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jeudi 13 février 2025

Lecture des "Racines de la liberté. Réflexions à partir de l'anarchisme tory"

 

Pour une critique radicale du capitalisme

Les racines de la liberté, de Gilles Labelle, Éric Martin et Stéphane Vibert

 

 


 

Les directeurs de l’ouvrage semblent avoir pris au mot l’appel lancé par le philosophe français Jean-Claude Michéa à la toute fin de son livre Orwell, anarchiste tory (Climats, 2000) : « À nous de rendre à son idée d’un "anarchisme tory" la place philosophique qui lui revient dans les différents combats de la nouvelle Résistance. » Dix ans plus tard, en 2010 donc, un colloque était organisé à l’Université d’Ottawa sur la portée philosophique de la fameuse expression. L’ouvrage ne se présente cependant pas comme les actes du colloque puisque la moitié des contributions n’y avaient pas été présentées, plus un très long entretien avec Michéa sous la forme de dix questions qui lui sont posées, entretien introduit par un texte substantiel de Stéphane Vibert, « De George Orwell à Jean-Claude Michéa ».

Sortir de la religion du Progrès

Ces deux auteurs occupent donc une place déterminante sur une notion qui, l’introduction le rappelle d’entrée de jeu, a tout de l’oxymoron, d’une contradiction dans les termes. Il s’agirait même d’une boutade. Reste à voir ce que signifie aujourd’hui cette « boutade » lancée par Orwell pour provoquer les intellectuels de la gauche et de l’extrême gauche de son temps, brouiller la doxa progressiste et son esprit de sérieux (rien n’est plus sérieux que le Progrès), et voir aussi quelle place philosophique lui revient « dans les différents combats de la nouvelle Résistance ». Et quelle Résistance ? Ne s’agit-il pas toujours pour les intellectuels de gauche de résister au pouvoir, à la société envahissante, d’éclairer, de guider le peuple, de l’émanciper des forces obscures, irrationnelles, rétrogrades ? Ne s’agit-il pas toujours de faire table rase d’un passé obscène pour lui faire prendre le train du Progrès, de la Modernité, des idées neuves et des mœurs renouvelés ?

C’est exactement ce que combattait Orwell, qu’il appelait « la religion du progrès ». Militant socialiste et antifasciste, journaliste, écrivain politique, chroniqueur de la dèche et romancier du totalitarisme, il considérait que la propagande de la gauche faisait trop souvent obstacle à l’instauration d’un socialisme démocratique, synonyme pour lui d’une société décente, fondée sur ce qu’il appelait la common decency, la décence ordinaire des couches populaires. En d’autres mots, Orwell considérait que les intellectuels de gauche, généralement issus des classes moyennes supérieures et formés dans les universités, plutôt que d’être des révolutionnaires, des résistants au fascisme, au stalinisme ou au capitalisme, toujours fascinés par l’idéologie du progrès, en étaient les agents plus ou moins conscients. Orwell était lui-même un intellectuel issu de cette classe privilégiée, mais doué d’un sens de l’autocritique et de l’autodérision peu commun. Sa critique ne visait donc pas le travail intellectuel comme tel, encore moins la création littéraire, mais une certaine classe d’intellectuels ambitieux, soucieux de distinction et d’avancement dans le parti, l’administration, l’université, l’entreprise ou l’État. Mais plus encore qu’une critique des intellectuels serviles et dogmatiques, Orwell croyait qu’une société juste et égalitaire ne peut s’ériger par le haut. Elle doit se fonder sur des bases démocratiques et sur un certain fond anthropologique commun, une sensibilité commune, un sens commun plutôt, que sur des concepts, des dogmes et des leaders charismatiques. C’est ce que signifie en gros l’idée d’anarchisme tory, à laquelle répond symétriquement le titre de l’ouvrage : les racines de la liberté.

L’idée centrale du collectif est portée par la nécessité de penser la liberté autrement qu’à partir des axiomes de l’idéologie libérale : une liberté abstraite qui, pour des raisons historiques, opposent d’emblée l’individu à la société. Une idée de la liberté fondée sur le culte du progrès, de la scienticité, de la raison raisonnante. Une liberté apparaissant comme un donné naturel, sans ancrage dans des traditions philosophiques, sans racines anthropologiques. C’est ce que Michéa désigne comme « la clef de voûte de la métaphysique libérale et de tous développements "postmodernes" » : la neutralité axiologique à l’origine du relativisme culturel triomphant, « l’idée que chacun a sa propre morale ».

Les auteurs de l’introduction avancent que cette conception de la liberté abstraite n’est pas le monopole de ce qu’on appelle habituellement la droite, qu’elle inspire aussi ce qu’ils désignent comme « la nouvelle gauche ». Dans son analyse de la civilisation libérale, Michéa soutient que cette gauche sévit depuis l’affaire Dreyfus. Très excitée par le progrès sous toutes ses formes, elle serait d’ailleurs plus près de la pensée libérale que d’un projet socialiste, démocratique, anticapitaliste. Selon le philosophe de Montpellier, elle s’est même complètement détournée de ce projet révolutionnaire, se faisant l’avant-garde des nouvelles exigences du capitalisme mondialisé : la lutte sans nuance contre toutes les exclusions, la revendication sans fin des droits privés, la transgression de toutes limites, etc. Inutile de dire que Michéa ne fait pas l’unanimité parmi les intellectuels abrités sous le signifiant « gauche ».

Outre Orwell et Michéa sont présentés des auteurs comme Karl Marx (Maxime Ouellette), Cornelius Castoriadis (Stephane Vibert), Hannah Arendt (Benoît Coutu), Michel Freitag (Éric Martin), Simone Weil (Minh Quang Nguyen), Christopher Lasch (Pierre Prades), Pier Paolo Pasolini (Julie Paquette), Jacques Lavigne, philosophe québécois peu connu qui écrivait dans les années 60 (Gilles Labelle), et Gershom Sholem (Julia David). Rémi de Villeneuve se penche sur le pervertissement du sens commun par la technoscience et, au cœur de ce programme extrêmement dense, on y croise des penseurs aussi essentiels à la réflexion sur la dialectique de l’ancien et du moderne que Jacques Ellul, Günther Anders, Guy Debord, etc.

Tous les penseurs, militants et écrivains ici rassemblés ont en commun d’avoir pensé et agi contre les dogmes de l’époque. Il est vrai que le marxisme fut radicalement mis en question, notamment par Castoriadis, sur cette question du progrès et d’un sens à l’histoire, mais la présentation qu’en fait M. Ouellette tend à nuancer cette vision qu’aurait eue Marx du progrès. Cela dit, Ouellette fait une proposition pour le moins étonnante en suggérant de substituer à la notion d’anarchisme tory, douteuse à ses yeux, celle d’« anti-modernisme émancipateur ». Ce serait, me semble-t-il, vider toute la charge polémique contenue dans la boutade d’Orwell, et retomber dans la rectitude conceptuelle qu’il dénonçait. Quoi qu’il en soit, Marx demeure un auteur de première importance, surtout relu à la lumière marxienne plutôt que marxiste.

Un terreau à cultiver

Les auteurs rassemblés ici ont apporté une contribution majeure au rôle de l’éducation, de la tradition philosophique critique, de la culture populaire dans la formation de l’autonomie des individus et des sociétés, qui constitue ce que Michel Freitag appelait l’« humanitude », très proche en somme de la conception de la culture d’Arendt, du rôle essentiel de l’entre-deux, du monde commun sans lequel l’humanité n’existe pas. Et c’est ce que fait valoir l’ouvrage : un autre versant de la modernité conçoit la liberté ou l’autonomie selon des critères d’attachement plutôt que d’arrachement, de responsabilité à l’égard d’autrui et du monde plutôt que d’opportunisme ou de transgression de tous les liens rattachant l’individu au monde commun, à la société.

Pour des raisons écologiques et anthropologiques évidentes, il y a urgence à redonner des racines à la liberté (aux individus et aux sociétés), à renouer avec ce qui, dans la tradition, se soucie de préserver le monde plutôt que de le vouer à la transformation compulsive destinée à enrichir une minorité tout en aliénant la majorité. Comme le disait l’auteur de L’obsolescence de l’homme, Günther Anders cité par Éric Martin, il ne s’agit plus de changer le monde, mais de le conserver.

Les racines de la liberté est un ouvrage de philosophie politique de première importance, bien qu’il reste théorique, universitaire. Sauf le texte de Gilles Labelle qui soulève des questions essentielles touchant la Révolution tranquille et un certain esprit de transgression convenu qui sévissait à Parti pris, aucun enjeu social concret n’est jamais abordé concrètement (diversité ou égalité, laïcité, démocratie étudiante, la revendication de droits, etc.). La liberté pour en faire quoi, demandait Sartre. Quand on songe aux combats que menaient, parfois physiquement, les Orwell, Castoriadis, Lasch, Weil, Pasolini, Sholem, à la polémique qu’Arendt a soulevée avec sa notion de banalité du mal, à celle que mène Michéa, à la créativité de Freitag, à la solitude de Lavigne, on ne peut qu’espérer une suite plus concrète à ces Racines de la liberté, question de les sortir du laboratoire pour les planter là où elles porteront fruits.

 

Texte publié dans la revue À Bâbord ! en 2015 : https://www.ababord.org/

mercredi 16 décembre 2020

La laïcité, c'est le mal

 

 Cliquez ici pour lire le texte dans L'encyclopédie de l'Agora

 

 

Pourquoi si peu d’intellectuels se prononcent-ils par la voix des médias dans le débat sur la laïcité, demandait la sociologue Micheline Labelle dans un texte du 2 décembre dernier paru dans Le Devoir, alors qu’il s’agit d’une question « éminemment politique » ? Le débat a déjà eu lieu pourrait-on répondre, au tribunal de trancher. Or, parce que l’enjeu est  éminemment politique, la décision du tribunal sera insatisfaisante,  à moins bien sûr d’abandonner aux tribunaux  la dure et accablante responsabilité de penser et d’agir sur la société ‒  ce qui serait contraire au sens même de la politique, du rôle des intellectuels et, peut-être, de la laïcité.

 

Bien sûr, il s’agit d’une opinion,  mais qui appartient à une longue tradition philosophique reposant sur l’idée d’autonomie des individus et des peuples à construire, projet inachevé et sans doute inachevable. Il s’agirait du cœur même de la démocratie, à ne pas confondre avec ce qu’est devenue la démocratie libérale.

 

L’autonomie relève de cette faculté de l’autolimitation en fonction du bien commun : le monde fini dans lequel nous vivons, composé de diverses cultures, d’expériences singulières du monde, mais liées par des intérêts communs. On ne dilapide pas l’héritage pour en jouir égoïstement ou pour capitaliser, mais pour le transmettre et le garder vivant. Mais au nom de quoi? Qui détermine la norme, le critère?

 


La pensée de l’hétéronomie a déjà tranché, comme un tribunal : ma foi est plus forte que la tienne, qu’importe le dieu : Christ, Allah, Yahvé, Bouddha, etc.  Les idéologies productivistes ont également tranché : l’Histoire, le Parti, le Progrès, la Technique, l’Argent. L’idéologie libérale a notamment tranché par ce que le politologue Marc Chevrier appelle « l’évangile des droits » (L’empire en marche, 2019). Ce code sacré de la modernité appartient selon lui à une religiosité de l’informe et du relativisme culturel extrême, particulièrement prégnant au Canada. Cette religion, le multiculturalisme, a aussi une fonction : faire marcher l’empire libéral, c’est-à-dire l’indifférenciation généralisée sous le signe de l’échange commercial (incluant l’instrumentalisation de l’immigration) et de la conquête du grand Tout cosmique : rien de moins que la réalisation fantasmatique du royaume des cieux sur Terre. Et pour qu’avance l’empire du Bien à grands pas,  il doit faire table rase du passé, des traditions, de la personnalité des individus et des peuples déracinés qu’il console et materne. C’est ce que M. Chevrier, s’inspirant de l’écrivain autrichien  Robert Musil (L’homme sans qualités), appelle « les peuples sans qualités ». Or  le royaume des cieux sans Dieu (ou plutôt avec tous les dieux et les idoles), mais avec l’autorité des tribunaux, c’est la guerre de tous contre tous.

 

La revendication illimitée des droits, fondée sur un relativisme culturel absolu (!!), fait éclater le langage commun, le sens commun, que la dynamique culturelle devrait définir au fil des générations. Dans le relativisme culturel, c’est forcément la croyance la plus intransigeante qui l’emporte : « mettez de l’eau dans votre vin », disent-ils, frelatez-vous!  La vague de censure et de terreur qui sévit depuis quelques années dans les milieux culturels et de l’enseignement ‒ que  l’écriture dite inclusive cristallise le mieux ‒ ne s’explique pas autrement. Or, cette vague de censure est essentiellement la création  d’« intellectuels » (profs, écrivains, agents culturels, chroniqueurs) soutenus par l’engeance des réseaux sociaux et divers lobbies stimulés par le relativisme culturel.

 

Voilà l’ambiance dans laquelle le débat sur la laïcité survient, à quelle religiosité elle s’affronte.

 

Mais en dépit de la mystique multiculturaliste, contrefaçon du pluralisme social, il est légitime, a fortiori pour quelqu’un qui vit dans une société sécularisée comme la nôtre, de se demander en quoi le fait de ne pas porter le hidjab durant les heures de classe pour une enseignante, par exemple, dénie non seulement sa foi, mais l’intégrité de sa personne ‒ la kippa, le turban, la croix, etc. En quoi cette revendication n’est-elle pas le signe de l’intégrisme religieux qui nierait l’histoire de mon peuple et les conditions de sa survie? Des œuvres considérables nous laissent penser le contraire.

 

Le philosophe  Abdennour Bidar, après le massacre au nom d’Allah des journalistes de Charlie Hebdo pour avoir caricaturé Mahomet, a adressé une  « Lettre ouverte au monde musulman »  pour l’exhorter à  réformer sa religion, mettre fin notamment à son  intransigeance face à la laïcité, face également à l’émancipation des femmes.

 

L’écrivain juif Aharon Appelfeld écrivait dans  L’héritage nu qu’« une foi profonde ne se perd pas facilement ».

 

Laïcité ne veut pas dire laïcisme  ‒ contre la religion ‒ tout comme la religion ne signifie pas intégrisme ‒ contre la pensée critique qui cherche en principe à renouer avec une vérité : la corruption du meilleur engendre le pire, disait Ivan Illich à propos de dogmes autant religieux que laïcs. La laïcité pourrait bien être le garde-fou de toutes les croyances. Mais dans une société de l’hétéronomie qui se prend pour l’empire du Bien, que vaut la laïcité, cette humaine façon d’interroger les hommes et les dieux, alors que des intellectuels sont occupés à faire marcher l’empire? Ceux-ci rappellent les affreux intellectuels de gauche de George Orwell; ils  travaillent à détruire le langage et le sens commun, condition préalable à un totalitarisme dans lequel ils tiendraient enfin le fouet. Dans l’empire du Bien, la laïcité, c’est le mal. 

 

 

 


 

dimanche 18 octobre 2020

Kamel Daoud: "il faut démanteler l'islamisme"


                                                      Leçon de démocratie

 

 

Comme les précédents, les attentats de Barcelone et de Cambrils m’éloignent d’une histoire où, une fois les bougies éteintes et les petits cœurs rangés, tout le monde fait comme si rien n’avait eu lieu ‒ et comment faire autrement? ‒ et comme si ces tueurs n’étaient pas une conséquence désastreuse de ce que nous sommes, de ce que nous vivons.  (Philippe Lançon, Le lambeau, 2018, p. 191)

 

... si une chose existe quelque part, elle existera n'importe où.

    Czeslaw Milosz, La pensée captive, cité par Simon Leys.

 


 

À l'émission France culture, Kamel Daoud réagit à la décapitation de Samuel Paty, un enseignant d'histoire et de géographie d'un lycée de la banlieue parisienne par un djihadiste. Cliquez ici pour écouter l'émission. 

Ce crime ignoble est en lien avec les fameuses caricatures publiées par Charlie Hebdo en 2015 et qui ont entraîné le massacre d'une partie importante de l'équipe de rédaction. Ce massacre avait suscité une compagne de protestation à travers le monde, mais souvent accompagnée de "Je suis Charlie, mais..."

Mais quoi? Mais ils sont allés trop loin? Il leur est arrivé ce qu'ils méritaient?  Des journalistes, dont Jean-François Nadeau du Devoir, ont même laissé entendre que caricaturer les "barbus" était une bonne façon de renflouer les coffres de la revue...Voici ce que j'écrivais en 2015 dans ma page Web intitulée La contamination des mots

"Au Québec, le chroniqueur du Devoir Jean-François Nadeau réussit quant à lui le tour de force de célébrer le courage et le talent des caricaturistes de Charlie Hebdo tout en mettant en lumière ce qui aurait été une tendance lourde à l'islamophobie de la revue. Plus grave encore, cette islamophobie aurait été motivée par des soucis financiers, le besoin d'augmenter les revenus:

Ces dernières années, il faut savoir que les ventes de Charlie remontaient au-dessus de la ligne de flottaison dès lors que ce journal satirique se lançait dans la critique rageuse des fous de dieu, en particulier ceux de l'islam. Une certaine islamophobie de service s'était en conséquence emparée du journal qui produisait désormais à la chaîne des gags de plus en plus lourds en cette matière.
La dénonciation des barbus radicaux prit une telle place dans ces pages que cela donnait parfois l'impression d'un fâcheux radotage, même placé sous couvert de l'humour ravageur et irrévérencieux. Ce pilonnage obsessionnel, livré souvent au nom d'acrobaties intellectuelles douteuses devenait franchement embarrassant d'imbécillité. Non, Charlie n'était pas qu'amour et poésie. Du coup, on oubliait quelquefois le talent immense et l'esprit unique de plusieurs collaborateurs affairés pourtant à traiter avec doigté d'autres sujets que celui-là.
(Le Devoir, 8 janvier 2015)


Pas qu’amour et poésie Charlie, on s’en doute un peu, bien que l’amour et la poésie s’expriment d’abord en des termes qui ne sont pas les canons du poétique et du beau. Lecteur d’Arthur Cravan, M. Nadeau le sait bien: « Les abrutis ne voient le beau que dans les belles choses », disait Cravan. Mais l’accusation d'opportunisme, même sur le mode de la rigueur journalistique, de la liberté d’expression, me semble infiniment plus grave que celle du dérapage éditorial.

Alors comment concilier opportunisme, imbécillité, gags islamophobes à la chaîne et immense talent, intelligence, courage et… amitié? Car M. Nadeau affirme avoir connu des moments d'amitié inoubliables avec Charb. « Inoubliables » relevant ici de la sphère privée. Et cette éternité n'appartient plus qu'au vivant de l'auteur, puisque Charb a rencontré des balles signées Allah. Or ces balles, comme le rappelle sa compagne en entrevue, lui étaient intimement adressées, à cause de ses dessins contre les islamistes intégristes. Ces balles ne sont pas un fantasme, une illusion.

M. Nadeau a également évoqué son amitié sur les ondes de Radio-Canada pour rejeter du même souffle, et fermement, le human interest qu’une telle déclaration à la TV, et dans de telles circonstances, ne pouvait que susciter. Il ne fait pas dans la flagornerie, Jean-François Nadeau, mais on peut poser les questions que ne soulève pas son touchant témoignage:

Se pourrait-il, par exemple, que la rédaction de la revue ait eu d'autres motivations que la survie de la revue pour multiplier les gags?
 

Se pourrait-il qu’elle réagissait, par les dessins, aux menaces de mort bien réelles que les journalistes recevaient?
 

Se pourrait-il que les journalistes de Charlie Hebdo se fiaient à leur immense talent, comme le répète Nadeau, à leur capacité à décoder la réalité?
 

Se pourrait-il que leur humour féroce ne relevait pas de l’islamophobie, mais plutôt d’un sens de la réalité et du courage, que n’arrêtait pas la rectitude politique?
 

Se pourrait-il enfin que Jean-François Nadeau soit quelque peu empêtré dans ses opinions à ce sujet, par crainte de paraître islamophobe? L’amitié peut être une chose difficile à gérer, de même que la distinction entre dénonciation de l’extrémisme et islamophobie. On connait bien ce phénomène au Québec. Surtout chez les nationalistes repentis, qui ont toujours peur de paraître xénophobes, racistes, repliés sur eux-mêmes. C’est d’ailleurs une crainte légitime, mais qui peut être extrêmement insidieuse.

Bref, on sort perplexe de la chronique de Jean-François Nadeau, avec l'impression qu’il jongle avec un fer brûlant, qu'il dit une chose et son contraire. Cette hésitation, cette ambivalence plutôt, nous ramène évidemment au fameux débat sur la charte de la laïcité au Québec, où la question de l'islamophobie a joué à plein, enchevêtrée maladroitement au discours nationaliste débile du Parti québécois.


Dimanche, 11 janvier 2015, jour de grand rassemblement place de la République à Paris"

 Et Jean-François Nadeau est loin d'être le seul intellectuel à tergiverser sur cette question.  Le philosophe Pierre Mouterde s'était lui-même fendu d'un "Oui mais..." dans une lettre adressée au Devoir

Il faut dire qu'à l'époque, il était éminence grise de Québec solidaire, dont les positions identitaires sont pour le moins douteuses, positions permettant à la formation politique énormément de complaisance avec la mouvance islamiste et multiculturaliste en général.  Le plus comique, c'est que Mouterde a publié en 2019 un essai sur la rectitude politique. Je précise : un livre politiquement correct sur la rectitude politique.

 

C'est bien cette mentalité que dénonce notamment Kamel Daoud à France culture, mentalité qui est également à la source de la censure du langage qui sévit dans les universités et les médias. Cela va bien au-delà du refus de prononcer le mot "nègre". Le "N-Word" me fait penser aux "mauvais mots" que mon fils, quand il était à la garderie, apprenait avec ses petits amis à ne pas dire. Encore doit-on préciser que la garderie faisait son travail en montrant aux enfants qu'on ne peut pas dire tout ce qui nous passe par la tête, que l'usage de la parole a aussi des limites.  Nos sociétés sont exposées aujourd'hui à un peu plus d'infantilisation et d'innocence en interdisant, ou en imposant, un certain usage du langage pour satisfaire aux exigences de groupes d'intérêts.

Après la néoféminisation du langage, qui n'améliore en rien la situation des femmes, voici la racialisation du langage qui n'améliore en rien la situation des minorités. Au contraire, elle les enferme dans leur origine ethnique, ce qui est le fondement même du racisme. Et c'est ne rien dire des conséquences funestes qu'une telle censure exerce sur le langage, donc sur la pensée et l'honnêteté intellectuelle. Cette censure relève de l'imposture et de l'hypocrisie. Qui au juste revendique cette censure, et au nom de quoi?

À suivre...



 

mercredi 1 mai 2019

Laïcité et nettoyage ethnique


Raciste, le projet de loi 21 équivaudrait à un nettoyage ethnique. L’accusation n’est pas lancée par un quidam, un « Pineault-Caron » qui n’a comme seul argument que la pauvreté de son ignorance, mais par le Dr William Steinberg, un élu municipal qui dispose d’un puissant pouvoir de persuasion.

Non seulement M. Steinberg est maire d’Hampstead, une des municipalités les plus riches au Canada, mais il est très engagé dans les affaires privées et publiques. On peut lire sur sa page Web qu’il détient un doctorat en psychologie, qu’il a enseigné à l’Université Concordia, qu’il dirige une affaire de logiciels permettant aux entreprises d’évaluer la satisfaction de leurs clients et la motivation de leurs employés.

Parangon de l’utralibéralisme  ‒ la psychologie au service des affaires ‒ , il est donc outillé pour bien comprendre ce que signifie un nettoyage ethnique et ce que ces accusations impliquent. Mais peut-être comprend-il moins bien ce que la démocratie veut dire, une démocratie qui ne serait pas déterminée par une doctrine néolibérale dans laquelle les droits privés censurent d’autres critères, comme le droit de débattre du sens des croyances et doctrines sociales.

Le projet de loi 21 a donc aux yeux Dr Steinberg une portée génocidaire. Dit plus brutalement, ce serait un crime contre l’humanité. Cette accusation gravissime est vraie ou fausse? Si elle est vraie, le projet de loi est ignoble; si elle est fausse, l’accusation doit être fermement condamnée par la classe politique. À ce stade-ci du processus parlementaire, elle est fausse pour d’innombrables Québécois, hommes et femmes, des musulmans, des juifs, des chrétiens, pratiquants ou pas.

Un sondage relativement récent révèle que plus de 70% de la population serait favorable au projet de loi. Ce fort pourcentage est un indice d’inclusion, ne signale rien d’une quelconque obsession identitaire nationale qui, c’est un euphémisme de le dire, vole bas depuis longtemps. Et le coup du bouc émissaire pour raviver un nationalisme ethnique est douteux, alors que le fantasme techno d’abolir le temps, l’espace et toutes les contraintes normatives colonise notre imaginaire. L’obsession est donc ailleurs, dans d’autres baudruches identitaires qui contribuent au morcellement social. Il est vrai cependant que toute tentative pour contrer cette atomisation est perçue comme réactionnaire, raciste, fasciste.

Quand des chroniqueurs, des universitaires ou Québec solidaire affirment que l’islamisme est un fantasme, ils reprennent en cœur la ritournelle des islamistes eux-mêmes. Les islamosceptiques s’apparentent à ce chapitre aux climatosceptiques : il n’y a pas de danger, le voile n’est qu’un bout de tissu, l’islamisme n’existe que dans la tête des méchants. Soyez tolérants et ça vous passera.
Vous irez défendre votre islamoscepticisme, vous les tolérants, auprès de ceux et celles qui se battent quotidiennement en Turquie, en Iran, au Maroc, en Algérie ou en Arabie Saoudite au risque de leur vie pour échapper à la loi des hommes ultareligieux; pour pouvoir danser librement, écrire librement; ne pas prier obligatoirement, critiquer l’islam sans se prendre une fatwa ou carrément une balle, un viol. Et n’en déplaise aux 250 universitaires de la lettre parue dans Le Devoir du 5 avril dernier, d’innombrables recherches, œuvres et témoignages vont exactement dans le sens contraire des recherches qu’ils évoquent pour soutenir leur thèse. « Pour les islamistes, affirme la philosophe Renée Frégosi,la France est vouée à devenir islamiste »… Elle aurait pu dire l’Occident. Le refus catégorique de prendre en compte le point de vue de ceux et celles qui craignent  pour leur vie, parce qu’ils critiquent l’islam, est aussi inquiétant que l’islamisme lui-même : il se nourrit d’une mauvaise conscience qu’apaiserait la soumission. Et le problème est moins la mauvaise conscience, nécessaire à toute transformation de soi, que le désir de soumission.

Pour faire du réchauffement climatique sa priorité, Québec solidaire  se détourne du problème délicat et compliqué  que représente l’enjeu de la laïcité : l’islamisme n’existe pas, «  liberté totale » quant au port des signes religieux. Cool! Quand viendra le temps de défendre la décroissance – c’est ce qu’implique la lutte au réchauffement climatique ‒, il sera singulièrement difficile de convaincre le plus grand nombre de sacrifier son confort, ses loisirs, ses excès numériques et touristiques : c’est mon droit, ma foi, ma life. Vous essaierez alors, vous les tolérants, de les convaincre du bien commun en solidarité avec le DrSteinberg et ses alliés libéraux, de gauche et de droite, qui blanchissent leur conscience tranquille avec des crédits carbones.

Brandir le racisme comme anathème, c’est sans doute ignorer ce qu’est le racisme : « une dévaluation d’autrui afin d’en tirer quelque avantage », selon Albert Memmi, mais c’est surtout instrumentaliser  une notion  concept hautement polémique à des fins de censure. Comme celles d’islamophobie et de xénophobie. Qu’il existe de l’hétérophobie  dans la société québécoise, comme dans n’importe quelle société, cela ne fait aucun doute. Le projet de loi 21 ne vise même pas l’interdiction du voile, mais une restriction.  Évoquer la discrimination est une tautologie, puisque tout règlement vise forcément à discriminer.  Parler, c’est discriminer; juger, c’est discriminer. La liberté n’a de sens que par la capacité de déterminer des limites, individuellement et collectivement. Éduquer, c’est notamment transmettre un savoir permettant aux individus de juger des limites. Accorder la liberté à ce qui est liberticide n’est plus la liberté.

Or ce que le projet de loi 21 vise ce n’est pas la foi de qui que ce soit, mais le signe ostentatoire d’une foi ‒ toujours hypothétique par ailleurs, a fortiori dans une société laïcisée et fortement marquée par le culte des libertés individuelles[1] ‒ dans certaines conditions très précises. Lors d’un génocide ou d’un nettoyage ethnique, c’est une filiation ethnique ou religieuse qu’un autre groupe vise à supprimer, physiquement et par la violence ‒ la violence symbolique est à prendre en compte. Ne pas faire cette nuance, c’est mal nommer les choses, c’est contribuer au malheur du monde, comme l’écrivait encore Albert Camus.

Texte envoyé au Devoir le 7 avril 2019 et non publié.



[1] Cette logique des droits illimités étant par définition illimitée, il n’y aurait aucun problème éthique à ce qu’une enseignante ou un enseignant se présente un jour devant sa classe affublé d’un costume du bonhomme Carnaval. L’argument des intégristes et des antiracistes à l’effet que ce n’est pas ce qu’on porte sur la tête qui détermine ses compétences, mais ce qu’on dans la tête, est d’une bêtise affligeante. L'acceptabilité est un phénomène sans limite qui accompagne le progrès des moeurs, lui-même illimité. On le voit bien dans la politique de QS. Hier favorable aux propositions de la commission Bouchard-Taylor, aujourd'hui considérées comme dépassées.La prochaine étape, déjà atteinte en fait, est de considérer comme légitime l'islamisation du monde.