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samedi 13 février 2021

Raciste Ducharme?

                               L'équivoque contre le politiquement correct

 

 

Ce n'est pas d'hier que le politiquement correct fait des ravages, sauf que les choses se sont aggravées et s'aggraveront encore, parce qu'il est le produit d'une idéologie marchande, technique et juridique, alimentée à la doctrine du multiculturalisme: fantasme de croissance, de mouvements, de transformations illimitées, d'humains interchangeables et amovibles (comme les pièces d'une mécanique, aussi écolo serait-elle) à l'infini.

Dans un livre d'entretiens paru en 1994, René Girard notait que la rivalité victimaire (le bénéfice symbolique à se présenter comme victime), au fondement du politiquement correct,  qui sévissait il y a longtemps déjà sur les campus américains et dans divers milieux culturels, était l'équivalent, sur le plan spirituel, de la puissance nucléaire (Quand ces choses commenceront, p. 113). 

On voit bien cette puissance de destruction à l’œuvre aujourd'hui : la destruction des livres, de la pensée, de la culture, du second degré. On voit bien cette terreur s'exercer dans la médias, dans les universités, les institutions d'enseignement en général, dans les maisons d'édition, voire dans nos esprits. 

Les enseignants sont terrorisés, suppriment des pans entiers de leur cours, adoptent des points de vue relativistes qui font place en fait aux discours extrémistes. Comprendre ici la revendication de groupes d'intérêts : lobbies religieux, ethniques, identitaires. C'est le règne de Maître Patelin dans un univers où les étudiants sont appelés à être des clients, des consommateurs de compétences : on se paie une formation, une place dans la société, une pseudo-identité (sans histoire, déracinée, artificielle), comme on commande un gadget chez Amazon, une application chez Google ou Apple. Et, en prime, une petite histoire en cinquante épisodes chez Netflix.

 Le client-enfant-roi a toujours raison : voilà une bonne façon de faire disparaître toute pensée complexe, difficile à avaler, de l'Éducation, de la Culture. Ce qui se perd dans cet esprit sans esprit, c'est le deuxième degré, la distance, ce que Hannah Arendt appelait l'entre-deux, c'est à dire la passion de la culture, du penser-ensemble, de l'agir-ensemble dans le monde et sur le monde. 

Attention au retour du balancier, qui ne tardera pas à venir: ce sera pire encore. On verra alors quelle était la véritable fonction ce politiquement correct : faire disparaître la passion pour le mystère de la vie, la magie, l'équivoque, le jeu, le Nez Qui Voque, comme l'appelait Réjean Ducharme, qui va bien au-delà d'un amusant jeu de mots.

En 2005 déjà, L'avalée des avalés faisait l'objet d'une mise en accusation pour racisme et antisémitisme. Voici le texte que j'avais écrit sur cette affaire édifiante, que Le Devoir avait eu l'amabilité de publier. Je n'en changerais pas un mot. Ducharme est-il plus lisible qu'il l'était déjà? L'a-t-il vraiment été?

 

 

Cliquez sur l'image pour lire le texte dans Le Devoir

 Lors du «Combat des livres» du 16 mars (à l'émission Indicatif présent de la radio de Radio-Canada), Alain Lefebvre a soutenu que certains passages de L'avalée des avalés, de Réjean Ducharme, étaient racistes et frôlaient l'antisémitisme. Le pianiste en a remis en établissant un parallèle entre le roman et Mein Kampf, ouvrage de propagande haineuse qui appelait au meurtre des Juifs et de tous ceux qui menaçaient l'idée du monde que s'en faisait son pitoyable auteur, Adolf Hitler.

C'est donc une accusation terrible de comparer L'avalée des avalés au programme du national-socialisme. Ce roman de Ducharme, a soutenu Lefebvre dans sa dénonciation, «ne passe pas en 2005». Consternés, l'animatrice de l'émission et ses invités ont protesté en invoquant la licence poétique et l'époque. Ces arguments ne sont pas très convaincants car la licence poétique et l'époque ne peuvent pas légitimer des valeurs racistes et antisémites.

Alors, L'avalée des avalés est-il oui ou non un roman raciste, antisémite et nazi? C'est une accusation grotesque et loufoque, certes, mais c'est aussi une affirmation outrageante pour les lecteurs de Ducharme, accusés de facto de sympathies nazies. Sympathies inconscientes de surcroît puisque, à ma connaissance, personne n'a jamais défendu cette opinion. Et avec raison puisque L'avalée des avalés exprime exactement le contraire.

Refus des mots d'ordre

Tout l'œuvre de Ducharme, depuis L'avalée (Gallimard, 1966) jusqu'à Gros mots (Gallimard, 1999), est une parodie et une satire des discours édifiants et des rhétoriques de mobilisation, qu'il s'agisse des doctrines politiques ou des croyances religieuses, des esthétiques littéraires et artistiques, des stéréotypes identitaires, sexuels, ethniques ou culturels.

S'il y a un thème que Ducharme explore d'un roman à l'autre depuis 40 ans, c'est celui du refus de croire, de se plier à des mots d'ordre, toutes idéologies confondues. D'où des narrateurs hors normes, déclassés ou marginaux, qui explorent l'audace et le désespoir de l'être singulier, sa solitude, sa rage et sa quête de l'autre. Des narrateurs qui font reculer les limites du langage, bombardent les clichés et les lieux communs des bien-pensants par l'ironie, la dérision, la farce, les jeux de mots et l'imitation littéraire. Pratique romanesque qui vaut à Ducharme tant l'admiration que le dénigrement.[...]

Mais qu'en est-il, schématiquement, de L'avalée des avalés?

Dans le roman

Bérénice Einberg, la narratrice, mène un combat épique contre le monde et contre elle-même pour récupérer l'amour de son frère, Christian. Ce combat débute dès l'enfance contre sa mère catholique, Chamomor, et le père juif, Mauritius Einberg. C'est que les deux parents, en guerre l'un contre l'autre, ont convenu de se partager les enfants: Christian ira à la mère, Bérénice au père.

Bérénice mène son combat contre l'endoctrinement à la religion hébraïque, dans sa version fanatique, et contre le sentimentalisme, l'institution familiale et amoureuse, les beaux souvenirs, sa propre mélancolie, etc. Mais le monde résiste à la volonté de puissance de Bérénice, et le temps n'arrange pas les choses chez Ducharme.

Ainsi, parvenue à l'âge de tenir une arme, Bérénice est envoyée en Israël pour combattre les Syriens. Mauritius Einberg semble l'emporter et, à travers lui, tous les fanatiques en manque de héros et de martyrs, qui manient l'invocation divine comme d'autres des fusils automatiques: «J'ai cru à Yahveh pendant deux jours et j'en ai eu plein mon casque. Avec moi, les illusions ne sont pas têtues. Si le fusil dont m'a chargée cet Israélite m'avait été donné par un Syrien, je humerais avec autant de volupté l'odeur âcre que la balle arrache au canon en s'élançant. Raser une mosquée pour ériger une synagogue, c'est du va-et-vient giratoire rotatif tournant. Tous les dieux sont de la même race qui s'est développée dans le mal qu'a l'homme à l'âme comme des bacilles dans un chancre. Se battre pour une patrie, c'est se battre pour un berceau et un cercueil, c'est ridicule et faux, ça sent l'excuse pourrie. Le seul combat logique est un combat contre tous. C'est mon combat.» (Gallimard, pages 244 et 245.)

Un lecteur de mauvaise foi ou inattentif pourra toujours voir dans ce roman de l'antisémitisme et, ne soyons pas raciste, de l'anti-arabisme, qui est encore de l'antisémitisme. Avec un peu d'imagination toutefois, on peut y voir aussi une métaphore de n'importe quel patriotisme, y compris québécois... Il ne faut pas confondre la satire de Mein Kampf avec son éloge, la critique de l'instrumentalisation de la religion avec des propos dirigés contre une ethnie.

Pour soutenir son accusation de racisme, le concertiste évoque l'«horloger de race nègre», personnage fantaisiste et improbable qui tire de ses poches d'innombrables horloges, comme d'autres tirent des lapins de leur chapeau, et qui «[...] rit comme tous ceux de sa race, c'est-à-dire comme un enfant » (page 235). Cet énoncé, selon M. Lefebvre, serait raciste... Comment démonter un tel argument, sinon en l'invitant à relire le roman, ce passage du moins, et peut-être à faire quelques incursions du côté d'Aimé Césaire, qui revendiquait la négritude en 1966, de Blaise Cendrars ou de je ne sais trop quel horloger de race nègre qui joue avec le temps et qui rit comme un enfant — pas «un demeuré», comme a lu Alain Lefebvre.

Ducharme, raciste et antisémite? Autant dire qu'Éric Satie composait des marches militaires... Et le roman est-il lisible en 2005, alors que les guerres de religions sont exacerbées et que les machines à faire croire sont affamées de martyre? Ni plus ni moins, comme tout roman exigeant.

 

Lire aussi, La Laïcité, c'est le mal   

 


mercredi 16 décembre 2020

La laïcité, c'est le mal

 

 Cliquez ici pour lire le texte dans L'encyclopédie de l'Agora

 

 

Pourquoi si peu d’intellectuels se prononcent-ils par la voix des médias dans le débat sur la laïcité, demandait la sociologue Micheline Labelle dans un texte du 2 décembre dernier paru dans Le Devoir, alors qu’il s’agit d’une question « éminemment politique » ? Le débat a déjà eu lieu pourrait-on répondre, au tribunal de trancher. Or, parce que l’enjeu est  éminemment politique, la décision du tribunal sera insatisfaisante,  à moins bien sûr d’abandonner aux tribunaux  la dure et accablante responsabilité de penser et d’agir sur la société ‒  ce qui serait contraire au sens même de la politique, du rôle des intellectuels et, peut-être, de la laïcité.

 

Bien sûr, il s’agit d’une opinion,  mais qui appartient à une longue tradition philosophique reposant sur l’idée d’autonomie des individus et des peuples à construire, projet inachevé et sans doute inachevable. Il s’agirait du cœur même de la démocratie, à ne pas confondre avec ce qu’est devenue la démocratie libérale.

 

L’autonomie relève de cette faculté de l’autolimitation en fonction du bien commun : le monde fini dans lequel nous vivons, composé de diverses cultures, d’expériences singulières du monde, mais liées par des intérêts communs. On ne dilapide pas l’héritage pour en jouir égoïstement ou pour capitaliser, mais pour le transmettre et le garder vivant. Mais au nom de quoi? Qui détermine la norme, le critère?

 


La pensée de l’hétéronomie a déjà tranché, comme un tribunal : ma foi est plus forte que la tienne, qu’importe le dieu : Christ, Allah, Yahvé, Bouddha, etc.  Les idéologies productivistes ont également tranché : l’Histoire, le Parti, le Progrès, la Technique, l’Argent. L’idéologie libérale a notamment tranché par ce que le politologue Marc Chevrier appelle « l’évangile des droits » (L’empire en marche, 2019). Ce code sacré de la modernité appartient selon lui à une religiosité de l’informe et du relativisme culturel extrême, particulièrement prégnant au Canada. Cette religion, le multiculturalisme, a aussi une fonction : faire marcher l’empire libéral, c’est-à-dire l’indifférenciation généralisée sous le signe de l’échange commercial (incluant l’instrumentalisation de l’immigration) et de la conquête du grand Tout cosmique : rien de moins que la réalisation fantasmatique du royaume des cieux sur Terre. Et pour qu’avance l’empire du Bien à grands pas,  il doit faire table rase du passé, des traditions, de la personnalité des individus et des peuples déracinés qu’il console et materne. C’est ce que M. Chevrier, s’inspirant de l’écrivain autrichien  Robert Musil (L’homme sans qualités), appelle « les peuples sans qualités ». Or  le royaume des cieux sans Dieu (ou plutôt avec tous les dieux et les idoles), mais avec l’autorité des tribunaux, c’est la guerre de tous contre tous.

 

La revendication illimitée des droits, fondée sur un relativisme culturel absolu (!!), fait éclater le langage commun, le sens commun, que la dynamique culturelle devrait définir au fil des générations. Dans le relativisme culturel, c’est forcément la croyance la plus intransigeante qui l’emporte : « mettez de l’eau dans votre vin », disent-ils, frelatez-vous!  La vague de censure et de terreur qui sévit depuis quelques années dans les milieux culturels et de l’enseignement ‒ que  l’écriture dite inclusive cristallise le mieux ‒ ne s’explique pas autrement. Or, cette vague de censure est essentiellement la création  d’« intellectuels » (profs, écrivains, agents culturels, chroniqueurs) soutenus par l’engeance des réseaux sociaux et divers lobbies stimulés par le relativisme culturel.

 

Voilà l’ambiance dans laquelle le débat sur la laïcité survient, à quelle religiosité elle s’affronte.

 

Mais en dépit de la mystique multiculturaliste, contrefaçon du pluralisme social, il est légitime, a fortiori pour quelqu’un qui vit dans une société sécularisée comme la nôtre, de se demander en quoi le fait de ne pas porter le hidjab durant les heures de classe pour une enseignante, par exemple, dénie non seulement sa foi, mais l’intégrité de sa personne ‒ la kippa, le turban, la croix, etc. En quoi cette revendication n’est-elle pas le signe de l’intégrisme religieux qui nierait l’histoire de mon peuple et les conditions de sa survie? Des œuvres considérables nous laissent penser le contraire.

 

Le philosophe  Abdennour Bidar, après le massacre au nom d’Allah des journalistes de Charlie Hebdo pour avoir caricaturé Mahomet, a adressé une  « Lettre ouverte au monde musulman »  pour l’exhorter à  réformer sa religion, mettre fin notamment à son  intransigeance face à la laïcité, face également à l’émancipation des femmes.

 

L’écrivain juif Aharon Appelfeld écrivait dans  L’héritage nu qu’« une foi profonde ne se perd pas facilement ».

 

Laïcité ne veut pas dire laïcisme  ‒ contre la religion ‒ tout comme la religion ne signifie pas intégrisme ‒ contre la pensée critique qui cherche en principe à renouer avec une vérité : la corruption du meilleur engendre le pire, disait Ivan Illich à propos de dogmes autant religieux que laïcs. La laïcité pourrait bien être le garde-fou de toutes les croyances. Mais dans une société de l’hétéronomie qui se prend pour l’empire du Bien, que vaut la laïcité, cette humaine façon d’interroger les hommes et les dieux, alors que des intellectuels sont occupés à faire marcher l’empire? Ceux-ci rappellent les affreux intellectuels de gauche de George Orwell; ils  travaillent à détruire le langage et le sens commun, condition préalable à un totalitarisme dans lequel ils tiendraient enfin le fouet. Dans l’empire du Bien, la laïcité, c’est le mal. 

 

 

 


 

jeudi 10 septembre 2020

Les Derniers

 par Bernard Émond, cinéaste et écrivain

 

Nous sommes les derniers. Presque les après-derniers. Aussitôt après nous commence un autre âge, un tout autre monde, le monde de ceux qui ne croient plus à rien, qui s’en font gloire et orgueil.

– Charles Péguy, Notre jeunesse.

Ils éprouvaient ainsi la souffrance profonde de tous les prisonniers et de tous les exilés, qui est de vivre avec une mémoire qui ne sert à rien.
– Albert Camus,
La Peste

 

 Article paru dans la revue L'action nationale. Cliquez ici pour lire l'article dans la revue.

 

 

Faisons comme si la parole des intellectuels avait encore du poids dans le Québec contemporain, et par parole, je n’entends pas babillage médiatique, intervention de quatre-vingt-dix secondes sur une chaîne d’information continue, entretien festif dans une émission littéraire, blogue plébiscité par quelques milliers de clics. Faisons comme si, et posons la question. Que doit-on attendre des intellectuels dans le combat politique pour l’indépendance ?

 

Deux choses, il me semble : d’abord, nous rappeler pourquoi nous devrions faire l’indépendance et ensuite nous dire pourquoi, sans un improbable sursaut de volonté collective, nous ne la ferons pas.

 

Nous devrions faire l’indépendance, parce que sans elle nous sommes morts comme peuple. Dans trente, dans cinquante, dans cent ans il y aura bien, sur le territoire de cette province, des gens qu’on continuera à appeler Québécois, mais ils seront québécois comme nos voisins sont ontariens. Une collection d’individus habitant le même espace ne fait pas un peuple.

À quoi peut bien servir l’indépendance politique si elle n’est pas l’indépendance d’un peuple ? À quoi peut bien servir l’indépendance, sinon à garantir la pérennité d’un peuple ayant en commun une histoire, une culture, des coutumes, des institutions et une communauté d’origine ou d’attachement (1) ? À quoi peut bien servir l’indépendance si ce n’est à garantir les conditions d’existence d’une mémoire commune qui puisse fonder l’action ?

Ne me parlez pas d’une indépendance qui ne serait rien d’autre qu’une version francophone du multiculturalisme canadien. Ne me parlez pas d’une indépendance vidée de son poids de chair, d’une indépendance purement formelle, purement juridique, fondée par exemple sur les abstractions d’une charte des droits et du français langue commune. Et d’abord, ça ne marchera pas. On aura beau imposer le français avec toutes les lois du monde, on n’en fera pas autre chose qu’une langue véhiculaire, pauvre, comme celle qu’on utilise à Montréal quand il n’y a pas moyen de faire autrement. Il n’y a pas de langue sans un fonds partagé d’histoire et de culture, ou alors c’est une langue dans laquelle la poésie est impossible. De toute manière, dans une logique de droits individuels, avec les francophones maintenant minoritaires sur l’île de Montréal, la loi 101 n’a aucune chance de survivre à long terme, et son abolition ne fera au fond qu’accélérer le mouvement de dissolution qui nous entraîne déjà.

L’indépendance ne peut être que celle d’un peuple, et un peuple n’est pas une abstraction juridique. Elle ne peut être faite que par un peuple de chair, attaché à une histoire et une culture communes, pas par une collection d’individus qui n’ont en commun que le rêve de l’extension illimitée de leurs droits et de l’assouvissement immédiat de leurs désirs de consommation. Mais j’ai bien peur que c’est ce que nous soyons en train de devenir. J’ai bien peur que notre peuple soit en train de mourir. Et, malgré tout, nous refusons le sursaut politique qui nous permettrait de survivre. Pourquoi ?

Aux intellectuels qui auront la tâche d’expliquer notre démission, il faut rappeler cette phrase de Péguy : « Il faut toujours dire ce que l’on voit. Surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ». Une phrase qui rappelle la vieille boutade : « les marxistes ont plus de facilité à expliquer pourquoi les ouvriers devraient faire la révolution que pourquoi ils ne la font pas ».

 

 


 

 

Jacques Parizeau, le soir du 30 octobre 1995, avait nommé, avec raison, l’argent et des votes ethniques comme causes de la défaite référendaire. Le tollé qu’avait suscité son intervention annonçait des beaux jours pour la rectitude politique. On l’avait accusé, justement, de voir ce qu’il voyait, et encore plus de le dire. Mais il y a une chose qu’il n’a pas dite, c’est que nous, Québécois francophones, sommes les principaux responsables de la défaite : nous sommes près de 40 % à avoir voté non. Faut-il rappeler les 99,5 % de oui pour l’indépendance norvégienne en 1918, ou les 77 % de oui en Estonie en 1988, dans un petit pays qui compte 30 % de Russes ?

Et il y a eu l’après-référendum. Le combat, qui aurait alors dû continuer avec vigueur, a tourné en eau de boudin non seulement à cause des atermoiements, de la faiblesse et de la vanité de nos dirigeants politiques, mais aussi, surtout, à cause de notre propre veulerie. La nôtre. Et maintenant, 25 ans plus tard, même à l’extérieur de Montréal, où les Québécois de souche et apparentés sont pourtant l’écrasante majorité, l’idée d’indépendance est minoritaire, et en recul constant.

Au fond, on s’en fout, tant qu’on a l’assurance-maladie et qu’on peut passer nos six mois moins un jour en Floride sans perdre nos droits. Quant aux devoirs, on n’en parle pas. On s’en balance comme on s’est balancé de l’éducation de nos enfants, élevés dans l’admiration inconditionnelle de leurs parents et le culte de l’estime de soi. Élevés dans l’ignorance de leur histoire et de leur langue maternelle, obnubilés par leurs écrans et par eux-mêmes, confortés dans leur mépris du passé et dans la contemplation de leur propre vertu, de leur propre ouverture, de leur propre égalitarisme. Et nous, parents, grands-parents ? Nous sommes comme eux. Absolument comme eux. Nous avons laissé faire. Nous les avons faits. Nous n’avons rien transmis d’autre qu’une idéologie Passe-Partout, gnangnan, mollassonne. Nous avons refusé toute forme d’autorité, au-dessus et au-dessous de nous, et surtout pas celle du passé. Nous avons beau faire mine de déplorer le fossé qui nous sépare des jeunes générations, ce fossé nous l’avons laissé s’ouvrir, quand nous ne l’avons pas creusé nous-mêmes, aveuglés que nous étions par l’idée de notre liberté. Nous avons voulu comprendre nos enfants, alors qu’il aurait fallu les éduquer, et d’abord nous éduquer nous-mêmes.

En 1995, Monsieur Parizeau dénonçait l’argent, et par là il fallait bien entendu comprendre les manœuvres frauduleuses du gouvernement fédéral et de ses dépendances, ainsi que l’appui actif des puissants et des maîtres avec le soutien presque sans faille de leurs entreprises et de leurs médias. Cela est entendu, vérifié, documenté. Et cela n’a pas changé. Mais derrière l’argent, il y a toute la puissance culturelle de l’anglosphère, tout ce que les Américains nomment le soft power, et que nous avons gobé hook line and sinker, comme ils disent, au point où nous nous glorifions de cette « culture québécoise » aseptique et mondialisée qui marche si bien à l’étranger, Céline Dion, le Cirque du Soleil, Denis Villeneuve. Nos héros, nos idoles. Aujourd’hui, il n’y a pas que les usines qu’on délocalise, il y a aussi la culture. Et nous en redemandons, délocalisés nous-mêmes, assis sur nos chaises de jardin devant un coucher de soleil sur le golfe du Mexique ou sur le balcon d’un Airbnb à Barcelone ou à Bangkok.

Le principal obstacle à l’indépendance, c’est nous. Notre veulerie, notre indifférence. Mais si jamais nous trouvions l’énergie d’un sursaut, nous frapperions un mur. Le mur de la métropole. Le mur de l’immigration et le mur anglo-québécois, qui sont le même mur. Près d’un million de nouveaux arrivants en trente ans, presque exclusivement concentrés dans la région montréalaise. Un million d’arrivants qui ont voulu venir en Amérique, ou à la rigueur au Canada, mais pas, sauf exception, au Québec(2). Et qui, dans leur grande majorité, n’ont cure de la survie de ce petit peuple qui les accueille, et de sa culture. On ne peut pas les blâmer, ainsi va le monde contemporain. Il fut un temps où l’intégration faisait son travail sur deux, trois générations. Mais simplement évoquer ce mot vous fait passer aujourd’hui pour un fasciste. Et puis, de toute manière, pour que l’intégration fonctionne, il faut une majorité, et de majorité, il n’y en a plus en région montréalaise. Il n’y a que des minorités, plus de peuple. Et ne me parlez pas de votre ami mexicain qui aime Miron ou des trois doctorants issus des minorités, qui se passionnent pour la littérature québécoise dans un séminaire à McGill. Ils sont bien sympathiques, nous sommes flattés, nous les aimons beaucoup, mais parlons chiffres. Regardons les statistiques en face. Démographiquement, idéologiquement, politiquement, Montréal ne fait déjà plus partie du Québec. Montréal est devenue une ville canadienne où on a simplement un peu plus de chances de se faire comprendre en français qu’ailleurs. Et compte tenu du poids démographique de la métropole, l’indépendance du Québec est aujourd’hui hors de portée, et probablement pour toujours.

À ce catalogue des obstacles et empêchements, il faut ajouter la guérilla intellectuelle des libéraux-libertaires et autres sans-frontiéristes, qui ont colonisé les universités et dont l’influence dans les médias dépasse très largement le nombre. Plus possible d’échapper aujourd’hui à l’orthodoxie multiculturelle, au culte de la diversité et à la religion de l’ouverture. Impossible de voir aujourd’hui ce qui est et surtout de le dire : que nous sommes de plus en plus seuls et que nous sommes en train de mourir, que la situation démographique prend de plus en plus l’aspect d’une fatalité, que la langue anglaise progresse inexorablement, et que la culture de masse issue de l’anglosphère a colonisé tous les esprits, que la langue et la culture française reculent constamment, que nous avons abandonné jusqu’à l’idée d’une culture commune, que des pans entiers de notre passé sont en train de s’effacer de la mémoire collective.

Alors, que doit-on demander aux intellectuels ?

Qu’ils voient ce qu’ils voient et qu’ils le disent : qu’ils n’aient pas peur d’affronter les censeurs de l’ultragauche et le jugement du New York Times. Et qu’ils ne craignent pas de nous désespérer. Peut-être devons-nous constamment nous faire rappeler notre mortalité, la disparition probable de notre petite et fragile civilisation, pour pouvoir trouver l’énergie d’une réaction.

Qu’ils attaquent. Qu’ils montrent à quel point la gauche multiculturelle est l’alliée des néolibéraux, à quel point l’idée de bien commun a été reléguée aux oubliettes par ceux-là mêmes qui se réclamaient d’elle, à quel point l’idée de justice sociale est menacée par la fragmentation diversitaire et le culte de la plus petite différence, comment une sorte de racisme à l’envers est en train de se développer, comment l’idée de laïcité est essentielle à une vie vraiment commune, et comment l’universalisme est menacé par un relativisme culturel imbécile et conquérant.

Qu’ils attaquent : nous n’avons pas à nous excuser des injustices que nos ancêtres auraient commises à des gens qui ne les ont pas subies. Et certainement pas à des petits-bourgeois anglophones qui ne quittent le ghetto McGill que pour venir chahuter une représentation théâtrale.

Qu’ils attaquent encore. Qu’ils s’attaquent à la dégradation de la télévision publique, de la presse et des médias de masse, qui sont devenus (à quelques exceptions près, il est vrai) une vaste entreprise de décérébration collective. Qu’ils s’attaquent à notre relâchement culturel, à la pauvreté de notre langue, à notre égoïsme, à nos démissions. Qu’ils attaquent avec l’acharnement de Pierre Falardeau ou le raffinement de Pierre Vadeboncoeur, mais qu’ils attaquent.

Que doit-on demander aux intellectuels ? Au fond, peut-être, qu’ils nous préparent à mourir, à mourir dignement, en luttant, en essayant de sauver ce qui peut encore l’être, et pas en attendant l’euthanasie parce que nous sommes fatigués, si fatigués. Qu’ils nous préparent à mourir en ne cédant plus un pouce, comme des insurgés sur une barricade. Car nous n’avons plus un pouce à céder : une partie de l’essentiel est déjà perdue.

Mais peut-être les intellectuels peuvent-ils aussi nous rappeler que l’histoire n’est pas écrite et que, malgré notre fatigue et nos démissions, nous pouvons encore écrire la nôtre.

 


1‒ Le soupçon de fermeture et d’intolérance qui pèse sur nous est-il si grand qu’il faille vraiment rappeler qu’il y a des McComber, des Pallascio, des Nguyen, des Diouf qui sont aussi Québécois que Zola était Français ?

2‒  On estime que le tiers des nouveaux arrivants quitte le Québec.

* Cinéaste et essayiste.

 Cliquez ici pour lire l'entretien que j'ai effectué en 2007 avec le cinéaste pour Le journal des Alternatives à l'occasion de la sortie de son film Contre toute espérance.