
et des escrocs (8) » La crise d’épilepsie
suit de près, mais la chose est dite, en dépit de la naïveté qui recouvre une
ironie mordante : l’élite, qu’elle soit ultra conservatrice ou
progressiste, n’est pas garante de
l’essence.
Aujourd’hui, il existe une formule
magique devant laquelle l’opinion s’incline : l’ « innovation
sociale ». Ce n’est pas la créativité que je mets en question, celle qui
nous rend plus humains, plus vivants, plus sensibles au monde, plus libres de
juger ce qui se fait et ce qui ne se fait pas. Il s’agit bien, pour les
générations qui se succèdent, de conserver ce monde pour qu’il soit habitable,
qu’il échappe à des intérêts mesquins, à des désirs narcissiques de puissance.
Ce que je mets en question, c’est la contrefaçon de cette créativité radicale,
sa récupération par le culte de la nouveauté inhérent au marché et au système
technicien. Cette récupération, cette diversion,
est le signe même de l’idéologie, du bluff technologique. On prône le
développement des nouvelles technologies, parce que mises de
facto, laisse-t-on croire, au service de la santé, de l’économie, du
travail, de la culture, de l’homme, alors qu’elles servent le technocapitalisme
qui, en retour, détruit les économies locales. Quelle formidable illusion
érigée en mensonge, religion à laquelle se soumet quotidiennement l’homme absolument moderne, aliéné et diverti.
Jacques Ellul écrivait : « Cet univers du divertissement, de la
diversion, de la perversion de l’homme par la technologie, s’achève dans
l’adoration, la vénération, la béatification, l’expression d’un sentiment
proprement religieux (2012, p. 682). La vertu pour dissimuler les apories de
l’idéologie, dont la logique interne du système technicien qui se développe
pour et par elle-même, est une stratégie
redoutablement efficace, car elle innove essentiellement dans l’expression du
nihilisme.
Quel rapport entre le héros de Dostoïevski, qui vit dans un ébranlement amoureux
passionné (amour de la beauté, de la vérité et de l’honnêteté), et le
management numérique, qui cherche à nous donner l’illusion de la maîtrise du
monde? C’est notre rapport au nihilisme que représente la sacralisation de la
technologie et à la croissance économique qui est en cause, à l’efficacité.
Notre rapport au monde lui-même, à l’avenir qu’on nous enfonce dans le crâne, à
construire d’un seul bloc comme s’il s’agissait d’une fatalité divine. Quelle
vie, quel avenir voulons-nous? Dans quel monde voulons-nous vivre? Ne nous
tourmentons pas avec ce genre de questions, des experts s’en occupent pour nous.
Ainsi soit-il, divertissez-vous : vous êtes libres d’obéir, pour
paraphraser le titre de l’ouvrage de J. Chapoutot! Obéir à qui, à quoi? À Amazon,
à Google (9). Un spécialiste, un manager, ne s’interroge pas sur les finalités de son champ
d’expertise. Pour s’interroger, il doit faire un pas de côté, se faire lecteur romanesque, lecteur de la polyphonie du
monde. « Quand tout le monde se laisse entraîner, sans réfléchir, par ce
que les autres font et croient, écrivait Hannah Arendt, ceux qui pensent se
retrouvent à découvert, car leur refus de se joindre aux autres est patent et
devient alors une sorte d’action (10). »
Pour contrer ce nihilisme, Jacques Dufresne, directeur-fondateur de L’encyclopédie de l’Agora, encyclopédie
en ligne, également auteur d’Après l’homme… le cyborg? (11),
suggère le jeûne médiatique http://agora.qc.ca/dossiers/jeune-mediatique. Cohérent avec lui-même, il propose
aussi de « […] créer des petites maisons de lecture pour remplacer, dans
la convivialité, les bibliothèques numériques et les universités. » J’en
suis de tout coeur, mais je ne peux m’empêcher de penser que les rives friables
de ces îlots de lecture sont dangereusement exposées au tsunami numérique qui
vient, qui est déjà là. Cette inquiétude se trouve d’ailleurs à la source même
de L’encyclopédie de l’Agora et de
son livre de 1999, Après l’homme… le
cyborg? Voici comment il me décrit l’état d’esprit qui l’animait,
lui ainsi qu’Hélène Laberge, sa compagne de toujours, et quelques amis qui les
ont soutenus depuis le début du projet :
« Le premier défi que nous devions relever était le suivant: chaque
fois qu’une nouvelle technologie est apparue, cinéma, radio, télévision, il
s’est trouvé au Canada anglais des prophètes pour prédire la fin du fait
français. Il s’agissait pour nous de proposer des mesures qui apporteraient un
nouveau démenti aux futurologues orangistes. À bien des égards, la radio et la
télévision avaient servi la cause du français. À quelles conditions en serait-il
de même dans le cas de l’ordinateur et d’Internet? J’ai indiqué certaines de
ces conditions dans mon livre Après l’homme…le cyborg? Je craignais
déjà le pire pour plusieurs raisons: le rejet du passé, la montée universelle
du formalisme et par suite du système technicien, la puissance insidieuse du
nouveau rouleau compresseur américain (s’appuyant depuis 1989 sur un projet
explicite d'hégémonie par le Soft Power et le slogan Per
Internet Unum), l’effritement du consensus national, l’éclatement ou l’affaiblissement
des corps intermédiaires: familles, paroisses, syndicats… En résumé:
l’individu ex-posé, posé seul devant le Monde, hors de tout
contexte organique, de toute membrane protectrice.
Oserons-nous seulement réfléchir au remède de cheval nécessaire pour
inverser cette tendance ? »
Ce qui transparaît dans ce court bilan, c’est une réalisation animée par
autre chose que le souci de s’inscrire dans l’innovation sociale. Cette
création embrasse une dimension plus étendue que la fuite en avant. Il s’agit
bien pour cette petite équipe de s’inscrire dans « un contexte organique », celui de
l’individu incarné dans une société, non pas en rupture avec son passé, son
histoire, sa culture, mais en relation créatrice avec elle.
Comment seulement oser réfléchir…demande Jacques Dufresne? En poursuivant l’aventure, pourrions-nous dire,
mais il faudrait que la question du philosophe soit entendue et relayée. J’entends la réplique des experts : soyez
efficaces! Think big!
* On sait aujourd'hui que c'est Mme Marie Grégoire qui a été nommée à la direction de BAnQ, nomination douteuse, car Mme Grégoire, spécialisée en communication et en marketing politique, n'a jamais manifesté, à ma connaissance, le moindre intérêt pour le livre, les archives, la culture et leur diffusion par le biais d'une institution de l'envergure de BAnQ. Elle ne détient non plus aucune compétence, qualification ou expérience pour défendre les objectifs d'une telle institution culturelle - mais quels sont ces objectifs au juste? Sans surprise, et c'est tant mieux, cette nomination soulève de l'opposition. Hélas celle-ci, qui s'exprime notamment par une pétition en ligne, se fait au nom de la défense d'une ''culture du numérique", telle que je la présente dans ce texte et telle qu'elle est défendue par ceux que j'appelle les "managers du numérique". Or, "culture du numérique" est une contradiction dans les termes. Le numérique est une technologie relevant du système technicien qui impose ses propres règles et qui tend à inféoder le monde, dont la culture, à ses propres critères, dont son développement sans limites, sa volonté hégémonique de pouvoir et de puissance.
De
la bibliothèque virtuelle à la disparition réelle (12)
Le
monde est un texte à plusieurs significations, et l'on passe d'une
signification à une autre par un travail. Un travail où le corps a toujours
part, comme lorsqu'on apprend l'alphabet d'une langue étrangère: cet alphabet
doit rentrer dans la main à force de tracer des lettres. En dehors de cela,
tout changement dans la manière de penser est illusoire.
Simone Weil
Un hôte sympathique
vous introduit dans une pièce sombre qui se révèle être la bibliothèque
d’Alberto Manguel, ou plutôt son simulacre: fausses étagères, faux livres,
fausse pluie dans de fausses fenêtres. Vous prenez alors place. Une voix
enregistrée, celle de Manguel, s’adresse aux visiteurs, fascinés ou perplexes.
Il y est question de livres, d’un exemplaire de Maria Chapdelaine reçu en cadeau, de Borges ‒ on évoque le grand
auteur argentin chaque fois qu’il est question de bibliothèques et d’imaginaire
labyrinthique. On s’accoutume assez vite à cette mise en scène et, comme des
enfants à La Ronde*, on a hâte d’essayer le manège principal.
On vous dit enfin de
prendre le casque de réalité virtuelle, cette espèce de lunette qui vous donne
l’aspect d’une mouche géante, puis, effet de surprise et de mystère un brin
convenu, l’hôte actionne une fausse porte secrète dissimulée dans une fausse
étagère de la fausse bibliothèque – cette porte existe-t-elle pour vrai dans la
vraie bibliothèque de Manguel? ‒ pour vous faire pénétrer cette fois dans une
fausse forêt où se déroulera la vraie visite virtuelle. Vous vous assoyez à une
vraie table qui ne sert à rien sinon à supporter une lampe de vraie
bibliothèque, mais vous n’aurez jamais à utiliser cette table. Elle fait partie
du décor, un décor inusité servant à mettre en scène un spectacle de la réalité
virtuelle autour du livre, de la bibliothèque. Sans doute faudrait-il parler de
mise en scène et de réalisation. C’est à Robert Lepage qu’on a fait appel pour
l’occasion, réalisateur de cinéma, mais surtout metteur en scène reconnu
mondialement pour son talent à créer des espaces imaginaires avec des moyens
empruntés à diverses technologies. Les effets spéciaux qu’il produit, la
technologie qu’il utilise sont d’ailleurs tellement présents dans ses pièces
qu’on en vient à penser qu'ils sont le principal objet de la mise en scène.
Quoi qu’il en soit,
dans cette salle de la bibliothèque où a lieu ce spectacle, de vrais gardiens
sont là pour assurer votre sécurité, répondre à vos questions sur le
fonctionnement du casque, si nécessaire. Cette présence est rassurante, car une
fois plongé dans l’univers schizophrénique de la virtualité, qui sait ce qui
peut arriver? Pas grand-chose, en fait. On nous avertit quand même que des
malaises sont possibles, des étourdissements, nausées, mais que cela n’est
jamais arrivé. C’est donc moins risqué qu’à La Ronde. L’effet de surprise
passé, c’est aussi beaucoup moins excitant, du moins en ce qui touche au livre,
à l’imaginaire et à la pensée. Beaucoup moins intéressant, quoique assez
inquiétant. Pas sur le plan de l’expérience, mais sur celui des finalités de la
virtualité.
Vous mettez le casque
et ça démarre tout seul. La succession des séquences et le passage d’une
bibliothèque à l’autre se contrôlent par les yeux. C’est une technologie qui
promet, on n’a encore rien vu.
Il s’agit donc du simulacre
d’une visite en une heure de dix bibliothèques dont certaines ont été
incendiées, celle d’Alexandrie à une époque très lointaine et, plus près de
nous, celle de Sarajevo. Parmi les désastres, il y a aussi la bibliothèque de
Copenhague, sorte de tombeau refermé sur des livres qui, à force de ne pas être
lus, sont devenus des livres morts, des dead
books, nous dit le narrateur de la visite, Manguel lui-même. Dead books est beaucoup plus
impressionnant que «livres morts». Pourquoi? Je ne sais pas, mais c’est comme
ça. Aujourd’hui, outre ces dead books en
souvenir d’une autre époque, la bibliothèque contient des documents numériques.
Pourquoi pas des digital records?
La visite virtuelle ne
présente pas que des bibliothèques détruites. On peut se faire une idée de la
bibliothèque Sainte-Geneviève, à Paris, de la bibliothèque fictive du capitaine
Nemo, inventée par l’écrivain Jules Verne dans son célèbre roman, Vingt mille lieues sous les mers, de
celle du Parlement d’Ottawa, de celle de Mexico, etc.
Manguel remarque une
tendance dans l’univers du livre qui pourrait être inquiétante: la disparition
des livres concrets, remplacés par des documents numériques. Il existe même aujourd’hui
des bibliothèques constituées exclusivement de documents numériques, où les
gens viennent brancher leur portable, se rencontrer, nouer des relations
(virtuelles?). On se prend alors à comparer la destruction des livres par le
feu avec celle par le numérique, le virtuel. En effet, dans la bibliothèque
virtuelle, l’essentiel s’est obligatoirement absenté dans la virtualité des
images de synthèse: l’expérience sensible du lecteur au livre et à la lecture.
On peut bien sûr affirmer qu’à cette expérience sensible au livre s’est
substituée l’expérience de la réalité virtuelle qui évoque le livre, mais cet
objet semble appartenir à un monde disparaissant. Dans la réalité virtuelle,
mon imaginaire n’est pas stimulé par les mots et leur agencement, mais par des
images de synthèse, qui ne sont même plus des images réelles. Qu’est-ce qu’une
image réelle? Une image dans laquelle subsiste encore du hasard, disait le
cinéaste Jean-Marie Straub, dans laquelle quelque chose du dehors peut survenir
en elle, qui ne dépend pas des machines, de la technique ni même du cinéaste,
du photographe ou du peintre. Il y a surtout que la réalité virtuelle enferme
l’individu en lui-même, mais en imitant l’ouverture infinie.
Entre la destruction
par le feu et la destruction par le virtuel subsiste néanmoins une différence
de taille: le feu visait explicitement, sans mystère, sans faux-semblant, la
destruction du livre et, à travers elle, la destruction du savoir, de
l’imaginaire, de la pensée, de la culture, d’une civilisation entière. Le
virtuel vise peut-être la même chose, mais en affirmant le contraire.
L’expérience
Vous avez cette grosse
lunette sur les yeux qui vous coupe du monde avec la promesse de vous ouvrir
les portes d’une hyperréalité. Le livre et la bibliothèque, passeurs par
excellence vers l’imaginaire et la pensée, servent de médiation idéale pour
cette nouvelle technologie. Techniquement, l’image pixellisée n’offrant pas une
haute définition, ce qu’on voit n’est pas très net. Sensation un peu décevante,
car ce qu’on souhaite justement, c’est que le virtuel exalte la réalité,
amplifie le détail de manière à le rendre spectaculaire. Rapidement cependant,
la frustration est comblée par une impression saisissante de hauteur, une
sensation de vertige. Dans un univers qui cherche à abolir le temps et la
distance (illusion de proximité), on peut même avoir un sentiment de
toute-puissance: être invisible à l’intérieur d’un espace-temps qui imite la
vie, la présence d’autrui (on croit rencontrer des bibliothécaires, des gens
qui font le ménage) n’est pas dénuée d’une étrange sensation de pouvoir.
Imaginer cette même expérience quand la technique sera plus avancée donne
encore plus le vertige. L’illusion sera dangereusement convaincante, à un point
difficilement imaginable aujourd’hui.
Je reviens sur ce que
j’écrivais plus haut: il me semble impossible de confondre cette expérience
avec celle de l’imaginaire déclenché par la lecture, le jeu, la simple rêverie.
Quand je lis, que j’écoute de la musique, qu’importe le support, analogique ou
numérique (je laisse de côté la question de savoir, par exemple, si la musique
est «meilleure» sur un support analogique ou numérique, vinyle, CD, fichiers
numériques), que je regarde un film ou un tableau, que j’écoute une
conversation, je reste en permanence en contact physique sinon avec l’objet, du
moins avec mon environnement qui intervient, pour le meilleur et pour le pire,
dans l’écoute ou le visionnement. Deux univers se rencontrent, qui créent de la
friction et de la fiction, la distance et la réflexivité. C’est ainsi que je
peux devenir le théâtre de mutations, d’altérations insoupçonnées. Mais cet
imaginaire n’est jamais tout à fait coupé du monde réel. N’est-ce pas cette
distance que tentent d’abolir les technologies en créant artificiellement
l’intériorisation d’une réalité lointaine, d’un dépaysement? C’est la distance
et le temps qu’on cherche à maîtriser, le voyage, l’aventure du temps perdu, ou
passé, à se déplacer. N’est-ce pas ainsi qu’on parvient à enfermer une
conscience en elle-même, livrée à des sensations commandées par des machines?
Dans ses travaux sur
la disparition du réel, sur l’obsession de l’idéologie du progrès pour un monde
sans ombres et transparent à lui-même, Jean Baudrillard notait la différence
sensible qui existe entre ce qu’il appelait le «voyage de l’âme» et «l’ubiquité
virtuelle»:
«La différence (radicale) entre
l’ubiquité virtuelle et l’anamorphose des transmigrations successives, c’est
que, dans l’espace du Virtuel, c’est nous qui changeons de lieu, qui passons
techniquement d’un lieu à l’autre, tandis que, dans l’espace poétique, ou dans
la grande mythologie, ce sont les lieux, ce sont les dieux qui se
métamorphosent en nous – et nous sommes le théâtre de cette métamorphose, le
lieu privilégié où les forces se croisent et où ils nous habitent tous, un par
un, dans telle ou telle autre vie, à un moment ou à un autre(13).»
Dans la virtualité,
n’est-ce pas la relation sensible au monde que nous perdons? La réalité
virtuelle se donne comme une évidence, comme venant de soi. C’est le retour à
la petite enfance: le monde et mon désir ne font qu’un. La pornographie (la
sexualité sans corps physique ou émotif) a un bel avenir devant elle, c’est
certain. Mais la littérature, le cinéma, la peinture, les voyages ‒ plutôt que
le tourisme ‒, les sentiments comme l’hésitation, l’ambiguïté, l’incertitude,
bref, tout ce qui fait l’humanité? Qu’arrive-t-il de ce que je suis, de ma
tendance naturelle, quoique problématique, à avoir besoin d’autrui, d’une
réalité autre que la mienne? Puis-je encore me dépayser, me déprendre de
moi-même et y revenir, transformé? Le virtuel, à force de vouloir maîtriser le
temps et l’espace, pourrait bien tourner au cauchemar numérique, sans
possibilité de réveil.
La
disparition
Dans le documentaire
de Serge Cardinal sur l’histoire de la bibliothèque, La bibliothèque entre deux feux, réalisé pour célébrer l’ouverture
de la Grande Bibliothèque, le philosophe Raymond Klibansky (1905-2005),
notamment professeur à l’Université McGill, empruntait à Bernard de Chartres,
philosophe du XIIe siècle, une métaphore pour illustrer notre
rapport aux grands auteurs du passé: «Nous sommes des nains juchés sur des
épaules de géants.» Tel serait le rôle des bibliothèques: nous fournir une
échelle pour grimper sur les épaules des géants. Le spectacle de la virtualité
inverserait-il cette proposition? Avec le virtuel, les nains que nous sommes,
en regard de l’histoire de la pensée, ne risquent-ils pas de se prendre pour
des géants tout-puissants, intouchables, dans un univers que viole la
technologie du virtuel, en faisant disparaître le corps, en tuant l’imaginaire
et la pensée dans l’œuf?
C’est une question que
je pose, une inquiétude que j’ai. Ce n’est évidemment pas l’intention de Robert
Lepage, ni d’Alberto Manguel, qui affirmait dans sa conférence à la BAnQ:
«Mort à nos ennemis! En d’autres termes, morts aux ennemis de toutes les
bibliothèques: à l’eau et au feu, au vol et au vandalisme, aux réductions
budgétaires et à la navrante bêtise de la bureaucratie. Mort, comme aurait dit
ma grand-mère, à eux tous (14)!»
Ces déclarations de guerre contre le nihilisme peuvent toujours nous rassurer
sur les intentions de Manguel et de Lepage, mais elles ne me rassurent pas du
tout sur ce que deviendront les bibliothèques à l’ère du numérique, du virtuel
et de l’intelligence artificielle. Les sonneurs d’alerte les mieux informés se
font d’ailleurs de plus en plus véhéments: l’édition numérique nuit aux
bibliothèques universitaires, parce qu’elle favorise les plus grands éditeurs scientifiques,
qui ont beau jeu d’augmenter le prix de leurs revues. Des administrateurs
parlent même d’arnaque. On dira que ce n’est pas la technologie qui est en
cause, mais le business et
l’institution universitaire qui se laisse coloniser par lui. La vérité est que
l’un ne va pas sans l’autre.
Après avoir assisté à
la visite virtuelle, j’ai voulu revoir le film de Serge Cardinal. Je me suis
donc rendu au quatrième étage de la BAnQ pour aller chercher le DVD, bien
répertorié dans le catalogue électronique de la bibliothèque et marqué comme
disponible. Le film, hélas, n’était pas sur les étagères. Je me suis dit que je
n’avais pas de chance, que le film devait circuler à l’intérieur de la
bibliothèque. J’ai quand même consulté les bibliothécaires: les deux copies
sont restées introuvables. Heureusement, on peut voir le film de Cardinal sur
le Web. Il s’agit probablement d’un malencontreux hasard, le document sera
retrouvé bientôt, surtout, comme le faisait remarquer un des bibliothécaires,
qu’il s’agit d’un document sur la Grande Bibliothèque. Quelle ironie qu’il soit
disparu, mais qu’il soit accessible sur le Web!
Espérons que cette
disparition d’un film bien réel de la bibliothèque réelle ne soit pas un
mauvais présage. Surtout que l’ex-directrice de l’institution, Mme Christiane
Barbe, a déclaré, lors de sa nomination à la tête de la BAnQ, vouloir accélérer
le passage de la Grande Bibliothèque au numérique, afin de «faire éclater ses
murs» (Le Devoir, 19 novembre 2014).
La formule («faire
éclater les murs») est à la mode, parfaitement adaptée à la technologie dont on
parle, et semble toujours vouloir signifier audace, ouverture, élargissement
des horizons, accessibilité au plus grand nombre. Ne s’agit-il encore que d’une
ruse des mots, de la propagande? Le langage, dans sa polysémie, sa poésie
aléatoire, comporte encore des significations révélatrices. Mais ne nous
faisons pas d’illusions: cette technologie virtuelle appartient très exactement
à la logique technicienne, à l’idéologie qui préside aux réductions budgétaires
et à la navrante bêtise bureaucratique évoquée par Manguel. Il n’est pas du
tout impossible qu’un jour, tout ce virtuel, et ce qui est son support naturel,
la Toile, se referment sur nous. Nous serons alors pris au piège comme les
mouches – le casque virtuel nous en donne déjà l’allure – que nous serons
réellement devenues. Si ce n’est pas déjà le cas.
Gilles McMillan
* La Ronde est un immense parc d'attractions à Montréal, avec manèges, restaurants, salles de spectacles, casino : frissons et vertiges garantis.
[1] https://www.ledevoir.com/culture/609381/banq-des-defis-technos-immenses
[4]
George Orwell, À ma guise. Chroniques
1943-1947, préface de Jean-Jacques Rosat, Agone 2008, p.66.
[5] Pour
un survol de la biographie intellectuelle de deux penseurs majeurs du XXe
siècle sur l’homme et la technique : « Günther Anders et Hannah
Arendt » qu’on trouve sur le site de Pièces et main d’œuvre, « Notre
bibliothèque verte », http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=1432
[7]
Dostoïevski, L’idiot, traduit du
russe par André Markowicz, vol. 2, Babel, p. 102.
[8]
Ibidem, p. 371,
[9] À
la une du Devoir, 2 juillet, 2021, « Les
déficits plombent le virage numérique de BAnQ ». Je retiens cette remarque
laconique de Guy Berthiaume, bibliothécaire et archiviste du Canada émérite,
ex-président de BAnQ : « À part Amazon et Google, personne n’a
les moyens financiers de tenir le rythme des avancées technologiques, estime
l’historien et archiviste. Ni BAC, ni la Library of Congress aux États-Unis. »
[10] Considérations morales, Rivages poche,
1996 (1971), p. 71-72.
[11] http://agora.qc.ca/documents/apres-lhomme-le-cyborg
[14]
« La
bibliothèque, la nuit », conférence tenue le 27 octobre 2015, auditorium
de la Grande Bibliothèque.
« Pour
répondre aux besoins de la nouvelle génération branchée, notre bibliothèque est
donc devenue entièrement wi-fi, formule magique qui contient toutes les
promesses de l’ubiquité informatique. À en juger par tous ces étudiants
envoûtés par leurs écrans, la formule est tout à fait efficace. Pour les
envoûtés, la lecture des livres est devenue accessoire. Le centre de gravité de
la bibliothèque s’est déplacé des livres à l’écran d’ordinateur. Les livres
sont certes encore là physiquement, mais ils ne sont que le souvenir d’une
époque révolue et ils pourraient disparaître sans dommage apparent. En fait,
les rénovations semblent avoir été menées avec cette idée étrange que la
bibliothèque de l’avenir sera dépourvue de livres. Elle répond ainsi aux
besoins d’un nouveau type de lecteur et d’un art de lire sans livre. » Cliquez ici pour lire l'article.