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mercredi 16 décembre 2020

La laïcité, c'est le mal

 

 Cliquez ici pour lire le texte dans L'encyclopédie de l'Agora

 

 

Pourquoi si peu d’intellectuels se prononcent-ils par la voix des médias dans le débat sur la laïcité, demandait la sociologue Micheline Labelle dans un texte du 2 décembre dernier paru dans Le Devoir, alors qu’il s’agit d’une question « éminemment politique » ? Le débat a déjà eu lieu pourrait-on répondre, au tribunal de trancher. Or, parce que l’enjeu est  éminemment politique, la décision du tribunal sera insatisfaisante,  à moins bien sûr d’abandonner aux tribunaux  la dure et accablante responsabilité de penser et d’agir sur la société ‒  ce qui serait contraire au sens même de la politique, du rôle des intellectuels et, peut-être, de la laïcité.

 

Bien sûr, il s’agit d’une opinion,  mais qui appartient à une longue tradition philosophique reposant sur l’idée d’autonomie des individus et des peuples à construire, projet inachevé et sans doute inachevable. Il s’agirait du cœur même de la démocratie, à ne pas confondre avec ce qu’est devenue la démocratie libérale.

 

L’autonomie relève de cette faculté de l’autolimitation en fonction du bien commun : le monde fini dans lequel nous vivons, composé de diverses cultures, d’expériences singulières du monde, mais liées par des intérêts communs. On ne dilapide pas l’héritage pour en jouir égoïstement ou pour capitaliser, mais pour le transmettre et le garder vivant. Mais au nom de quoi? Qui détermine la norme, le critère?

 


La pensée de l’hétéronomie a déjà tranché, comme un tribunal : ma foi est plus forte que la tienne, qu’importe le dieu : Christ, Allah, Yahvé, Bouddha, etc.  Les idéologies productivistes ont également tranché : l’Histoire, le Parti, le Progrès, la Technique, l’Argent. L’idéologie libérale a notamment tranché par ce que le politologue Marc Chevrier appelle « l’évangile des droits » (L’empire en marche, 2019). Ce code sacré de la modernité appartient selon lui à une religiosité de l’informe et du relativisme culturel extrême, particulièrement prégnant au Canada. Cette religion, le multiculturalisme, a aussi une fonction : faire marcher l’empire libéral, c’est-à-dire l’indifférenciation généralisée sous le signe de l’échange commercial (incluant l’instrumentalisation de l’immigration) et de la conquête du grand Tout cosmique : rien de moins que la réalisation fantasmatique du royaume des cieux sur Terre. Et pour qu’avance l’empire du Bien à grands pas,  il doit faire table rase du passé, des traditions, de la personnalité des individus et des peuples déracinés qu’il console et materne. C’est ce que M. Chevrier, s’inspirant de l’écrivain autrichien  Robert Musil (L’homme sans qualités), appelle « les peuples sans qualités ». Or  le royaume des cieux sans Dieu (ou plutôt avec tous les dieux et les idoles), mais avec l’autorité des tribunaux, c’est la guerre de tous contre tous.

 

La revendication illimitée des droits, fondée sur un relativisme culturel absolu (!!), fait éclater le langage commun, le sens commun, que la dynamique culturelle devrait définir au fil des générations. Dans le relativisme culturel, c’est forcément la croyance la plus intransigeante qui l’emporte : « mettez de l’eau dans votre vin », disent-ils, frelatez-vous!  La vague de censure et de terreur qui sévit depuis quelques années dans les milieux culturels et de l’enseignement ‒ que  l’écriture dite inclusive cristallise le mieux ‒ ne s’explique pas autrement. Or, cette vague de censure est essentiellement la création  d’« intellectuels » (profs, écrivains, agents culturels, chroniqueurs) soutenus par l’engeance des réseaux sociaux et divers lobbies stimulés par le relativisme culturel.

 

Voilà l’ambiance dans laquelle le débat sur la laïcité survient, à quelle religiosité elle s’affronte.

 

Mais en dépit de la mystique multiculturaliste, contrefaçon du pluralisme social, il est légitime, a fortiori pour quelqu’un qui vit dans une société sécularisée comme la nôtre, de se demander en quoi le fait de ne pas porter le hidjab durant les heures de classe pour une enseignante, par exemple, dénie non seulement sa foi, mais l’intégrité de sa personne ‒ la kippa, le turban, la croix, etc. En quoi cette revendication n’est-elle pas le signe de l’intégrisme religieux qui nierait l’histoire de mon peuple et les conditions de sa survie? Des œuvres considérables nous laissent penser le contraire.

 

Le philosophe  Abdennour Bidar, après le massacre au nom d’Allah des journalistes de Charlie Hebdo pour avoir caricaturé Mahomet, a adressé une  « Lettre ouverte au monde musulman »  pour l’exhorter à  réformer sa religion, mettre fin notamment à son  intransigeance face à la laïcité, face également à l’émancipation des femmes.

 

L’écrivain juif Aharon Appelfeld écrivait dans  L’héritage nu qu’« une foi profonde ne se perd pas facilement ».

 

Laïcité ne veut pas dire laïcisme  ‒ contre la religion ‒ tout comme la religion ne signifie pas intégrisme ‒ contre la pensée critique qui cherche en principe à renouer avec une vérité : la corruption du meilleur engendre le pire, disait Ivan Illich à propos de dogmes autant religieux que laïcs. La laïcité pourrait bien être le garde-fou de toutes les croyances. Mais dans une société de l’hétéronomie qui se prend pour l’empire du Bien, que vaut la laïcité, cette humaine façon d’interroger les hommes et les dieux, alors que des intellectuels sont occupés à faire marcher l’empire? Ceux-ci rappellent les affreux intellectuels de gauche de George Orwell; ils  travaillent à détruire le langage et le sens commun, condition préalable à un totalitarisme dans lequel ils tiendraient enfin le fouet. Dans l’empire du Bien, la laïcité, c’est le mal. 

 

 

 


 

jeudi 24 janvier 2019

Jacques Lanctôt sur Mauvaise foi


Le progrès comme religion
JACQUES LANCTÔT
Journal de Montréal
Samedi 19 janvier 2019

Curieux paradoxe. Lorsqu’on était (pas si) jeune, on se donnait comme mission de toujours repousser les limi­tes pour pouvoir se réaliser pleinement, pour découvrir qui on est, et voilà quelqu’un, un intellectuel presque de ma génération, qui plaide en faveur du sacré et de la retenue, pour préserver « le mystère du monde ».

Comme si à force de revendiquer le ciel et l’impossible paradis sur terre, de progresser vers l’utopie, ce qui serait devenu une véritable religion, on avait brisé quelque chose de beau, on avait profané l’interdit. D’où l’inévitable mauvaise foi, comme dans culpabilité non avouée. D’où ce plaidoyer de l’auteur pour un
« monde nu, sans artifice », à la Réjean Ducharme, « le plus aima­ble des fantômes » qui le hante à jamais.

Citant, en exemple, trois catastrophes toutes dues à l’acti­vité humaine, le déraillement du train de Mégantic, la disparition du vol MH370 de la Malaysia Airlines et l’écrasement de l’Airbus A320 de la Germanwings, McMillan démontre la fragilité et les limites de la puissance et de la perfection tant recherchées, au nom du sacro-saint progrès.

Tout est dans tout, disait un célèbre philosophe chanteur. Il y aurait un lien « indirect, mais réel » entre le déraillement du train de Mégantic et la crise bancaire de 2008. La recherche intensive du profit – « on a besoi­n de 100 % de rendement à l’intérieur d’un an » – n’expliquerait pas tout, mais serait néanmoins à l’origine des nombreuses négligences criminelles.

Plus loin, l’auteur s’inquiète de la disparition du réel, cette
« relation sensible au monde », au profit du virtuel, ce
« cauchemar numérique ». Il compare ces biblio­thèques, qu’on peut maintenant visiter virtuellement, à leur destruction par le feu, l’eau ou les réductions budgétaires, et plaide en faveur du retour à l’hésitation, à l’ambiguïté, à l’incertitude, « bref tout ce qui fait l’huma­nité ».

Mauvais présage: Voulant visionner le documentaire de Serge Cardinal sur l’histoire de la bibliothèque, réali­sé pour célébrer la création de la Grande Bibliothèque nationale du Québec, il n’arrive pas à le trouver sur les étagères de la GB. Pourtant le film est inscrit comme étant disponible. « J’ai quand même consulté les biblio­thécaires : les deux copies sont restées introuvables. » Et de conclure: « Quelle ironie qu’il soit disparu alors qu’il est accessible sur le web! » Serons-nous un jour attrapés comme des mouches sous la grande Toile? se demande McMillan.

Il n’hésite pas à prendre parti dans le débat sur les signes religieux ostentatoires. Après avoir souligné la vacuité du projet de laïcité du Parti québécois, il dénonce l’inco­hérence politique flagrante de Québec solidaire et de son représentant d’alors, Amir Khadir, qu’il accuse de « faire le jeu d’un fondamentalisme religieux intolérant et intolérable, dont on ne peut dire sérieusement qu’il est étranger à toute visée politique ». Plus loin, il conti­nue à vilipender « les libéraux de gauche, ou d’extrême gauche, qui ne dénoncent pas ouvertement le fondamentalisme ». Ceux-ci font preuve « d’un aveuglement inquiétant et d’un manque de loyauté grave envers ceux et celles qui combattent l’intégrisme au nom de la démocratie ». Ces soi-disant progressistes de gauche, clamant tous azimuts leur tolérance et leur ouverture à l’autre et vantant le multiculturalisme, sont, en fait, les alliés objectifs des libéraux économiques, qui prônent les mêmes valeurs de rectitude politique.

On aura compris que cet ouvrage est une compilation de chroniques, opinions et analyses, souvent réécrites, parues dans différentes revues ou dans le quotidien Le Devoir.

Gilles McMillan élève sa voix inquiète et discordante dans le trop harmonieux concert social où trop souvent le monde il est beau, il est gentil. Il faut l’entendre.

Cliquez ici pour lire la version web du journal.

jeudi 4 octobre 2018

Mauvaise foi. Essai sur la religion du progrès



«On n’arrête pas le progrès», dit l’adage. Cela vaut sur les plans technique et culturel. Ce qu’on appelle aussi l’évolution des mœurs accompagne en fait le progrès technique comme son ombre, contribuant à ériger, au cœur même du discours progressiste, un sentiment de fatalité, comme si les choses ne pouvaient aller autrement. Critiquer cette religion apparaît du coup comme une faute, un péché qui peut mener à l’exclusion. À travers l’analyse de romans, films, essais et l’examen de diverses manifestations culturelles contemporaines, Gilles McMillan montre que l’opposition classique entre progressistes et conservateurs est maintenant largement dépassée, les uns et les autres ayant massivement adhéré à la religion du progrès. Il affiche ouvertement sa mauvaise foi à l’égard de cette religion et, inspiré par l’œuvre de Réjean Ducharme, il reprend à son compte une phrase de Johnny, le narrateur de Gros mots : «c’est comme ça, on est sauvés si on a la mauvaise foi…»  


Gilles McMillan a publié La contamination des mots chez Lux Éditeur en 2014, L’ode et le désode, un essai sur Réjean Ducharme, chez l’Hexagone en 1995, et de nombreux articles dans diverses revues (dont Contre-Jour, Hors Champ, L’inconvénient et Liberté). Il a également fait paraître des textes polémiques dans les sections «Opinions» et «Idées» du quotidien Le Devoir.
 
 

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Texte de lancement,  25 octobre 2018 au Ping Pong Club

 

Merci d’être là si nombreux. Merci au Ping Pong Club de nous accueillir, au personnel…

 

Bienvenue au cœur de la Silicone Vallée-du-Saint-Laurent, à deux pas d’Ubi Soft et du Mile-Ex, haut lieu de l’économie de la donnée dopée à l’algorithme, appelée fallacieusement « intelligence artificielle », « réalité virtuelle », alors que la virtualité existe indépendamment de l’univers numérique (le devenir, la fiction, le rêve, le jeu désintéressé), alors que l’intelligence est d’abord une affaire de relation sensible au monde, à l’exubérance, au foisonnement illimité et non maîtrisable de la vie. Ce n’est évidemment pas ce que pensent nos docteurs Frankenstein et les entrepreneurs qui financent la chose.

Toute cette guerre, car c’est bien d’une guerre pour le contrôle du monde et des esprits dont il s’agit (et ce n’est pas une guerre des « boutons », comme certains le croient), commence par les mots, dans l’imaginaire, par la contamination des mots. Plus que jamais nous avons besoin de poésie, de littérature, de paroles non programmées, de « paroles contraires » (Erri de Luca).

La poésie, en vers ou en prose, dévoile les impostures, les formules trompeuses, intéressées, au service d’une volonté de puissance, de pouvoir, au service de la manipulation des esprits pour posséder le monde. Le poète Yves Bonnefoy, décédé en 2016, écrivait dans Le siècle où la parole a été victime : « Que cet humus fasse défaut à la langue, et la société est en grand péril, la parole ne trouvant plus à la surface des vocables de quoi entreprendre ou même concevoir la transgression des dogmes qui est sa tâche. »

Yves Bonnefoy disait que si le nazisme a échoué dans la tâche d’asservir la parole et l’humanité, il n’est pas certain que le nihilisme, ou la servilité de la technoscience, ne réussirait pas là où le nazisme a échoué. Et l’auteur insistait pour distinguer le lyrisme factice de la poésie. Le lyrisme factice, disait-il, ne peut être que naïveté ou mensonge. Or ce lyrisme, ce sentimentalisme, maladie infantile du progressisme, dégouline de partout dans le discours social.

Intelligence artificielle, donc, réalité virtuelle… notions auxquelles  Yoshua Bengio, le grand gourou montréalais de la recherche dans ce domaine, ajoute,  dans un texte d’opinion paru dans Le Devoir, la notion de   « communauté de l’intelligence artificielle » : éthiciens, techniciens, ingénieurs, entrepreneurs, Google, Apple, Facebook, Microsoft, même combat, même communauté d’intérêts. C’est M. Bengio qui le dit et je le crois dur comme fer : je ne le crois pas du tout quand il drape son discours dans une éthique pour cette industrie.

Voici donc une manière de dire que l’essai Mauvaise foi est fondé sur la même méthode que mon livre précédent, La contamination de mots, si tant est qu’il s’agisse d’une méthode. Plutôt une sensibilité littéraire et politique pour le monde ‒ sans la prétention néanmoins de faire de la poésie.

Ce que je tiens à dire ici devant vous, et cela me semble de la plus haute importance, c’est qu’il est absolument faux et profondément démagogique d’affirmer que seuls les experts peuvent s’exprimer sur des sujets apparemment pointus qu’est l’ambition de l’économie numérique à dominer le monde. C’est de l’intimidation d’affirmer cela, de la propagande, comme nous en servent les médias, Le Devoir en tête, à coups d’articles, de textes d’opinion et de cahiers spéciaux (10 en cours).

S’il y a une croyance qui m’anime, c’est bien celle-là : la mise en question des dogmes, ou, du moins, la possibilité d’ébranler les consensus. C’est la croyance derrière ma mauvaise foi à l’égard de la religion du progrès qui est caractérisée aussi par la transgression de toutes les limites, des dogmes, sauf bien sûr les siens : ses dogmes positivistes au service d’une raison instrumentale. Nous devrions pourtant être capables de parler du monde, pour le monde et pour soi, avec un autre langage que celui des experts, un autre langage que celui des cerveaux enfermés dans un bocal, comme le disait George Orwell, ou dans un boitier en silicone, dirions-nous aujourd’hui.

Le grand philosophe politique Cornélius Castoriadis disait qu’il fallait bien sûr consulter les scientifiques, notamment sur les questions d’écologie, mais que l’exercice de la démocratie, décider du monde dans lequel nous voulions vivre, ne revenait pas aux spécialistes, mais au peuple, c’est-à-dire la circulation d’une parole démocratique qui nait d’une authentique pluralité sociale. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Nos régimes, disait le philosophe grec, sont plutôt des oligarchies libérales dans lesquelles l’insignifiance  politique est en montée ‒ de même que les extrêmes (René Girard). Et il faut d’ailleurs préciser qu’il n’y a pas d’unanimité chez les scientifiques, que plusieurs nous mettent en garde contre l’IA et ses envies nihilistes de sortir de l’humanité, notamment le biologiste Jacques Testart (Au péril de l’humain). De ceux-là, la propagande technolibertarienne ne parle pas, sinon pour les neutraliser.

Cette guerre pour conquérir le monde est bien sûr économique, mais aussi culturelle au sens fort du terme. Les arts, la culture sont sous-financés? L’éducation, la santé, les services sociaux? Ne cherchez pas où on investit l’argent et les ressources.

Tous les programmes de subventions que je reçois dans mon ordinateur (!!...) du Conseil des arts du Canada et du Conseil des arts et des lettres du Québec tournent autour du numérique;  le numérique et la valorisation de ce qu’on appelle par euphémisme les minorités visibles ‒ et de moins en moins visibles, jusqu'à devenir invisibles, sauf dans le fantasme victimaire. Y aurait-il un lien? J’en vois un.

Plus le technolibertarisme travaille à conduire le train du progrès vers la « trans » ou la « post » humanité, plus les humains deviennent interchangeables, obsolètes, voire nuisibles. Tous les humains, qu’importe le genre, la couleur ou la douleur narcissique, parce que l’humanité est bien ce grain de sable dans la « mégamachine » (Lewis Mumford, Serge Latouche).

Alors, question de semer un peu de confusion, double pensée oblige (Orwell encore), on feint de s’intéresser aux plus fragiles, aux gens et aux groupes sociaux qui sont marginalisés par la mégamachine. Dans les faits, on instrumentalise tout le monde, les immigrants bien sûr, qu’on idéalise ou stigmatise. On braque les populations les unes contre les autres et on aggrave les génocides au nom de l’humanitaire (Boualem Sansal). C’est aussi ce qu’on appelle le multiculturalisme (idéologie inscrite dans la Constitution canadienne, rappelons-le), qu’il ne faut pas confondre avec la pluralité sociale, mais davantage avec la montée de l’insignifiance qui accompagne, on s’en doute, la montée aux extrêmes.

Bref, pendant qu’on s’entredéchire entre communautés essentialisées (moi et mon malheur à moi seul), le train fou du progrès, bourré gaz, passe devant nous pour aller exploser dans une petite ville paisible, loin des investisseurs pétroliers. Je ne saurais trop vous inciter à lire l’excellent livre d’Anne-Marie Saint-Cerny, Mégantic, qui est l’antithèse du succes story du Mile-Ex, bien que ce succes story numérique recouvre aussi un effondrement civilisationnel, plus délicat à analyser.

Comme vous le voyez, j’ai non seulement la mauvaise foi, j’ai aussi les foies : la peur du monde comme il va et où il va.

Je pourrais m’arrêter ici, mais je n’aurais rien dit de très précis de l’essai que je vous présente aujourd’hui, quoique je ne parle que de lui.

Je ne me suis pas levé un matin en me disant, « tiens, je vais écrire un livre sur la religion du progrès »; « tiens, je vais écrire un livre sur la mauvaise foi. »

La mauvaise foi à l’égard du productivisme ou de la religion du progrès, je l’ai depuis longtemps, mais elle s’est approfondie au contact de l’œuvre romanesque de Réjean Ducharme il y a plus de trente ans. Et dernièrement, en  relisant L’hiver de force, Les Enfantômes et Gros mots, j’ai eu une sorte de révélation, une confirmation plutôt d’une révélation : toute son œuvre est composée radicalement contre la doxa  progressiste ou productiviste, politique, culturelle, contre-culturelle.

Et en relisant les critiques, lectures favorables et défavorables, je suis frappé par le fait qu’on neutralise la portée de ses romans, au point de leur faire dire le contraire de ce qu’ils disent. On aime bien Ducharme, pourvu qu’on puisse la caser du côté de la rébellion infantile contre l’adulte, ou de la rébellion œdipienne sans conséquence, nimbée de lyrisme niais et mensonger dont parle Yves Bonnefoy.

Certains des textes qui composent Mauvaise foi ont été publiés ailleurs, dans des revues littéraires ou dans Le Devoir. La plupart ont été réécrits, mais ils sont surtout agencés de telle sorte qu’ils forment, je l’espère, une unité inédite.

Il s’agit, somme toute (…), de tâtonnements autour des thèmes que je viens de soulever, d’intuitions, de mots empruntés à plusieurs auteurs. Parmi ces thèmes, je place très haut celui de la parole contraire, qu’Erri De Luca oppose à la parole obséquieuse faite de simulacres, de dissimulation, de démagogie. Ce qui est frappant, c’est que tous les auteurs portés par les exigences de la parole contraire débusquent, chacun à sa manière, ce qu’Orwell appelait la double pensée. Plus près de nous, notamment dans l’idéologie technolibertarienne, la contre-culture joue un rôle majeur de simulacre, la culture du cool : ce que Ducharme appelait dans L’hiver de force, en 1973, la « CCC », la contre-culture de consommation.

Pour terminer, je tiens à remercier : Vincent Lambert de la revue Contre-Jour, Mathieu Bélisle de la revue L’Inconvénient, Jean Pichette qui portait à l’époque la casquette de directeur de la revue Liberté. Je remercie ces gens pour leur accueil dans les pages de leur revue. Je remercie le cinéaste et critique Simon Galiero pour ses conseils judicieux, impitoyables, mais néanmoins amicaux; ma blonde Jocelyne Fournel  pour la patience quotidienne dont elle fait preuve à mon égard; l’équipe des Productions Somme toute  et, bien sûr, tout particulièrement mon cher éditeur Jean Pichette, qui porte aujourd’hui la casquette de directeur des Productions Somme toute.  Sans lui, cet essai n’existerait sûrement pas tel qu’il est, et que j’aime. C’est d’ailleurs lui qui m’avait parlé un jour de l’idéologie du progrès comme d’une guerre.

Jean est surtout un ami et complice dans le dur labeur d’exercer quotidiennement sa mauvaise foi à l’égard de la religion du progrès. Dur labeur qui n’est pas dénué d’une grande satisfaction, aussi illusoire soit-elle : celle de ne pas appartenir à ce que j’appellerai, pastichant François Rabelais et Philippe Muray, le grand troupeau des mutants de Panurge. (J’espère ne pas heurter ici la sensibilité d’animalistes).

 

Merci à vous tous, parents et amies lectrices, amis lecteurs.

 

Gilles McMillan

https://www.gillesmcmillan.com/

Texte lu dans le vacarme du Ping Pong Club, le jeudi 25 octobre 2018.