Pages

jeudi 3 juillet 2025

Journal de l'arche*


 

Partout, fange, déluge, obscurité du ciel.

Noir tableau qu’eut rêvé le noir Ézéchiel

Charles Baudelaire, « Un jour de pluie »

 

 

L’eau monte. Le monde, aujourd’hui si divertissant (la croisière s’amuse), n’a jamais été aussi liquide. Plus qu’hier, moins que demain, annoncent les oiseaux de malheurs qui, bientôt, ne trouveront plus une seule branche pour s’y poser, pour y pousser dans l’air poisseux leurs oracles tragiques. Plus une seule branche hors de l’eau, hors des flammes ou des contaminations diverses, même culturelles, surtout culturelles. L’eau monte et le monde n’aurait jamais été aussi sec, asséché, desséché, calciné. Déluge d’eau ou de feu, quelle différence? C’est ce que me disait un ami à mon grand désarroi: « Entre mourir bouilli ou rôti, mon cœur balance. » Aussi devrions-nous, afin de poursuivre l’édifiante aventure de l’humanité, construire une arche pour s’y réfugier par couple d’espèces et de genres ‒ assemblage périlleux de nos jours. L’objectif : survivre planétairement à ce énième désastre, à la violence qui se trouve non seulement en amont, mais aussi en aval.

 

L’anthropologue de la culture, René Girard, affirmait que ce n’est pas la différence entre les hommes, mais l’indifférenciation qui déclenche la violence. Il parlait de la différence comme distance, entre-deux, intervalle entre les êtres humains. Il n’est d’ailleurs pas le seul philosophe à avoir insisté sur ce phénomène qui caractérise l’espèce humaine. « Toute séparation est un lien », écrivait Simone Weil avant lui (1). Quel merveilleux paradoxe. Sans intervalles entre les hommes et les peuples, sans frontières ni limites, pas de langage, de transmission, de mémoire; pas de grands mythes, de textes, de religion, de sacré, d’institutions. Pas de civilisation, pas de conflits possiblement dénoués. Pas de pensée, de doute, et, surtout, aucune transformation spirituelle de soi rendue possible par la conscience du temps, l’expérience du réel ‒ soumis de plus en plus aux simulacres du marché. La chose pourrait être dite autrement : l’imaginaire, individuel et collectif, constitue l’entre-deux. Ce qui sépare et relie serait donc une médiation entre soi et les autres; entre son intériorité et le monde, et réciproquement. À peu près à la même époque que Simone Weil, un poète argentin typographe, Antonio Porchia, écrivait ces vers :

 

Tu croyais que détruire ce qui sépare est unir.

Tu as détruit ce qui sépare et tu as tout détruit.

Parce que rien n’existe sans ce qui sépare (2).

 

Hannah Arendt insistait également sur ce phénomène fragile : « La politique repose sur un fait : la pluralité humaine », écrit-elle à la première ligne de Qu’est-ce que la politique? Plus loin : « La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement extérieur-à-l’homme. Il n’existe pas une substance véritablement politique. La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se constitue comme relation (3). » On pourrait donc penser que c’est au moment où cette qualité « de relation » est détruite que la violence éclate, car il y manque notamment la possibilité de recul, de dialogue, de questionnement : pourquoi cette violence? Ici encore, on pourrait écrire la chose autrement: c’est au moment où l’entre-deux est submergé par le déluge de l’intériorité toute puissante, l’angoisse de sa faiblesse, de la conscience douloureuse d’être mortel et d’être dépendant du monde extérieur, qu’éclate la violence, le chaos. Cette relation si fragile existe entre les hommes certes, mais elle caractérise également les représentations qu’ils se font des phénomènes qui les entourent.

Ainsi en est-il de Dieu par exemple, qu’ils invoquent à tout bout de champs, mais qui brille par son absence et son silence. Il est là, mais il n’est pas là. Quel mystère, cette présence absente. Quel imaginaire faut-il pour le voir et l’entendre, celui-là? Il suffit d’écouter le silence, disent ceux qui y croient. C’est vrai que le faire taire est plus difficile encore quand les hommes imitent et amplifient sa voix qu’ils inventent. Quoi qu’il en soit, il faudrait reconnaître cette réalité avant même de monter dans l’arche et l’emporter avec soi comme le bien le plus précieux : tout phénomène humain tel qu’on se le représente est ambigu, ambivalent, obscur, mystérieux, à commencer par le sacré, le religieux : tantôt bénéfique, tantôt maléfique, souvent risible. Perdre de vue cette réalité, c’est se condamner à la fixité des identités, des croyances produites par l’Histoire ‒  aujourd’hui le marché ‒, à leur faux sérieux; c’est supprimer le trait d’union entre le Je-Nous, c’est détruire l’un et l’autre, autant dire l’humanité, peut-être le sacré lui-même, ce que Simone Weil appelait l’« impersonnel ».

Or cet impersonnel n’est pas une abstraction libérale forgée par les droits de la personne, mais une réalité humaine incarnée, enracinée, a-t-elle écrit, dans un temps et dans un lieu (4). « Tout ce qui est impersonnel dans l’homme est sacré, et cela seul (5). »  Chez Weil, c’est l’impersonnel qui subsume le Je et le Nous. Très critique à l’endroit de l’Église, elle aimait toutefois follement le Christ, le Crucifié, pour sa faculté d’incarner la souffrance du monde (« pourquoi me fait-on du mal? »), de transformer cette souffrance en attention pour ce qui fait l’humanité en chaque être, sa fragilité. Elle voyait en Lui un médiateur entre l’impersonnel et Dieu le Père, conception non doctrinaire de la religion qui l’amenait à condamner tous les dogmatismes de son temps, religieux ou sociaux. Comme antidote aux dogmatismes dont le scientisme, elle défendait un sens de l’attention susceptible de lire autrui par-delà les simulacres de la rêverie, de l’idolâtrie : « Justice. Être continuellement prêt à admettre qu’un autre est autre chose que ce qu’on lit quand il est là (ou qu’on pense à lui). Ou plutôt lire en lui qu’il est certainement autre chose, peut-être tout autre chose que ce qu’on y lit. Chaque être crie en silence pour être lu autrement (6). »  

Dans son tout dernier ouvrage, Les religions auprès de la cité, Marc Chevrier présente une étymologie du mot « religion » qui me semble éclairer philologiquement la vision qu’en avait Simone Weil : « On doit […] aux Romains le terme « religio », dont est dérivé, en plusieurs langues, celui de religion. L’étymologie la plus sûre [plutôt que « relier »] l’attache au terme religere, soit « relire avec un soin scrupuleux “par exemple les préceptes culturels’’(7)».

 

S’il s’agit de l’étymologie la plus sûre comme le précise l’auteur, elle n’interdit pas l’autre : relier. Par cette relecture scrupuleuse il s’agit bien de tenir compte de l’ambiguïté des textes et des préceptes culturels, toujours à réinterpréter dans l’optique d’une justesse et d’une justice, ce qui est loin d’aller de soi. Ivan Illich rappelait ce danger : « La corruption du meilleur engendre le pire (8)».  Chez Simone Weil ‒ pourtant si méfiante à l’égard de l’empire romain ‒, il n’en va pas autrement afin de reconnaître ce qui est sacré dans une personne, son âme sous le palimpseste des confusions et des souffrances, des humiliations souvent causées par des préceptes culturels faussés, leur instrumentalisation politique et religieuse. Il s’agit de relire avec la plus haute exigence de l’impersonnel et de relier cette lecture à la nécessité.

 

                                               **

 

Selon René Girard, le déluge apparaîtrait dans plusieurs grandes œuvres, Shakespeare notamment, la Genèse bien sûr, comme la métaphore d’une crise transformant l’univers solide en une espèce de bouillie (9). Quand la violence monte, ce serait donc le signe de l’effondrement d’une fonction vitale de la culture; d’une trop grande proximité entre les humains, d’une disparition de l’entre-deux, de la médiation.  On cherche alors à colmater la déchirure dans le tissu social, en accumulant les signes de fausses différences érigées en idoles. La foule croit apaiser les dieux pour une faute qu’ils ont commise en sacrifiant un bouc émissaire. Ces simulacres ont le pouvoir maléfique de transformer le fanatisme en sacré. Toutes ces fausses différences, parce qu’elles sont privées d’ « humaines racines » (Proust), ne sont plus animées que par des idéologies du bien et du mal, des préceptes culturels qui demanderaient à être lus avec soin. À défaut de ce soin, s’abstenir de répliquer à l’agression avec les mêmes armes que l’agresseur; mettre la volonté de puissance à l’écart, sinon il n’y a plus de limite à la violence, à la rivalité mimétique. C’est aussi ce que René Girard a appelé la montée aux extrêmes (10), dont le déluge est la métaphore canonique.

 

**

 

Question pratique : avec quel matériau construire cette arche, ce vaisseau utopique, étanche à l’eau, résistant aux flammes et aux innommables périls? Et à quoi bon?  La bienheureuse indifférence est une bien meilleure protection : « après moi, le déluge! » Pourquoi s’encombrer d’une arche ? Et pour y mettre quoi, qui, dans quel but ? La remplir de spécimens à deux et quatre pattes pour recommencer le même cirque un peu plus loin, un peu plus tard, un peu plus haut? Encore un petit effort : qu’y aurait-il de plus puissant que mon indifférence?  Les nuages, bien sûr. Les merveilleux nuages, écrivait Baudelaire, la rêverie. Mais quel genre de rêveries? Le poète savait qu’il n’y a rien de plus délétère pour la poésie comme pour le monde qu’une rêverie béate, une rêverie conduisant hors de la finitude du monde. L’idée du progrès étant sans doute la plus trompeuse des rêveries, ce que Walter Benjamin, grand lecteur de Baudelaire, appela la « tempête du Progrès ».

 

Comme on peut le constater, les oiseaux de malheur ne sont pas nés de la dernière tempête : tempête divine, technique, atomique, religieuse, identitaire, virale ou numérique.  Alors pourquoi une arche, sinon pour obéir à un dieu marabout, revanchard, qu’on tient largement responsable de ce gâchis? Quelle idée d’avoir créé l’homme tel qu’il est, à son image en plus, obsédé par l’idée de prendre sa place avec ses inventions maudites. Il vaudrait sans doute mieux le laisser en dehors de l’arche, celui-là, qu’il s’étrangle avec sa honte prométhéenne. Mais comment faire sans Noé ‒ illustre représentant du pauvre homme ‒  pour piloter notre arche, naviguer sur des flots noirs déchaînés? Qui, pour exécuter les travaux, donner l’ordre d’embarquement, trier les passagers, distinguer les élus et les déplorables? Eureka! s’écrient les maîtres de la société technicienne, nous n’avons plus besoin des hommes, ou si peu, maintenant que nous avons la sacro-sainte intelligence artificielle, la carotte au bout de leur bêtise naturelle. Gilgamesh, grand devancier de la Genèse, a dû lui aussi affronter le déluge. Son récit comporte une autre leçon cependant, car, d’une force surhumaine, il rêva d’immortalité avant de découvrir sa propre bêtise, sa faiblesse, sa peur. Rainer Maria Rilke, qui voyait dans le récit de Gilgamesh le premier chef d’œuvre de la littérature universelle, y voyait aussi une « épopée de la peur de la mort (11)». Voilà qui inaugurait l’art littéraire, épopée à laquelle il n’y aurait rien à ajouter. Sauf qu’il y a peu de chance pour que le patron de SpaceX, disons, contrairement à Gilgamesh, ne s’éveille de son fantasme de toute puissance infantile pour contempler, tout simplement, la beauté du monde (12). Il est vrai que la beauté peut rendre fou de douleur, d’envie. Quelle force il faut pour la laisser à elle-même, à son indifférente fragilité. Le déluge n’aura pas servi de leçon.

 

**

 

Une fois les portes de l’engin scellées dans un vacarme métallique qui ne finissait plus de résonner, un silence assourdissant plomba l’air de l’immense sas où on nous avait entassés. Ce qui résonnait dans ce silence ? La même histoire de bruit et de fureur que racontait jadis un fou sanguinaire. Puis le vacarme éclata à nouveau : cris de terreur, de désespoir. Nous venions d’échapper à une mort certaine, mais qu’allions-nous devenir? Où allions-nous au juste?

 

                                                                       **

 

L’embarquement remonte à si loin, que je me demande s’il est réel. On annonçait un sauvetage humanitaire sans précédent, ce fut la mise en orbite d’une colonie d’esclaves. Tous dans la même galère industrielle. Une rumeur veut qu’un petit groupe de transhumains, les Immortels IQX, se la coulent douce sur la Free Silicon Paradise Inc., anciennement appelée la Terre. Certains d’entre nous espèrent le jour où ils pourront enfin rentrer et mener une existence idyllique sur un des îlots ‒ selon la rumeur ‒ émergés des flots. Sans moi. Personnellement, je me contente de veiller sur ce journal, sachant toutefois que c’est pure folie. Grâce à elle, je ne désespère pas.  J’essaie, me prenant bien sûr pour un autre, d’y cultiver l’intervalle, l’entre-deux. Et puis rien ne dit que parmi ces Immortels IQX, un « trans » dont le cœur de silicone serait défectueux, un rêveur accablé de nuages noirs, n’entretient pas un journal semblable à celui-ci. Ce serait alors le signe que les eaux commencent à se retirer.




* Ce texte a paru dans la revue Argument, " L'arche civilisationnelle", Vol, 7, no 2, printemps-été 2025, Liber. La question à laquelle ont répondu les neuf auteurs du dossier est en gros celle-ci. " Si vous deviez emporter une seule chose en montant dans l'arche pour survivre au déluge - objet, sentiment, œuvre d'art, outil ou concept - quelle serait-elle?"

 

(1) Simone Weil, « Metaxu » dans La pesanteur et la grâce, France Loisirs, Agora [1947], 1991 pour le post-scriptum et la préface de Gustave Thibon, p. 228.

(2) Antonio Porchia, Voix et autres voix, traduit et préfacé par Roger Caillois, illustré par Javier Vilato, éditions Fata Morgana, Cognac, 1992, p. 57. .

(3) Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ? Texte établi par Ursula Ludz, traduction de l’allemand et préface de Sylvie Courtine-Denamy, éditions du Seuil, (s.l.), 1995, p. 42.

(4) Simone Weil, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Gallimard, (1949), collection Folio essai, 2019.

(5) Simone Weil, La personne et le sacré, préface de Florence de Lussy,  (s.l.) RN Éditions, 2016, p. 21.

(6) Simone Weil, « Lectures », La pesanteur et la grâce, op. cit, p. 215.

(7)  Marc Chevrier, Le religions auprès de la cité. Le droit politique de la laïcité, Montréal, Médiaspaul, 2024, p. 18-19.

(8) Ivan Illich, David Cayley, La corruption du meilleur engendre le pire, entretiens traduits de l’anglais par Daniel De Bruyeker et Jean Robert, Arles, Acte Sud, (2005), 2007.

(9) René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, Pluriel, 1972, p. 81.

(10) Gilles McMillan, « Quand le rire romanesque rencontre la montée aux extrêmes : Chien blanc  de Romain Gary» dans Argument, Liber, Montréal, vol. 26, no 2, printemps- été 2024, p. 46-67.  Dans ce récit de Gary, on trouve une métaphore du déluge.

(11) Gilgamesh. La quête de l’immortalité, texte présenté par Stephen Michell, traduction d’Aurélien Clause, (s.l.) Synchronique Éditions, 2013, p. 50.

(12) « Lettre d’un Martien à Elon Musk », dans Jacques Luzi, Ce que l’intelligence artificielle ne peut pas faire, éditions La lenteur, (s.l.), 2024, p. 9 à 21. La préface est également publiée en ligne sur les sites Les amis de Bartleby.