«On n’arrête pas le progrès», dit
l’adage. Cela vaut sur les plans technique et culturel. Ce qu’on appelle aussi
l’évolution des mœurs accompagne en fait le progrès technique comme son ombre,
contribuant à ériger, au cœur même du discours progressiste, un sentiment de
fatalité, comme si les choses ne pouvaient aller autrement. Critiquer cette religion
apparaît du coup comme une faute, un péché qui peut mener à l’exclusion. À
travers l’analyse de romans, films, essais et l’examen de diverses
manifestations culturelles contemporaines, Gilles McMillan montre que
l’opposition classique entre progressistes et conservateurs est maintenant
largement dépassée, les uns et les autres ayant massivement adhéré à la
religion du progrès. Il affiche ouvertement sa mauvaise foi à l’égard de cette
religion et, inspiré par l’œuvre de Réjean Ducharme, il reprend à son compte une
phrase de Johnny, le narrateur de
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Texte de lancement, 25 octobre 2018 au Ping Pong Club
Merci d’être
là si nombreux. Merci au Ping Pong Club de nous accueillir, au personnel…
Bienvenue au
cœur de la Silicone Vallée-du-Saint-Laurent, à deux pas d’Ubi Soft et du Mile-Ex,
haut lieu de l’économie de la donnée dopée à l’algorithme, appelée
fallacieusement « intelligence artificielle », « réalité
virtuelle », alors que la virtualité existe indépendamment de l’univers
numérique (le devenir, la fiction, le rêve, le jeu désintéressé), alors que
l’intelligence est d’abord une affaire de relation sensible au monde, à l’exubérance,
au foisonnement illimité et non maîtrisable de la vie. Ce n’est évidemment pas
ce que pensent nos docteurs Frankenstein et les entrepreneurs qui financent la
chose.
Toute cette
guerre, car c’est bien d’une guerre pour le contrôle du monde et des esprits
dont il s’agit (et ce n’est pas une guerre des « boutons », comme
certains le croient), commence par les mots, dans l’imaginaire, par la
contamination des mots. Plus que jamais nous avons besoin de poésie, de
littérature, de paroles non programmées, de « paroles contraires »
(Erri de Luca).
La poésie,
en vers ou en prose, dévoile les impostures, les formules trompeuses,
intéressées, au service d’une volonté de puissance, de pouvoir, au service de
la manipulation des esprits pour posséder le monde. Le poète Yves Bonnefoy,
décédé en 2016, écrivait dans Le siècle
où la parole a été victime : « Que cet humus fasse défaut à la
langue, et la société est en grand péril, la parole ne trouvant plus à la
surface des vocables de quoi entreprendre ou même concevoir la transgression
des dogmes qui est sa tâche. »
Yves
Bonnefoy disait que si le nazisme a échoué dans la tâche d’asservir la parole
et l’humanité, il n’est pas certain que le nihilisme, ou la servilité de la
technoscience, ne réussirait pas là où le nazisme a échoué. Et l’auteur
insistait pour distinguer le lyrisme factice de la poésie. Le lyrisme factice,
disait-il, ne peut être que naïveté ou mensonge. Or ce lyrisme, ce sentimentalisme,
maladie infantile du progressisme, dégouline de partout dans le discours
social.
Intelligence
artificielle, donc, réalité virtuelle… notions auxquelles Yoshua Bengio, le grand gourou montréalais de
la recherche dans ce domaine, ajoute, dans un texte d’opinion paru dans Le Devoir, la notion de « communauté
de l’intelligence artificielle » : éthiciens, techniciens,
ingénieurs, entrepreneurs, Google, Apple, Facebook, Microsoft, même combat,
même communauté d’intérêts. C’est M. Bengio qui le dit et je le crois dur comme
fer : je ne le crois pas du tout quand il drape son discours dans une éthique
pour cette industrie.
Voici donc
une manière de dire que l’essai Mauvaise
foi est fondé sur la même méthode que mon livre précédent, La contamination de mots, si tant est
qu’il s’agisse d’une méthode. Plutôt une sensibilité littéraire et politique pour
le monde ‒ sans la prétention néanmoins de faire de la poésie.
Ce que je
tiens à dire ici devant vous, et cela me semble de la plus haute importance,
c’est qu’il est absolument faux et profondément démagogique d’affirmer que seuls
les experts peuvent s’exprimer sur des sujets apparemment pointus qu’est l’ambition
de l’économie numérique à dominer le monde. C’est de l’intimidation d’affirmer cela,
de la propagande, comme nous en servent les médias, Le Devoir en tête, à coups d’articles, de textes d’opinion et de
cahiers spéciaux (10 en cours).
S’il y a une
croyance qui m’anime, c’est bien celle-là : la mise en question des dogmes,
ou, du moins, la possibilité d’ébranler les consensus. C’est la croyance
derrière ma mauvaise foi à l’égard de la religion du progrès qui est caractérisée
aussi par la transgression de toutes les limites, des dogmes, sauf bien sûr les
siens : ses dogmes positivistes au service d’une raison instrumentale. Nous
devrions pourtant être capables de parler du monde, pour le monde et pour soi,
avec un autre langage que celui des experts, un autre langage que celui des
cerveaux enfermés dans un bocal, comme le disait George Orwell, ou dans un
boitier en silicone, dirions-nous aujourd’hui.
Le grand
philosophe politique Cornélius Castoriadis disait qu’il fallait bien sûr
consulter les scientifiques, notamment sur les questions d’écologie, mais que
l’exercice de la démocratie, décider du monde dans lequel nous voulions vivre,
ne revenait pas aux spécialistes, mais au peuple, c’est-à-dire la circulation
d’une parole démocratique qui nait d’une authentique pluralité sociale. Ce qui
n’est pas le cas aujourd’hui. Nos régimes, disait le philosophe grec, sont
plutôt des oligarchies libérales dans lesquelles l’insignifiance politique est en montée ‒ de même que les
extrêmes (René Girard). Et il faut d’ailleurs préciser qu’il n’y a pas
d’unanimité chez les scientifiques, que plusieurs nous mettent en garde contre
l’IA et ses envies nihilistes de sortir de l’humanité, notamment le biologiste
Jacques Testart (Au péril de l’humain).
De ceux-là, la propagande technolibertarienne ne parle pas, sinon pour les neutraliser.
Cette guerre
pour conquérir le monde est bien sûr économique, mais aussi culturelle au sens
fort du terme. Les arts, la culture sont sous-financés? L’éducation, la santé,
les services sociaux? Ne cherchez pas où on investit l’argent et les ressources.
Tous les programmes
de subventions que je reçois dans mon ordinateur (!!...) du Conseil des arts du
Canada et du Conseil des arts et des lettres du Québec tournent autour du
numérique; le numérique et la valorisation
de ce qu’on appelle par euphémisme les minorités visibles ‒ et de moins en
moins visibles, jusqu'à devenir invisibles, sauf dans le fantasme victimaire. Y
aurait-il un lien? J’en vois un.
Plus le technolibertarisme
travaille à conduire le train du progrès vers la « trans » ou la « post »
humanité, plus les humains deviennent interchangeables, obsolètes, voire
nuisibles. Tous les humains, qu’importe le genre, la couleur ou la douleur
narcissique, parce que l’humanité est bien ce grain de sable dans la « mégamachine »
(Lewis Mumford, Serge Latouche).
Alors,
question de semer un peu de confusion, double pensée oblige (Orwell encore), on
feint de s’intéresser aux plus fragiles, aux gens et aux groupes sociaux qui
sont marginalisés par la mégamachine. Dans les faits, on instrumentalise tout
le monde, les immigrants bien sûr, qu’on idéalise ou stigmatise. On braque les
populations les unes contre les autres et on aggrave les génocides au nom de
l’humanitaire (Boualem Sansal). C’est aussi ce qu’on appelle le
multiculturalisme (idéologie inscrite dans la Constitution canadienne,
rappelons-le), qu’il ne faut pas confondre avec la pluralité sociale, mais
davantage avec la montée de l’insignifiance qui accompagne, on s’en doute, la
montée aux extrêmes.
Bref,
pendant qu’on s’entredéchire entre communautés essentialisées (moi et mon
malheur à moi seul), le train fou du progrès, bourré gaz, passe devant nous
pour aller exploser dans une petite ville paisible, loin des investisseurs
pétroliers. Je ne saurais trop vous inciter à lire l’excellent livre
d’Anne-Marie Saint-Cerny, Mégantic,
qui est l’antithèse du succes story du
Mile-Ex, bien que ce succes story numérique
recouvre aussi un effondrement civilisationnel, plus délicat à analyser.
Comme vous le
voyez, j’ai non seulement la mauvaise foi, j’ai aussi les foies : la peur
du monde comme il va et où il va.
Je pourrais
m’arrêter ici, mais je n’aurais rien dit de très précis de l’essai que je vous présente
aujourd’hui, quoique je ne parle que de lui.
Je ne me
suis pas levé un matin en me disant, « tiens, je vais écrire un livre sur
la religion du progrès »; « tiens, je vais écrire un livre sur la
mauvaise foi. »
La mauvaise
foi à l’égard du productivisme ou de la religion du progrès, je l’ai depuis longtemps,
mais elle s’est approfondie au contact de l’œuvre romanesque de Réjean Ducharme
il y a plus de trente ans. Et dernièrement, en relisant L’hiver
de force, Les Enfantômes et Gros mots, j’ai eu une sorte de
révélation, une confirmation plutôt d’une révélation : toute son œuvre est
composée radicalement contre la doxa
progressiste ou productiviste, politique, culturelle, contre-culturelle.
Et en
relisant les critiques, lectures favorables et défavorables, je suis frappé par
le fait qu’on neutralise la portée de ses romans, au point de leur faire dire
le contraire de ce qu’ils disent. On aime bien Ducharme, pourvu qu’on puisse la
caser du côté de la rébellion infantile contre l’adulte, ou de la rébellion
œdipienne sans conséquence, nimbée de lyrisme niais et mensonger dont parle Yves
Bonnefoy.
Certains des
textes qui composent Mauvaise foi ont
été publiés ailleurs, dans des revues littéraires ou dans Le Devoir. La plupart ont été réécrits, mais ils sont surtout
agencés de telle sorte qu’ils forment, je l’espère, une unité inédite.
Il s’agit,
somme toute (…), de tâtonnements autour des thèmes que je viens de soulever,
d’intuitions, de mots empruntés à plusieurs auteurs. Parmi ces thèmes, je place
très haut celui de la parole contraire, qu’Erri De Luca oppose à la parole
obséquieuse faite de simulacres, de dissimulation, de démagogie. Ce qui est
frappant, c’est que tous les auteurs portés par les exigences de la parole
contraire débusquent, chacun à sa manière, ce qu’Orwell appelait la double
pensée. Plus près de nous, notamment dans l’idéologie technolibertarienne, la
contre-culture joue un rôle majeur de simulacre, la culture du cool : ce que Ducharme appelait dans
L’hiver de force, en 1973, la « CCC »,
la contre-culture de consommation.
Pour
terminer, je tiens à remercier : Vincent Lambert de la revue Contre-Jour, Mathieu Bélisle de la revue
L’Inconvénient, Jean Pichette qui
portait à l’époque la casquette de directeur de la revue Liberté. Je remercie ces gens pour leur accueil dans les pages de
leur revue. Je remercie le cinéaste et critique Simon Galiero pour ses conseils
judicieux, impitoyables, mais néanmoins amicaux; ma blonde Jocelyne Fournel pour la patience quotidienne dont elle fait
preuve à mon égard; l’équipe des Productions Somme toute et, bien sûr, tout particulièrement mon cher éditeur
Jean Pichette, qui porte aujourd’hui la casquette de directeur des Productions
Somme toute. Sans lui, cet essai
n’existerait sûrement pas tel qu’il est, et que j’aime. C’est d’ailleurs lui
qui m’avait parlé un jour de l’idéologie du progrès comme d’une guerre.
Jean est surtout
un ami et complice dans le dur labeur d’exercer quotidiennement sa mauvaise foi
à l’égard de la religion du progrès. Dur labeur qui n’est pas dénué d’une grande
satisfaction, aussi illusoire soit-elle : celle de ne pas appartenir à ce que
j’appellerai, pastichant François Rabelais et Philippe Muray, le grand troupeau
des mutants de Panurge. (J’espère ne
pas heurter ici la sensibilité d’animalistes).
Merci à vous
tous, parents et amies lectrices, amis lecteurs.
Gilles McMillan
https://www.gillesmcmillan.com/
Texte lu dans le vacarme du Ping Pong Club, le jeudi 25 octobre 2018.