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vendredi 4 novembre 2022

L'Occident contre les Iraniennes

 On peut lire ce texte sur le site Web de la revue Argument. S'y trouve à la fin le texte en format PDF.

 

Nous n’entretenons de réelles bienveillances que pour la dévastation.  

Philippe Muray (1)

 

  Le silence assourdissant de l’Occident en guise de réponse à l’appel des Iraniennes nous scandalise peut-être moins qu’il trouble nos repères. Ces repères, appelons-les républicains : la possibilité de participer à la vie publique; se mettre hors de soi pour vivre parmi les autres; avoir le courage d’exprimer et d’approfondir ses accords et ses désaccords sur des sujets qui concernent la collectivité. Bref, combattre pour la liberté et la vérité comme s’il s’agissait d’un devoir plutôt que de la revendication de droits.

 Qu’est-ce que les Iraniennes peuvent attendre aujourd’hui des néoféministes et des intellectuels de l’Occident? Ceux-ci sont réputés sensibles aux injustices. On les croyait acharnés à débattre du sens des mots, à exercer leur sens critique; à tout mettre en œuvre pour combattre le mensonge institué et les régimes liberticides. Pas de tranquillité d’esprit tant qu’il restera un seul être humain vivant sous le joug d’un autre en ce monde. N’est-ce pas trop attendre des intellectuels, notamment ceux de gauche, que George Orwell accusait déjà d’alimenter le pouvoir en feignant de le combattre? Et comment combattre la tyrannie du régime islamiste iranien alors qu’on laisse aujourd’hui ce même islamisme se déployer insidieusement dans nos propres institutions, qu’on l’alimente par nos innocentes visions de la liberté, des droits, de la tolérance et, sans doute, du fait de l’ignorance de ce qu’est l’islam?

 Hanieh Ziaei (2), politologue iranienne, exprime bien ce « trouble » devant le manque flagrant de courage sur fond d’opportunisme économique qui caractérise l’Occident.

 

Force est de constater qu’un lien direct peut aujourd’hui s’établir entre ce silence, les intérêts économiques et aussi la peur d’être considéré comme islamophobe. Il n’est donc pas étonnant que, par crainte de réactions violentes de la part d’une partie de la population musulmane et croyante, la loi du silence soit de facto de mise. Le vide laissé par une intelligentsia critique, présentée comme les défenseurs de valeurs républicaines et démocratiques, reste troublant.

 

 Madame Ziaei affirme bien sûr son souci de préserver la liberté de conscience religieuse, mais dans les limites d’un État, indépendant du pouvoir religieux.

 

On semble ne pas réaliser qu’une population, certes née dans un pays musulman et dans un système islamique, peut aussi ne pas vouloir s’identifier à l’islam et à ses préceptes, sans rejeter pour autant la liberté de culte dans le respect total de la croyance de chacun, tout en remettant en question un État bâti sur une idéologie politico-religieuse.

 

Pour comprendre la loi du silence que déplore avec raison la politologue, la peur d’être suspect d’islamophobie est déterminante, moins aux yeux de la communauté musulmane elle-même cependant, que de son lobby et des chiens de garde de la bien-pensance politique. Cette peur de l’islamophobie est surtout alimentée par un esprit de censure généralisé, hélas soutenu par une frange importante des intellectuels, des chroniqueurs, des politiciens(3), des chefs d’État (Justin Trudeau notamment), des dirigeants administratifs, qu’ils sévissent dans les institutions d’enseignement, les médias ou les industries culturelles. Le paradoxe étant que cet esprit de censure s’exprime au nom de la liberté, de la tolérance, de la diversité et de l’émancipation. Paradoxe qui n’est qu’apparent, car l’émancipation culturelle dont il est question a fait place depuis longtemps aux expressions identitaires les plus étroites, au communautarisme. Or celui-ci, à l’image des entreprises privées, fonctionne grâce au lobbysme, aux relations publiques, à la défense d’intérêts particuliers, économiques et culturels. C’est la victoire du marchandage sur le sens politique; c’est l’atomisation de la société, sa dissolution en particules élémentaires que recouvrent les contrefaçons du bien et du vivre-ensemble. Cet esprit de destruction est très exactement ce qui inspira à Philippe Muray la petite phrase que j’ai placée en exergue de ce texte.

 L’ultralibéralisme et le pragmatisme, la religion occidentale, finira bien par entraîner la liberté, disent les chefs d’État et leurs conseillers progressistes. On sait que c’est faux. Ce rationalisme matérialiste extrême génère au contraire du ressentiment qui nourrit ce que René Girard a appelé la montée aux extrêmes et, sans doute, une régression anthropologique sans précédent[4]. Girard a bien vu le caractère paradoxal de l’islamisme : expression archaïque de l’islam, elle comporte une nouveauté religieuse par son habilité à comprendre les failles morales de l’Occident, à s’y insinuer par la propagande pour mieux les instrumentaliser, et par son recours au terrorisme, hautement technique. On pourrait ajouter à la terreur que produit le terrorisme, la peur d’être accusé d’islamophobie! La stratégie est admirable d’efficacité.

 Selon Girard, penseur du désir mimétique au cœur de la violence et du phénomène religieux, l’islam, qui est certainement à distinguer de l’islamisme, serait resté en arrière des mécanismes sacrificiels permettant de désamorcer la violence et qu’on retrouve dans le judéo-christianisme. Il écrit à propos des attentats islamistes du 11 septembre :  

Nous assistons à une nouvelle étape de la montée aux extrêmes. Les terroristes ont fait savoir qu’ils avaient tout leur temps, que leur notion du temps n’est pas la nôtre. C’est un signe clair du retour à l’archaïque : un retour aux VIIe ‒ IXe siècles, qui est important en soi. Mais qui s’occupe de cette importance, qui la mesure? Est-ce du ressort des Affaires étrangères? Il faut s’attendre à beaucoup d’imprévu dans l’avenir. Nous allons assister à des choses qui seront certainement pires. Les gens n’en resteront pas moins sourds.

Au moment du 11 septembre, il y a quand même eu un ébranlement, mais il s’est tout de suite apaisé. Il y a eu un éclair de conscience, qui a duré quelques factions de seconde : on a senti que quelque chose se passait. Et une chape de silence est venue nous protéger contre cette fêlure introduite dans notre certitude de sécurité » (p. 355).

 À la page suivante :

Ils [les islamistes] pensent le monde occidental comme devant être islamisé le plus vite possible. Les analystes tendent à dire qu’il s’agit là de minorités isolées, très étrangères à la réalité de leur pays. Elles le sont sur le plan de l’action, bien sûr, mais sur le plan de la pensée? N’y aurait-il pas là quelque chose d’essentiellement islamique? (p. 356)

 La réponse à cette question se trouve chez Philippe Muray, dans ce qu’il appelle la bienveillance de l’Occident pour la dévastation et le désir morbide pour la régression anthropologique. Autrement dit, s’il n’y a pas de changement radical dans notre façon d’envisager notre rapport au temps, à l’histoire et à la religion du progrès, l’islam archaïque, l’islamisme, bien au fait des technologies de contrôle et de dressage, est bel et bien notre horizon d’attente.

 Philippe Muray, qui fut le chroniqueur impitoyable des frasques sourdes, mais ô combien fières d’homo festivus, écrivit aux lendemains du 11 septembre :

 

Moins de trois semaines après vos criminels attaques contre l’Amérique, on pouvait noter avec satisfaction que, malgré des blessures qui resteront sans doute inguérissables, la vie normale revenait en force dans l’agglomération new-yorkaise. De cette bonne nouvelle, on administrait une preuve manifeste : le volume de musique était de nouveau poussé à fond dans les restaurants de sorte qu’il redevenait merveilleusement impossible, comme par le passé, d’y tenir la moindre conversation ou, plus simplement, de s’y entendre.  (Chers djihadistes, p. 11)

 L’impossibilité de s’entendre autour d’une table, lieu de socialisation par excellence, est emblématique de la censure généralisée, mais censure consentie, désirée, revendiquée, organisée, managée, mise en scène, enseignée. Quelques pages plus loin, il écrit :

De manière globale, s’il y a un front sur lequel nous ne céderons jamais, nous autres Occidentaux, et où nous entendons remporter une victoire absolue, c’est celui de la régression anthropologique […] (p. 15).

 La conclusion de son essai est d’une terrifiante lucidité.

 « […]

Nous nous battrons pour la disparition du langage articulé.

Nous nous battrons.

Et nous vaincrons. Bien évidemment. Parce que nous sommes les plus morts. »

Ironie amère, parce que Muray ne défendait évidemment pas les terroristes, ni ne plaignait les pauvres Occidentaux. Il opposait plutôt les Barbares islamistes aux Vandales modernistes que nous sommes.

 

Chevauchant vos éléphants de fer et de feu, vous êtes entrés avec fureur dans notre magasin de porcelaine. […]. Vous êtes les premiers démolisseurs à s’attaquer à des destructeurs, les premiers Barbares à s’en prendre à des Vandales, les premiers incendiaires en concurrence avec des pyromanes. Cette situation est originale. Mais à la différence des nôtres, vos démolitions s’effectuent en toute illégalité et s’attirent un blâme quasi unanime tandis que c’est dans l’enthousiasme général et la félicité la plus pimpante que nous mettons au point nos tortueuses innovations (p. 35).

 

 « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus morts » doit s’entendre comme la fanfare amplifiée de toutes les fiertés, qui ne parvient pas à dissimuler complètement son morbide sous-texte. Pour qui a de l’oreille, il s’agit d’un appel à mourir comme civilisation : Viva la muerte! Ce cri fasciste, on peut être certain que les islamistes l’entendent distinctement, mais sans l’ironie de Muray. Ils y répondent par les hurlements de la mort réelle, que ce soit par la fatwa lancée contre un romancier iconoclaste, la décapitation d’un prof, le massacre de journalistes et caricaturistes, ou encore d’une foule de jeunes contaminés par la fièvre libidinale d’un innocent samedi soir. Ou d’un peuple qui souffre de l’assassinat de ses filles emprisonnées sous des voiles macabres ‒ sexy de ce côté-ci de l’islam ‒, mais qui sont autant de chapes de silence, de plomb. Et c’est ce voile de la mort que nos néoféministes et intellectuels de gauche appellent un foulard.

 Mon hypothèse est que le silence de l’Occident devant les soulèvements en Iran est l’expression d’un puissant désir de  régression anthropologique. On pourrait même se demander si ce que Muray appelle «  le nouvel ordre matriarcal que nous avons habillé du nom de démocratie » (p. 17) n’a pas la nostalgie du patriarcat le plus tyrannique qui soit, celui des mollahs… Revenir violemment en arrière pour s’abîmer dans le meurtre. Le meilleur véhicule pour régresser de plusieurs siècles : l’islamisme et ses complices occidentaux atteints d’ « abruitissement  volontaire ». Bref, paraphrasant René Girard et Philipe Muray, je dirais que le silence des Occidentaux face au soulèvement en Iran marque une autre étape dans cette appétence pour la régression anthropologique.

 J’ai rassemblé ici quelques textes que j’ai écrits ces dernières années autour de l’islamisme, la laïcité et de la gauche libérale, une gauche tellement imbue d’elle-même qu’elle se croit capable, par ses seules vertus morales autoproclamées, de réconcilier le monde autour du sacrifice de l’Occident. Sauf  « Le monde fantôme de Francine Pelletier », ces textes ont d’abord été publiés dans Le Devoir, puis rassemblés dans mon essai, Mauvaise foi. Essai sur la religion du progrès (Éditions Somme toute, 2018). Mais à bien y penser, la totalité de mes textes est consacrée ‒ qu’on me pardonne de paraphraser à nouveau Philippe Muray ‒, à la bienveillance pour le désastre.

 

Gilles McMillan, 31 octobre 2022

   

[1] Chers djihadistes, Mille et une nuits, 2002, p. 81.

[2] « Iran, j’écris ton nom », Hanieh Ziaei, Politologue-iranologue, chercheuse associée à l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de la Chaire Raoul-Dandurand, UQAM. La lettre d’opinion a paru dans La presse +, édition du 22 octobre 2022.

[3] Lors du deuxième débat des chefs des partis politiques québécois, Gabriel Nadeau-Dubois, le représentant de Québec solidaire, le parti le plus à gauche sur l’échiquier politique, a ainsi pu parler du « foulard » pour banaliser le hijab, dénoncer la discrimination que son interdiction induit dans la fonction publique, et contester la Loi 92 sur la laïcité. Personne ne l’a repris pour préciser la signification politique de ce « foulard », même pas le premier ministre québécois, pourtant responsable de cette loi molle, ni Paul St-Pierre-Plamondon, le chef du PQ pourtant favorable à ladite Loi. Ce débat se tenait le 22 septembre. La répression sanglante en Iran était déjà connue dans le monde entier, mais il ne fallait surtout pas paraître islamophobe.

[4] « À l’heure du péril », épilogue à Achever Clausewitz. En collaboration avec Benoît Chantre, Flammarion, Champs essais, 2011 (2007), p. 352 à 362.


 

                                     

                                                                                

 

 

Mme Pelletier, encore un petit effort

 

Dans votre chronique du 7 septembre 2016, «La paille et la poutre» (Le Devoir), vous appelez au discernement quant à la montée du fondamentalisme islamique dans le monde. Vous avez raison de rappeler le rôle central de l’Arabie Saoudite dans ce terrorisme international qui frappe le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Europe, et surtout d’insister sur l’hypocrisie des gouvernements occidentaux, dont celui de Justin Trudeau, la nouvelle star de l’ultra-libéralisme, du multiculturalisme et droit-de-l’hommisme.

 Je précise que ce sont mes termes, pas les vôtres. C’est moi qui qualifie de la sorte le gouvernement canadien. Je pense aussi que c’est au nom de la même idéologie qu’on «tolère» les signes religieux ostentatoires dans des espaces publics où il ne devrait pas y en avoir.

 Malgré la terreur que ce fondamentalisme répand, donc, des États dits démocratiques continuent à vendre des armes à l’Arabie Saoudite, à maintenir des relations diplomatiques, tout en déchirant leur chemise devant les caméras sur les droits fondamentaux quand ils signent un accord commercial. Hypocrisie qui soulève peu d’indignation dans la population, pourtant prompte à s’exciter sur des signes ostentatoires qui n’auraient guère d’incidence sur la montée de l’islamisme, c’est ce que vous croyez.

 Cette logique me paraît douteuse, comme à vous-même d’ailleurs. Vous dites ne pas applaudir à la présence du burkini dans les piscines scolaires, mais à l’accommodement raisonnable. Il y a du mou dans ce raisonnement. L’islamisme étant ce qu’il est – inutile de faire la liste des massacres ‒, on s’y soumet ou on le combat. Ce serait comme tolérer que des jeunes vendent de la drogue dans les écoles sous prétexte que les narcoterroristes sont à l’étranger, qu’ils sont souvent en cheville avec la police, les banques et le pouvoir politique. La tolérance zéro à l’égard de la drogue dans les écoles est-elle farfelue? Où placer la limite? Du côté de l’offre ou de la demande?

 Questions difficiles dans une société où les valeurs sont liquidées sur le marché des idées, comme n’importe quel produit de consommation. À l’individu de choisir sa marque, son style, son genre, sa croyance. À l’individu de tracer sa limite. Voilà une idée absolument rétrograde, néanmoins nouvelle, car s’il y a une chose que la philosophie, l’anthropologie, la psychanalyse et la décence ordinaire ont su reconnaître, c’est qu’un individu n’est humain que par autrui, sa société, les montages normatifs qui font sa culture, celle-là même qui rend possible le questionnement de ses fondements. L’abîme n’est jamais loin croyaient les Grecs, mais la limite ne vient jamais de soi.

 Les leaders islamiques comprennent parfaitement le potentiel de destruction sociale que produit l’idéologie de l’ego tout-puissant, naturellement asocial. C’est la faille qu’ils labourent par la terreur et la revendication de droits, par le biais des jeunes filles et des femmes, en attendant de tracer la limite. Et on sait que la loi islamique annule toutes les autres lois, naturelles, sociales. Posez-vous la question: quand vous serez arrêtée par une policière portant le hidjab, ce sera au nom de la justice commune ou de la charia?

 Le plus effroyable, c’est de constater que beaucoup d’intellectuels, plus ou moins consciemment, sous prétexte de critiquer la société de consommation, se soumettent à l’éventualité d’une telle autorité absolue et indiscutable: le problème du féminisme, du sexe, de la pensée critique, serait réglé une fois pour toutes.

 L’islamisme n’est pas du tout moyenâgeux, comme il vous plaît de le croire. Il est ultramoderne, car il comprend parfaitement le fonctionnement de nos sociétés paralysées, tournées vers le nombril de chacun, se demandant ce qui peut bien le différencier du nombril de son voisin. C’est d’ailleurs le thème préféré du cinéma, de la littérature, de la chanson, des médias.

 Je délire pensez-vous? C’est généralement ce que les tenants de l’«ouverture» tous azimuts répliquent automatiquement à ceux et celles qui s’inquiètent de la revendication du droit de pratiquer «mon islam»: «Le danger d’extrémisme est dans vos têtes», disent-ils.

 Le danger est donc dans la tête des femmes iraniennes qui se battent quotidiennement pour ne pas porter le voile. Dans la tête de Nadia Remadna, de la Brigade des Mères en banlieue de Paris, qui mène un combat pour la laïcité. Des gens se battent contre l’embrigadement des adolescents dans le djihad, que ce soit dans les troupes sacrificielles de Daech pour les garçons, ou dans les rues de Paris sous le hijab pour les jeunes filles. Ils se battent aussi contre la tolérance. Nadia Remadna n’hésite d’ailleurs pas à affirmer que c’est la tolérance qui pousse les jeunes à aller se faire tuer en Syrie sous le drapeau noir de Daech.

Le danger est aussi dans la tête de Kamel Daoud, que vous citez à la fin de votre article. Vous oubliez de préciser toutefois qu’il a subi non pas une, mais deux fatwas: celle des fondamentalistes, puis celle d’un prétendu collectif d’intellectuels. Daoud a été accusé d’islamophobie pour sa critique radicale de l’islam. Écœuré, il a abandonné le journalisme.

 Je ne sais pas pour vous, Mme Pelletier, mais moi je préfère m’associer aux gens qui se battent pour la pluralité, le contraire du multiculturalisme et de «la tyrannie des droits» ‑ selon l’expression de Brewster Kneen. C’est d’ailleurs à ces musulmans que je voudrais rendre hommage pour leur courage, leur dire que j’ai honte du peu d’appuis qu’ils reçoivent d’intellectuels québécois, tellement émancipés qu’ils le sont de la société et de la liberté. Cette liberté qui pousse l’individu à se tourner vers le monde par-delà ses intérêts privés ou ses croyances premières, comme le rappelait récemment le philosophe Abdennour Bidar, dans le débat qui se tient actuellement en France sur la nécessaire réforme de l’islam.

 Dans votre chronique d’aujourd’hui intitulée «Multiculturaliste, moi?» (Le Devoir, 14 septembre 2016), encore une fois vous n’allez pas au fond des choses. Vous confondez la pluralité sociale avec le multiculturalisme, idéologie qui prend son essor au moment où se déroule ce que Pasolini appelait dans les années 1970 le génocide culturel en Italie: la destruction de la culture populaire par la culture de masse. Dès lors, chaque individu est sommé de se conformer au modèle unique produit par la société de consommation. Je vous rappelle que Pasolini disait alors que la société de consommation avait réussi là où le fascisme avait échoué: unifier l’Italie autour d’un centre administratif et culturel fort, détruire la pluralité sociale, les dialectes, la culture populaire, rebelle par définition au grand projet moderniste de faire entrer tout le monde dans le même moule.

Ajouter à l’indifférenciation généralisée des signes folkloriques ou pittoresques ne crée pas une société pluraliste pour autant. Ces signes ne font pas des cultures vivantes, ouvertes, mais des lieux figés, des cultures frigides générant des idées fixes autour d’identités fantasmées grevées de ressentiments. Il en va de même dans le domaine spirituel: une religion obsédée par des signes extérieurs néglige, voire dénie, sa dimension spirituelle. La théologie, si je ne m'abuse, appelle ça de l'idolâtrie. On pourrait également évoquer le fétichisme, le simulacre. Des notions qu'on a tendance à négliger de nos jours, à mésestimer leurs significations dans nos sociétés fascinées par la réalité virtuelle. Sauf qu'il vient un temps où le réel fait retour, et violemment.

Votre multiculturalisme est un simulacre de pluralité, Mme Pelletier. Ce simulacre, on l’appelle fallacieusement «diversité culturelle». C’est le nouvel ordre mondial. On pourrait faire l’hypothèse que cette idéologie, pensée au Canada pour faire obstacle au nationalisme québécois et au réveil politique des Amérindiens afin d’instaurer un ordre anglosaxon, conduit à une forme de «multinationalisme»: les différents replis identitaires qu’on voit apparaître, sous prétexte de faire valoir des droits pour défendre son identité profonde, en sont le meilleur symptôme.

 

 

                 


                                                             

 

 

 

 L’islamophobie et le chat d’Amir Khadir

Au lendemain des commémorations du massacre de la mosquée de Québec, Amir Khadir appelle la population du Québec à un acte de courage face à l’islamophobie qui gangrénerait leur société. «Trouvons le courage d’appeler un chat un chat», écrit-il dans le Devoir du 30 janvier 2018, c’est-à-dire faisons face à la réalité pour nous défaire de la peur fantasmée, irrationnelle, des musulmans. D’accord, allons-y courageusement.

 Amir Khadir rappelle d’abord une réalité brutale: le massacre de la mosquée de Québec par Alexandre Bissonnette. Six morts, 19 blessés, une communauté terrorisée. Une fois évoquée, M. Khadir apaise adroitement la douleur causée par ce traumatisme social: «le Québec tout entier a réagi avec justesse et dignité», dit-il, même les animateurs de radio-poubelles, dont la profession est d’alimenter les ressentiments, auraient démontré de la solidarité pour les victimes.

 Le chat de M. Khadir est bel et bien sorti du sac affublé du mot islamophobie qui, par sa vertu d’anathème, dirait absolument tout des causes de ce massacre, de cette haine, de ce ressentiment délirant. Le ressentiment et la brutalité semblent toutefois ne se trouver que parmi les Québécois dits de souche. Est-ce à dire que la vision du député, pourtant solidaire, est à sens unique? Il insiste: n’occultons pas ce qui nous arrive, la société québécoise de laquelle nous sommes si fiers mérite mieux que le racisme, la xénophobie, la fermeture à l’autre, l’intolérance, le repli identitaire qui nous viennent bien sûr d’ailleurs, inspirés par les Trump et Le Pen de ce monde – l’ADN québécois est naturellement bienveillant. En effet, que nous arrive-t-il, M. Khadir, la parole publique serait-elle à ce point en crise, ici comme ailleurs?

 Il arrive justement que nous craignons de dire qu’il existe, dans l’histoire et dans le monde d’aujourd’hui, un phénomène religieux violent qui s’appelle l’islamisme: l’islam extrémiste, guerrier, conquérant, celui du djihad armé et de l’entrisme social, c'est-à-dire la revendication sans fin d’accommodements religieux et culturels. Dire cela, écrire cela, c’est sans doute être islamophobe aux yeux de M. Khadir. Et la plupart des chroniqueurs, contrairement à ce qu’affirme insidieusement le député solidaire, sont payés pour escamoter cette réalité. Il reste à voir jusqu’à quel point elle est exacte, mais la dénégation orchestrée de l’islamisme au cœur de l’islam empêche non seulement la compréhension de la montée aux extrêmes, pour ensuite la désamorcer en faisant les distinctions qui s’imposent, mais il est fort probable qu’en occultant cette réalité, en refusant d’en discuter, on alimente la haine, les ressentiments qu’on prétend combattre. Et les victimes, comme toujours, seront les personnes innocentes, à commencer par la majorité des musulmans qui ne partagent pourtant pas cette vision extrémiste de l’islam, pas plus que la majorité catholique, chrétienne ou juive d’Occident ne partage la vision d’extrêmes droites qui instrumentalisent leur religion à des fins de doctrines mortifères.

En muselant toute tentative de discussion avec l’accusation d’islamophobie, il est normal que celle-ci soit perçue comme un instrument d’intimidation, parce que c’est ce qu’elle est.

 Pour ne pas occulter l’islamisme, faut-il rappeler le 11 septembre 2001, les massacres de Charlie Hebdo, du Bataclan, de Nice, de Bruxelles, de Boston, faut-il rappeler les exactions d’Al Qaïda en Syrie, en Irak, en Afghanistan, celles de Boko Haram en Afrique, faut-il rappeler l’histoire des Frères musulmans, leur accointance notoire avec l’Allemagne nazie, du Front islamique du Salut en Algérie?

Dans un petit livre récent, L’Impossible paix en Méditerranée, l’écrivain algérien Boualem Sansal décrit sans ambages la situation d’instabilité chronique en Méditerranée, situation qui concerne la planète entière dont le Québec, relié au monde rappelons-le:

 

Plusieurs phénomènes sont aujourd’hui à l’œuvre, qui vont considérablement accroître la sismicité en Méditerranée dont parle Edgar Morin: c’est l’affaissement assourdissant de l’Europe, c’est la montée en puissance et la radicalisation de la Turquie islamiste, c’est la faillite des pays arabes, c’est la mondialisation, qui fait feu de tout bois et détruit les derniers piliers de solidarité traditionnelle. Le résultat premier de la conjonction de ces phénomènes est l’avancée massive de l’islam radical en Méditerranée et en Europe. C’est un nouveau monde qui se profile dans la violence et la douleur. La transformation sera systémique, et donc la violence atteindra des sommets exceptionnels. Ces choses-là ne peuvent pas se faire dans la douceur et la négociation.

 

«L’affaissement assourdissant de l’Europe», c’est aussi ce que l’auteur appelle ailleurs «la société qui murmure», cette société impuissante à affirmer ses valeurs de réflexivité, de liberté, de doute, de laïcité face à la volonté de soumettre l’individu inhérente à l’islamisme.

 Dans ce dialogue avec le psychiatre Boris Cylrulnik, Sansal affirme que la priorité des priorités politiques devrait être de combattre la nhada, «l’éveil islamique», qui ne sera pas stoppé par un langage de rectitude politique. Boris Cyrulnik affirme même, et il n’est pas le seul intellectuel de renom à le dire, que «l’islam modéré est une ruse de guerre»…

Ces deux auteurs connus et respectés sont-ils bernés par la peur et le fantasme, d’affreux chroniqueurs islamophobes bornés et racistes? Comme le seraient l’écrivain algérien Kamel Daoud, le philosophe français Abdennour Bidar, le regretté Abdelwahab Meddeb, tous les libres penseurs de l’islam et de l’Occident qui appellent à surmonter les ressentiments religieux et identitaires pour construire une société pluraliste, non réductible au communautarisme?

 Je suis effaré de constater à quel point nos intellectuels de gauche autoproclamés, tolérants et inclusifs jusqu’à inclure et tolérer l’intolérance et l’exclusion, refusent catégoriquement d’entendre ce que disent les musulmans qui dénoncent l’islamisme, souvent au risque de leur vie. On ne doit alors pas s’étonner que Kamel Daoud, depuis qu’il fut violemment accusé d’islamophobie par des intellectuels dans Le Monde, dise se sentir plus en sécurité en Algérie qu’en France… Que Boualem Sansal affirme que le débat en Algérie sur l’islamisme y est beaucoup plus avancé, ouvert, franc et direct qu’en Europe et sans doute dans les grandes capitales de l’Occident. Dans son article, Khadir nous offre d’ailleurs un exemple trivial de cette dénégation en écartant du revers de la main le témoignage d’une enseignante disant qu’au Québec c’est par des musulmans qu’elle fut agressée et non par des Québécois de souche. Rejet fort méprisant de la part du député solidaire, parce qu’il repose sur un procès d’intention: cette femme ne maîtriserait pas son opinion, car motivée par l’inquiétude de bien paraître aux yeux des Québécois intolérants. Ce refus de créance pour agression ou harcèlement en rappelle d’autres pourtant dénoncer avec force ces temps-ci…

 Pour échapper à l’islamophobie, qui serait une haine aveugle envers tous les musulmans, ne faudrait-il pas commencer par reconnaître le problème de l’islamisme au sein de l’islam, dire et analyser cette réalité pour la contrer, la circonscrire? Cesser de galvauder, tout en les amalgamant, des notions aussi différentes que celles de racisme, d’intolérance, d’inquiétude légitime? Bref, avec Amir Khadir, j’en appelle au courage d’appeler un chat un chat. Mais encore doit-on reconnaître que la nuit, tous les chats sont gris.

 

 

 

                                                        


 


 

 Lettre d'un ami québécois

Réplique à une lettre d’Yvon Rivard parue dans Le Devoir, le 15 décembre 2016

 

Cher Yvon,

J’ai lu avec intérêt ta «Lettre à un ami européen» dans Le Devoir ce matin, qui a le grand mérite de parler de la tragédie syrienne et de chercher des solutions par-delà «les bonnes intentions» humanitaires et l’hypocrisie des dirigeants politiques.

Cela dit, il me semble que tu restes toi-même dans la neutralité que tu dénonces en faisant de cette tragédie un problème de conscience morale au sens trop étroit du terme. Tu suspends en quelque sorte ta faculté de jugement en évitant de nommer les causes de ce conflit, ou même d’essayer de le comprendre en renvoyant dos à dos ceux que tu appelles dans ta délicate ironie les spécialistes, voire les gens intelligents. Le non-spécialiste que tu es, dis-tu, donne raison à tout le monde, à toutes les analyses, même les plus opposées. On ne pourrait mieux décrire la neutralité.

Tu appelles alors l’«enfant» à ta rescousse morale et, comme lui, tu demandes «pourquoi ça?», pourquoi l’enfer syrien? Contrairement à cet enfant que tu invoques ‑ ou comme lui devrais-je dire ‑ tu as bien sûr une réponse qui porte en elle la sincérité et la vérité de l’enfance. De cela, le lecteur sensible que je suis ne doit pas douter.

Pourquoi cette absence de conscience morale que tu déplores? Tu ramènes toute cette faillite morale au problème de la «neutralité» que tu vois au fondement de la laïcité. Nous en avons souvent parlé: je pense que tu confonds la neutralité des valeurs morales, qui est un axiome de l’idéologie libérale (tout le monde est libre de faire et d’être ce qu’il veut tant qu’il se soumet à la loi du marché et au droit privé, c’est-à-dire à la loi de l’argent et de l’intérêt bien compris), et une laïcité républicaine ‑ de la chose publique ‑ , qui, par souci de convivialité, délimite la sphère religieuse sans nécessairement l’exclure. Dans ce dernier cas, nuance importante, il ne s’agit pas d’une affaire de neutralité libérale (la neutralité est-elle neutre?) qui prône la défense individuelle de ses intérêts privés, financiers ou symboliques, mais d’une neutralité religieuse au sens convivial, du «vivre ensemble», notion galvaudée et difficile à définir tellement elle est politique, donc porteuse de conflits. Mais elle est aussi porteuse de solutions.

Cette laïcité conviviale, que Bernard Maris a appelé « la fraternité anonyme» (1), reconnaît, contrairement à ce que tu penses, que les humains ont des passions, des croyances, des désirs, qu’ils ne sont jamais neutres, mais qu’ils peuvent s’entendre si certaines conditions sont rassemblées. La culture, au sens fort, incluant l’éducation et la politique, joue ici un rôle majeur, participe de cette laïcité. Il est vrai que dans une démocratie libérale telle que nous la connaissons, qui conduit à l’indifférence voire à une haine de la vie publique, à l’apolitisme que tu sembles dénoncer, instaurer une laïcité fondée sur la convivialité plutôt que sur le ressentiment, ou l’opportunisme politique, est extrêmement difficile. C’est un peu comme demander à un individu de suspendre son orgueil. Mais ne pas voir cette difficulté, ne pas essayer de la comprendre, conduit, je pense, à l’échec de la pensée, de la morale et de l’action.

Essayer d’être intelligent, de rendre le monde intelligible, sans être spécialiste, n’est pas une tare morale selon moi, ni le signe d’un privilège à l’occidental, comme ton texte le laisse entendre. C’est de penser le contraire qui s’apparente au paternalisme et à l’impérialisme sous toutes ses formes. Prisonnier de la neutralité libérale, tu refuses alors de poser un jugement explicite sur une des causes de ce conflit en Syrie, qui est aussi une des principales causes du malaise évident à l’égard des musulmans confondus avec la revendication identitaire des islamistes: le fondamentalisme religieux qui est l’autre face de l’intégrisme économique. Tu refuses, bien sûr, de situer la tragédie syrienne dans la réalité plus vaste et terriblement concrète d’une crise majeure du capitalisme mondial, qui engage toutes les grandes puissances du monde, y compris celles d’Orient et du Moyen-Orient, entre lesquelles des populations souffrent et d’autres meurent.

Je suis bien d’accord avec toi, nous ne vivons rien ici de comparable à l’enfer que vivent les Syriens et tous ceux qui sont forcés de fuir leurs pays. Personne cependant n’est à l’abri de ce désastre qui a des conséquences multiformes, sinon dans ses chimères de confort et de sécurité. Nous ne sommes à l’abri nulle part dans ce monde transformé en marchandise haut de gamme pour consommateurs triés sur le volet. Mais une fois que nous avons pris conscience de cette catastrophe, et à moins d’envoyer l’humanité au diable ou de croire en une intervention divine pour la stopper, il faut bien faire quelque chose de concret. Nous ne sommes alors plus seulement dans le «pourquoi ça?», question certes fondamentale, mais dans le «quoi faire?».

Enfin, c’est peut-être ce refus d’une vision concrète qui voile ton texte généreux d’une esthétique de l’abstraction: je n’y vois ni ami européen, ni Syriens, ni solidarité avec qui que ce soit, car être solidaire avec tous, c’est être solidaire avec personne.

Bien amicalement,

Gilles

 

1.  C’est dans un éditorial d’un numéro hors-série de Charlie Hebdo que Bernard Maris présentait la laïcité comme « la fraternité anonyme ». On peut également l’écouter s’exprimer sur cette question dans l’entrevue suivante avec Jean Cornil: http://www.souslavouteetoilee.org/2015/07/bernard-maris-la-laicite-ou-la-fraternite-anonyme.html.

 

 

                                                         



 

 

Michel Seymour et le communautarisme: l'ADN a bien meilleur goût

 

 Dans un texte d’opinion paru dans Le Devoir le 6 juillet 2017, le professeur Michel Seymour monte à la défense du communautarisme. Il affirme d’abord, avec raison, qu’il ne faut pas mettre l’ensemble des musulmans du Québec dans une communauté homogène. Son critère pour faire valoir cette hétérogénéité est néanmoins fallacieux: ils viennent de divers pays, dit-il. C’est une évidence, mais ce n’est assurément pas un critère d’hétérogénéité puisque, dans un même pays, la diversité repose sur des questions idéologiques diverses, dont religieuses. En Arabie Saoudite, par exemple, en France, en Syrie, en Angleterre ou au Québec, tous les musulmans n’ont pas la même conception du monde, de l’État, de leur propre religion comme de celle des autres.

 Monsieur Seymour affirme aussi, et c’est infiniment plus grave sur le plan de l’honnêteté intellectuelle, que «les musulmans du Québec n’ont même pas de clergé». Affirmation qui laisse entendre qu’ailleurs dans le monde les musulmans ont un clergé. C’est non seulement faux, mais c’est surtout ignorer la signification théologique et politique d’une telle réalité: l’absence d’Église et de clergé signifie que la parole de Dieu ‒ l’absolu ‒ s’exprime directement, sans la médiation de la parole humaine. Cette conception religieuse, qui est un fait anthropologique élémentaire, suscite heureusement des interprétations différentes et divergentes dans le monde musulman, qui vont de la modération à l’intégrisme le plus violent et conquérant. Il existe même des musulmans, à l’opposé d’islamistes et d’intellectuels de gauche s’exprimant au nom du vivre ensemble, qui défendent avec force le modèle républicain laïque français, Voltaire, les Lumières et certains aspects de la modernité, comme la liberté de conscience. Le regretté Abdelwahab Meddeb écrivait ainsi, dans Pari de civilisation: «La fiction qui attribue la parole coranique à Dieu même a produit un effet cardinal sur les imaginaires. Elle a aussi contribué à la structuration symbolique des sujets, lesquels visualisent à travers le Coran une figure concrète de l’absolu, qui borne et enveloppe le site relatif où se dressent leurs propres silhouettes.» Ignorer cette réalité et ses conséquences, c’est faire injure à ceux qu’on prétend «tolérer». Il n’y a d’ailleurs pas à «tolérer» qui que ce soit, mais à vivre avec tous les individus qui apparaissent dans la société, même dans le «choc des interprétations», pour reprendre l’expression de Meddeb. Encore faut-il que les conditions de ce choc soient aménagées autour de la liberté de conscience et des institutions qui la soutiennent. Ce n’est pas simple, admettons-le.

 Selon le professeur Seymour, c’est en France que se trouve l’origine de la peur du communautarisme – comprendre la peur de l’autre, l’islamophobie, les tares et les torts habituels. Et de nous expliquer les causes historiques de la fermeture séculaire de la France: elle est entrée dans la modernité par les guerres de religion et elle a un passé colonial. Faut-il un doctorat en histoire pour savoir que le passé colonial n’est pas l’apanage de la France? Que l’Angleterre, puissance coloniale et impériale, a plutôt favorisé le modèle multiculturaliste; qu’elle vient d’entrer dans un processus de négociation pour sortir de l’Europe; et que son fameux modèle multiculturaliste pourrait aussi être remis en question, pour le meilleur et pour le pire, mais ici n’est pas la question. Quant aux guerres de religion, il suffit d’ouvrir un livre d’histoire pour découvrir que cet énorme conflit déborde largement les frontières de la France, qu’il s’apparente à un conflit européen, que le facteur religieux fut instrumentalisé par des pays voisins pour affaiblir la France et, ainsi, mieux conquérir le monde.

 Les guerres de religion ont indubitablement joué un rôle important dans la naissance de la modernité et de la civilisation libérale. Des philosophes, des sociologues pensent que cette civilisation repose sur la neutralité axiologique (qui n’est d’ailleurs neutre que dans l’esprit des idéologues du libéralisme), qu’elle favorise l’atomisation de la société, son éclatement en mosaïques communautaires que la mondialisation capitaliste tend à placer en compétition les unes avec les autres. Ce ne sont donc pas des critères étroitement ethniques qui conduisent à des replis communautaristes, comme l’affirme M. Seymour, mais des réalités sociales qui produisent l’atomisation de la société.

On peut alors se demander si l’obsession ethnique ne se trouve pas au fondement même de l’idéologie multiculturaliste, ou interculturaliste, que ces systèmes sont censés combattre, mais sans mettre en question le libéralisme économique et culturel. Invoquer «l’ADN politique du Québec», comme le fait le professeur Seymour, me semble un lapsus éloquent. Davantage qu’une métaphore à la mode, il s’agit de naturaliser son discours. De quoi s’agit-il, sinon de laisser croire que la «nature» du Québec, son «caractère distinct», le place à l’abri de l’histoire, de déterminations sociales qu’on aimerait voir disparaître sous le tapis des bons sentiments?

Entre faire parler l’ADN d’un peuple ou Dieu, quelle différence? Ce langage sans nuance menace non seulement le peuple québécois, mais les éléments les plus civilisateurs de nos sociétés.

 

 

 


                                                                       

 

 Le monde fantôme de Francine Pelletier

 

 

Ce texte a d'abord été publié sur le site web de la revue Argument en août 2022

On y trouvera le texte en format PDF

 

          

  Tu croyais que détruire ce qui sépare est unir. Tu as détruit ce qui sépare et tu as tout détruit. Parce que rien n’existe sans ce qui sépare.

Antonio Porchia, Voix et autres voix.

 

La bataille pour l’âme du Québec : un pamphlet pour la diversité ultralibérale1

 

On aurait espéré en vain un documentaire nuancé de la part de Francine Pelletier sur l’appauvrissement du discours national au Québec, le ressentiment, la laïcité, la diversité sous le régime multiculturaliste canadien. Mais comment s’attendre à une réflexion de bonne foi de la part d’une militante néoféministe qui fait du genou aux Frères musulmans (Mes sœurs musulmanes, 2008), donne la parole à Tariq Ramadan, évite de la donner à des femmes de tradition musulmane opposées au voile, et qui n’a jamais commenté, à ma connaissance, les accusations de viols portées contre ce même Ramadan, la référence intellectuelle de son documentaire de 2008 ? Celui-ci y était appelé en renfort pour dénoncer la société de consommation et l’instrumentalisation de la femme-objet ! Dans La bataille pour l’âme du Québec, le voile prend encore une signification symbolique navrante, à la mesure de l’aveuglement qu’il impose. Et rebelote pour les femmes musulmanes laïques : elles n’existent toujours pas dans le récent opus de Francine Pelletier, qui est avant tout un nouveau réquisitoire contre la laïcité, pour « ses sœurs musulmanes » qui semblent bien être devenues les porte-étendards de sa vision de la liberté et de la pluralité sociale. La banalité du voile, dira-t-on ? Pire : sa fonction émancipatrice.

Dans son documentaire, Francine Pelletier isole la société québécoise de l’histoire récente, notamment de la brutalité extrême de la mondialisation, et cela en dépit des appels militants de ses témoins en faveur de l’ouverture sur le monde tel qu’il va, de la diversité, contre le repli identitaire, etc. Le problème est que le monde réel n’existe pas plus dans son documentaire que dans ce qui serait un « nous » colonisé par une idéologie nationaliste rétrograde fondée sur le fantasme des origines. Comme si ce « nous » n’était pas d’abord et avant tout colonisé par des puissances du technocapitalisme autrement aliénantes, et souvent avec des arguments fallacieusement progressistes : soyez modernes, déracinez-vous, adaptez-vous, désâmez-vous ! Mais rassurez-vous, Francine Pelletier nous livre un message plein d’optimisme : la diversité sauvera notre petit peuple de ce repli identitaire. Que dis-je ? Elle le sauve déjà, malgré et contre ce nous.

Pour elle, ce « nous » est génétiquement hétérophobe quand il n’est pas raciste2. Il s’agit d’un « nous » prenant exclusivement sa source dans un catholicisme ultramontain, toujours menaçant, car il hanterait encore la plupart des esprits tentés par le populisme le plus détestable, manifestation d’une mentalité d’assiégés qui n’attend qu’un signal pour frapper insidieusement. Or ce « nous », historiquement, craint l’immigration, rappelle l’historien des minorités culturelles Pierre Anctil. Dans un formidable raccourci, il n’hésite d’ailleurs pas à établir un parallèle entre ce temps passé de l’ultramontanisme et le nôtre. Le contexte n’est certes pas le même, admet-il, mais ça ne fait rien, le résultat, lui, est identique. Donc, si vous êtes favorable à l’esprit de la loi sur la laïcité, c’est que ce « nous » déplorable vous ronge. Tout le réquisitoire de Mme Pelletier est de cette eau vaseuse.

 

 


 

Si vous pensez que le multiculturalisme est une contrefaçon de la pluralité sociale ou si vous pensez qu’un certain contrôle de l’immigration est préférable pour tout le monde, les natifs comme les nouveaux arrivés, vous êtes un identitaire et un islamophobe, car, dans le pamphlet de Mme Pelletier, il n’y a guère de place pour la nuance. Pour elle, il n’y a aucune différence entre une femme musulmane, une femme musulmane portant le voile dans certaines occasions et une femme musulmane qui milite pour le port du voile islamique jusque dans la fonction publique où elle travaille. Et cela en dépit de ce qu’en pensent des femmes originaires de pays musulmans qui s’inquiètent de la banalisation de l’islamisme radical et de l’instrumentalisation des femmes par celui-ci. En dépit aussi des exactions commises par les djihadistes en Afrique, en Afghanistan comme en Occident. Silence absolu sur les nombreux massacres survenus en France depuis 2015, dont la décapitation récente de l’enseignant Samuel Paty par un djihadiste tchétchène. Je rappelle au passage que l’écrivain David Di Nota a qualifié ce crime d’institutionnel, à cause de l’attitude officiellement suspicieuse d’enseignants et de fonctionnaires de l’éducation à l’encontre de la victime, par crainte d’être suspectés à leur tour d’islamophobie, et ce au mépris des faits3.

Un ami qui me veut du bien, soucieux de la précision des équivalences, me fait remarquer qu’au Québec cinq musulmans ont été abattus à Québec par un tireur motivé par l’islamophobie. Je reconnais que c’est un crime ignoble qui aggrave l’aveuglement. Le décompte vise à prétendre qu’ici ce n’est pas l’islamisme le danger, mais plutôt l’islamophobie. Affirmer cela cependant, c’est ignorer le crime d’honneur commis par Shafia en 2009 (quatre femmes assassinées – le djihad s’en prend d’abord aux siens) ; c’est oublier l’attentat à la base militaire de Sant-Jean-sur-le-Richelieu en 2004 (un mort et un blessé) ; c’est oublier aussi le démantèlement en 2006 d’un réseau qui s’apprêtait à commettre un attentat d’envergure, a-t-on su. Dix-huit personnes furent arrêtées.  Et c’est oublier, enfin, l’affaire de la charia en Ontario qui a forcé le gouvernement à légiférer pour interdire les tribunaux islamistes qui ne semblent pas trop favorables aux femmes, en général. Qu’à cela ne tienne, l’islamisme, s’il faut en croire mon ami, n’existe pas dans nos contrées, n’a jamais existé, n’existera jamais ! Très soucieux de la liberté de conscience, il me fait encore remarquer que c’est une chose d’être opposé au voile, une autre de l’interdire. Remarque intéressante,  mais il faudrait dire ça à Mme Pelletier, à ses sources et à ses défenseurs.  Il est assez troublant en effet d’entendre des historiens et des experts en communication défendre bec et ongle l’inclusion sociale contre la discrimination haineuse, mais exclure de leur analyse tous ceux et celles qui nous mettent en garde contre la signification de courants politiques belliqueux, actifs aujourd’hui dans le monde, mais que recouvre et dissimule le voile de la piété. Il faut dire que la soumission aux lois de la mondialisation, de l’hypermodernité, conduit forcément à percevoir la société comme une addition d’individus privés pourvus de droits plus ou moins abstraits, des monades que représentent des groupes d’intérêt. Malheur à ceux et celles qui ne valent pas la peine d’être représentés au tribunal des droits.

On pourrait suggérer à ces idéologues de méditer d’autres livres que les leurs, qu’ils prennent ainsi un peu de recul face à cet entre-soi qu’ils habitent.  C’est peut-être la condition première pour penser ce « nous », ce qu’il comporte de ressentiment et pourquoi. Le diaboliser sans en saisir les déterminations sociales complexes équivaut à alimenter la peur des autres à travers la haine de soi, à sombrer dans le même travers que lesdits progressistes prétendent combattre.  

Lire Pierre Vadeboncœur, par exemple, permettrait de découvrir, ou de se rappeler qu’il fut à la fois un défenseur passionné de son peuple et un critique non moins passionné de l’appauvrissement spirituel et politique de son élite, en dépit de la sainte Révolution tranquille. Il n’a jamais hésité, rappelons-le, à condamner fermement la gauche officielle,  fallacieusement contre-culturelle, alors qu’elle se faisait complice du pouvoir ou se conformait aux nouvelles industries de la culture. Ses essais sont d’autant plus pertinents qu’il a été un témoin actif du passage de l’avant à l’après-Révolution tranquille, qu’il a lui-même dépassé les idéologies libérale, ultranationaliste, libertarienne, qu’il a dépassé le conformisme de sa classe sociale, de sa génération et de la suivante, celle que feu François Ricard a baptisé « la génération lyrique ».

Pierre Vadeboncœur ne méprisait aucunement la culture populaire souvent séduite par ce qu’on appelle aujourd’hui les sirènes du populisme, mais davantage encore par les mirages de la culture de masse et la société de consommation. Celles-ci sont d’ailleurs infiniment plus dangereuses pour les cultures, minoritaires ou pas, que toutes les vieilles lubies du passé si faciles à déboulonner ‒ l’ultramontanisme, par exemple.  Pierre Vadeboncœur portait haut le sens du dialogue entre l’ancien et le moderne, faculté qui se perd aujourd’hui chez les intellectuels, qui ont plutôt tendance à faire passer l’ancien monde directement à la poubelle de l’histoire. Ce qui, sans qu’ils ne s’en rendent compte apparemment, est la meilleure façon de le faire ressurgir à travers le ressentiment et la fausse conscience. Vadeboncœur, de son côté, fut très sévère pour la culture de masse, culture de l’insignifiance, disait-il. C’est ce qu’il appela en 2000 L’humanité improvisée, un monde dépourvu de repères politiques et spirituels. Les repères spirituels, il faut le préciser, ne sont pas réductibles au religieux chez lui, et encore moins au dogmatisme des Églises, de l’institution religieuse. La question de la foi apparait plutôt comme un « problème », un défi à la conscience, à la sensibilité, à la quête de liberté. La foi, chez les penseurs chrétiens authentiques, est tout le contraire de la tranquillité de l’esprit et du désengagement social. C’est à ce tourment qu’il consacre Essais sur la croyance et l’incroyance. Il y écrit : « Le problème de la foi, positivement ou négativement, n’a jamais été résolu. Ni la question de son contenu. Je n’attache d’ailleurs pas nécessairement le mot foi à la religion dogmatique, mais bien plutôt à l’interrogation anticipatrice4. » L’interrogation anticipatrice…  c’est notamment ce qui lui permettait de percevoir les simulacres mis en scène par la société du spectacle, dont ceux de la contestation extrême ou tonitruante, la mentalité toute moderne et « progressiste » de la table rase, qui est celle du pouvoir.

Dans Un génocide en douce,  il écrivait en conclusion d’un court texte intitulé « Je dois voir double » : « Une politique de gauche décalque la politique de droite, comme par hasard5. » La plupart des textes de ce recueil mettent en lumière le rôle paradoxal de la gauche, sa complicité avec le pouvoir central, qu’il appelait l’empire.  Il attirait notamment l’attention sur le mépris que cet empire et ses sbires vouaient aux détestables Canadiens français, à ce « nous » insoumis en Amérique, comme à toute entité mal adaptée ‒ la véritable insoumission n’a jamais le chic de la bien-pensance ; elle peut être même assez décevante, sans éclats. « Notre situation ressemble à celle d’un homme qui a perdu sa maison dans un sinistre », écrivait-il dans le texte intitulé « Errants sédentaires ». À la fin du même texte, il précise:

 

Pour la première fois nous sommes face à face avec l’immigrant, comme égaux avec lui à tous égards. Pour la première fois donc, il y a ici des hommes sans titres. Dans cette opposition réciproque et sans droit préalable pour quiconque, il n’y a pas de pire prolétaire que celui qui a été spolié, ni de plus promis à la déchéance. Nous passons du premier au dernier rang : c’est ce que nous ressentons dans notre sensibilité prémonitoire. Celui qui descend se prépare un avenir qui va dans le sens de son mouvement. Le premier et le plus fort par son nombre est dès lors le plus faible et le plus vulnérable. Tel est le paradoxe de la dynamique dont nous éprouvons déjà la contrainte. Ainsi travaille la puissance de l’histoire selon les lois insidieuses de la chute des peuples6.

 

Ce face à face avec l’immigrant n’est pas haineux, il est à égalité, lucide et solidaire. Il révèle le déracinement réciproque et absurde, dans un monde sans fondements, qui profite aux cyniques du pouvoir, qu’ils portent les habits de la gauche ou de la droite.

L’essai de Vadeboncoeur fut publié quelques semaines avant l’entrée au gouvernement du Parti québécois. Ô résurrection, avons-nous chanté en cœur, nous, l’immigrant et l’Autochtone : les errants sédentaires. Tout semblait alors possible, dont ce grand « nous » qu’on appelle aujourd’hui inclusif. Mais cet état de grâce allait s’éteindre deux décennies plus tard, le soir du référendum de 1995. Cette défaite mémorable constitue l’angle d’attaque du pamphlet de Francine Pelletier. En soi, il n’est pas faux, mais son interprétation est monologique, anhistorique et sommaire.  Avant d’y revenir, qu’on me permette une autre suggestion de lecture.

En prolongement de la pensée de Vadeboncoeur, il serait judicieux de lire l’ouvrage que Marc Chevrier, L’empire en marche. Des peuples sans qualités, de Vienne à Ottawa. On y lirait l’histoire commentée et analysée du développement d’un appareil de pouvoir qui s’efforce de faire disparaître tout ce qui est étranger à sa raison instrumentale, Québécois, Amérindiens, immigrants insoumis ‒ d’où les peuples et les hommes sans qualités, que Vadeboncœur appelait « errants sédentaires », « sans titre ». Cette histoire remonte au XVIIIe siècle et dépasse largement ce que sera le Canada en 1867 : moins un État d’ailleurs qu’un dispositif colonial appartenant au dominion de l’empire. Dominion comme dans domination. Dominion of Canada7.

Après cette lecture exigeante, pourquoi ne pas faire un crochet par La montée de l’insignifiance de Cornélius Castoriadis, qui décrit notre époque comme celle du conformisme généralisé, de l’appauvrissement de l’idée de liberté et d’autonomie, du sens de l’histoire, de l’action politique remplacée par celle des lobbies ; effondrement du sens critique également, victoire de la société de consommation et de ses gadgets techniques et culturels8. On aurait dès lors une assez bonne idée de ce que rate Mme Pelletier dans son pamphlet, et du fonds de commerce qui sert de pensée à certains des intellectuels, militants et conseillers politiques qu’elle consulte.

L’appauvrissement du discours politique et national, Mme Pelletier l’attribue moins à la défaite du référendum de 1995, qu’à la déclaration intempestive de Jacques Parizeau sur l’argent et le vote ethnique. Interprétation qui n’est pas fausse, mais qui dissimule tout un pan de la réalité historique du Québec et, ce faisant, de son imaginaire national, tout aussi déplorable est-il devenu. Pas un traitre mot de l’aggravation du multiculturalisme canadien dont l’objectif est explicitement de détruire le projet de souveraineté nationale des Québécois en accusant celui-ci d’ethnocentricité, de xénophobie, de racisme.

Rappelons que le multiculturalisme devient une politique officielle défendue bec et ongle par le gouvernement de Pierre Eliott Trudeau dès 1971, soit un an après qu’il ait gratifié le Québec de la Loi sur les mesures de guerre pour régler la crise d’Octobre (il faudrait d’ailleurs voir aussi d’où vint cette crise, comment elle fut alimentée par l’empire représenté par Ottawa ‒ « Just watch me », disait Pierre-Elliott Trudeau, alors premier ministre du Canada.  Il faut aussi rappeler que le Canada est le seul pays au monde à faire du multiculturalisme une loi9.

Il est alors assez incongru d’entendre Mme Pelletier affirmer sans rire : « Le repli sur soi n’est certainement pas unique au Québec, mais ici, il passe par l’imposition de lois particulières. » Il faut bien lire : le repli sur soi existe certes ailleurs, mais il est imposé ici par des lois : au nom de la loi, repliez-vous ! Et quelles sont ces lois ? Loi sur la laïcité, bien sûr (loi molle au demeurant), qui interdit le voile islamique dans la fonction publique. Et puis la loi linguistique, celle qui renforce maladroitement la Loi 101 sans donner du sens à l’usage du français. Dans le collimateur de Mme Pelletier, on trouve aussi, bien entendu, la demande de Québec de rapatrier le pouvoir de légiférer sur l’immigration.

Cette affirmation est démagogique pour deux raisons.

D’abord, parce qu’elle est fausse ; en France, on a adopté une loi contre le séparatisme dont l’objectif est de contrer la tendance de communautés à rejeter les lois et l’esprit de la République, au nom de l’islam surtout. Le port du voile islamique dans les écoles est aussi encadré par une loi, tout comme celui du burkini dans les piscines publiques. Ce qui fait que, en France comme ici, cette loi fut immédiatement attribuée au racisme et à l’islamophobie du gouvernement français.

Cette affirmation est également démagogique pour une raison plus déterminante : s’il est désastreux pour la démocratie et la paix sociale, comme certains le croient, de restreindre les libertés individuelles ou d’encadrer légalement le port des signes religieux,  il faudrait minimalement reconnaître qu’il existe des lois autrement contraignantes, dont celles sur le multiculturalisme qui entrainent une  kyrielle de mesures et d’institutions, lourdes et structurantes (lecture orientée des chartes, lobbies identitaires subventionnés, etc.). Ce chapelet de mesures et d’instances s’égrène pieusement autour d’un vaste et très compliqué domaine juridique. On parle ici de la judiciarisation des enjeux sociaux comparable, comme l’ont bien vu Brewster Kneen et Anne-Marie Voisard, à une tyrannie des droits10, qui elle-même entraîne une démultiplication des lois et règlements, voire, littéralement, une muséification des droits (ouverture à Winnipeg en 2014 du Musée canadien pour les droits de la personne).

Des philosophes et des anthropologues considèrent que ce culte des droits privés est à la source de la société du narcissisme et de l’« obsession victimaire » que nous vivons quotidiennement aujourd’hui, notamment dans les universités.  René Girard affirmait ainsi : « […] aujourd’hui on rivalise à qui sera plus ‘‘victimisé’’ que le voisin ! C’est l’équivalent spirituel de la puissance nucléaire »11. Cette réalité dévastatrice inhérente à l’idéologie multiculturaliste est une injonction inscrite dans la Constitution canadienne. Il va de soi que le dire relève automatiquement du repli identitaire le plus pernicieux. Pour éviter que ces choses soient dites librement, la tyrannie des droits et de la diversité a été logiquement conduite à inventer la cancel culture.

Depuis la défaite du référendum de 1995, frustration et honte marquent donc l’imaginaire national. Nous sommes les seuls responsables de cette défaite, et cette honte est très dure à porter, insiste Gérard Bouchard, se donnant lui-même en exemple. Honte d’avoir perdu par notre faute à nous, Québécois. D’où la mauvaise conscience nationale, mère du ressentiment, des dérapages de politiciens, de journalistes et d’intellectuels. Parmi ces intellectuels, Jacques Beauchemin, bien sûr, mais surtout Mathieu Bock-Côté. Reconnu et souvent détesté pour sa critique de l’idéologie multiculturaliste et du politiquement correct qui l’accompagne, il incarne à lui seul, du moins aux yeux de plusieurs, cette mauvaise ou fausse conscience nationaliste. Nos intellectuels diversitaires oseraient-ils dire la même chose de René Girard ‒ sur cette question précise, s’entend ?  Ces deux-là sont incomparables, me répondra mon ami soucieux de vérités profondes ; Girard a créé une vraie pensée, lui. C’est vrai qu’on atteint plus vite la limite philosophique et politique de la pensée de Mathieu Bock-Côté, mais ne vaut-elle pas n’importe quelle pensée politique libérale, avec en outre un sens critique un peu plus poussé ? Prétendre qu’il appartient à l’extrême droite est de ce point de vue une aberration somme toute assez comique. Comme d’autres, M. Bock-Côté est devenu une bête médiatique invitée à toujours mordre le même bâton. Le problème est plutôt qu’il surnage dans une doctrine libérale dont il ne s’arrache jamais vraiment, sauf à défendre certaines institutions culturelles contre la doctrine multiculturaliste, notamment canadienne. C’est une chicane intestine : nationalistes libéraux contre libéraux multiculturalistes, dont les multiculturalistes qui se prétendent de gauche ou de l’extrême gauche. Or ces institutions culturelles qu’il défend n’ont aucune chance de se développer dialogiquement, sans une critique radicale ‒ ce que Vadeboncoeur appelle « l’interrogation anticipative » ‒, de l’économisme, du culte de la croissance technologique orchestré par des experts soumis aux seules exigences de leur technique. L’empire, ce n’est pas seulement le politiquement correct, c’est aussi ça ; c’est même surtout ça.

C’est d’ailleurs ce que n’ont jamais compris non plus les grands bonzes du PQ et les défenseurs de l’idée d’indépendance en général, des technocrates libéraux pour la plupart, des avocats et des économistes, des négociateurs au service des grandes entreprises tel Lucien Bouchard. Autrement dit, des experts au service de l’empire qu’ils prétendent non pas combattre, mais mieux gérer grâce à des leviers plus administratifs que politiques. Il faut bien le dire, le peuple n’est plus, aux yeux de ces experts, qu’un marché dont la fonction est de produire, consommer, s’adapter aux nouvelles technologies à la vitesse de leur croissance. Il reste libre d’obéir, bien sûr, de porter les costumes et les apparats qu’il veut, qui conviendront à sa croyance, à son life style, dont il pourra changer à sa guise ‒ ce à quoi notre régime politique réduit la liberté. Mettre en place, par exemple, un vaste programme d’ingénierie sociale qui passe par les fusions municipales, c’est-à-dire la centralisation de services publics essentiels sans consultations publiques véritables, et défendre la culture d’un peuple, est une contradiction dans les termes. La culture d’un peuple ‒ son âme, dirait-on pour faire spirituel ‒,  est inséparable de son enracinement dans le quotidien, sa manière d’habiter le paysage qui n’est pas un décor. Voyez ce que sont devenues les régions du Québec : les plus riches sont des centres de villégiature, de services et d’attractions touristiques ; les plus pauvres sont désertées ou hantées par leur population assistée : fermeture des écoles, des bibliothèques, des lieux de rencontre, des résidences pour personnes âgées, des lieux de cultes, désertion des jeunes, isolement des régions.

La disparition des villages, que contournent les autoroutes convoyant touristes et marchandises, est d’une infinie tristesse : la dévastation de l’âme d’un peuple et de son pays se manifeste concrètement dans cette réalité imposée par les managers. Les régions du Québec, comme partout dans le monde, sont menacées par ce que l’anthropologue Marc Augé appelle des non-lieux, ces espaces désertiques essentiellement fonctionnels12. Ils sont là en attente de plus grands désastres, d’un projet de développement immobilier ou touristique, d’une mine, d’un entrepôt Amazon ou de serveurs informatiques, d’une centrale nucléaire contrôlée par des algorithmes, ou encore d’un train de produits toxiques susceptible de dérailler et d’exploser en plein village par une chaude soirée d’été ‒ plus efficace destructeur que n’importe quel attentat terroriste. On pourra dès lors, sur ces décombres, ériger un site touristique et commémoratif attrayant, éducatif, s’adressant aux jeunes familles, avec reconstitution de la catastrophe grâce aux effets spéciaux dans lesquels on excelle au Québec. Le spectacle serait produit par le Cirque du Soleil avec un montage financier privé et public (surtout public). Des kiosques animés par des jeunes motivés nous rappelleront l’urgence de planter des arbres, de manger bio, de défendre la diversité, et pas seulement écologique. On peut alors légitimement se demander : l’indépendance pour quoi faire, et vis-à-vis de quel empire ?

Si, comme l’affirme Jean-François Nadeau, l’idée souverainiste des années 1970 et de René Lévesque portait un projet politique de dépassement de soi, on ne peut pas dire qu’il en a lui-même retenu la leçon. Lui qui reprenait à sa façon la logique du blasphème contre ses « amis » de Charlie Hebdo abattus par les djihadistes en 2015 pour leurs opinions sur l’islamisme violent: mieux vaut se la fermer13. C’est d’ailleurs ce que font d’innombrables journalistes ou profs aujourd’hui, quand ils ne hurlent pas avec les loups.

Selon le militant Pierre Céré, la charte des valeurs fut une tragédie. « La charte des malheurs », comme l’appelle en rigolant Dina Husseini, militante également. Cette charte m’était aussi apparue comme une triste farce, une parodie de la Charte des droits et libertés, qui est elle-même une parodie des droits fondamentaux ‒ qui viennent avec des responsabilités (Simone Weil14). Selon moi, la « tragédie » commence en amont cependant, dans le désastre que nous habitons tous aujourd’hui, qui n’a rien d’une abstraction et qui trouve des déterminations bien antérieurement aux curés ultramontains transformés depuis lors en chantres de la religion du progrès. Il y a plus d’un demi-siècle, Günther Anders décrivait déjà l’obsolescence de l’homme et de la majeure partie de ce que fut la culture dite humaniste. Observations semblables chez le sociologue Jacques Ellul qui insista sur l’illusion politique et la disparition de la liberté dans la société technicienne dont la valeur-mère vise à ne jamais ralentir la machine : injonction  à consommer, à produire, à se divertir et à se soumettre à la croissance illimitée des nouvelles technologies, au nom de la sécurité et de la liberté individuelle qui, en retour, consiste à répondre à son désir de consommer inculqué par les experts en propagande publicitaire, confondue souvent avec la culture. Il existe une loi sociologique, rappelait Ellul : quand tout le monde est d’accord pour revendiquer une valeur, c’est qu’elle a disparu. Ainsi en va-t-il de la diversité, comme de la culture en général. Or la disparition des valeurs et leur contrefaçon, tels des zombis, alimentent le désastre tout autant que le ressentiment.

C’est donc le désastre qu’il s’agit aujourd’hui d’habiter, désastre qui nous précipite tous, qui que nous soyons, les uns sur les autres, détruisant l’intervalle vital entre les personnes et les peuples, la vie privée et la vie publique, l’action et la contemplation. Qui détruit ce que H. Arendt appelait l’entre-deux, cet espace où l’humanité se crée par ses œuvres et sa parole, surtout. Distanciation qui rend le monde habitable. L’intervalle produit par la culture au sens fort du terme, et qui la produit. C’est ce que Marc Augé appelle la condition humaine en partage15. Il existe des « conditions » au partage de la condition humaine : faire en sorte que tous aient les ressources vitales pour vivre dans ce désastre et, qui sait, l’atténuer ‒ autrement qu’avec la technologie nihiliste du transhumanisme, s’entend. Parmi ces conditions essentielles, outre le gîte et la nourriture, il faudrait inclure le temps de vivre qui n’est pas celui des processus techniques ni de la raison touristique ou l’hyper mobilité que commandent les managers. Belle illusion. Mais la toute première de ces conditions serait de reconnaître le désastre que nous habitons et qui nous habite. On peut alors, sur ce critère, affirmer que le dernier documentaire de Mme Pelletier échoue lamentablement.

Univoque, clos et manichéen, le regard de Mme Pelletier sur le nationalisme québécois ne dépasse pas le pamphlet local, car le monde tel qu’il va en est exclu. Par la démagogie de ses images, elle associe spectaculairement les manifestations xénophobes du groupuscule Storm Alliance aux manifestations pour la laïcité et à la CAQ auxquelles elle oppose le fleuve majestueux de la diversité.  Répétons-le : cette démagogie ne nous dit rien de la réalité, ne peut que renforcer le ressentiment des uns et des autres.

Francis Boucher, essayiste et expert des communications politiques, évoque dans ce documentaire les passions tristes de Spinoza qu’il attribue au nationalisme ethnique. Doit-on en conclure que Mme Pelletier échappe aux passions tristes ? Non. En voulant se déprendre d’une idéologie, la cinéaste entretient un point de vue tout aussi marqué par le ressentiment. Mais selon elle, malgré ce nationalisme identitaire qui empoisonne le Québec, qui s’étalerait sans partage dans les médias,  la diversité telle qu’elle la conçoit est là pour sauver l’âme du Québec : « Petit à petit, le Québec est en voie de s’ouvrir à nouveau sur le monde, déclare la réalisatrice pour conclure son film. Le changement est dans l’air, la diversité aussi. L’âme du Québec, loin de disparaître, s’élargit. » Des images aériennes du Saint-Laurent, plutôt sombre, représentent l’élargissement vers le large, peut-être vers une eau plus claire. Le problème, c’est que le monde, le large, est inexistant dans cette réalisation. En conséquence, le fleuve de la réalisatrice symbolise davantage la liquéfaction du monde, son effacement, qu’un ressourcement dans ce que Vadeboncoeur appelait l’interrogation anticipatrice. La vision de Francine Pelletier est celle d’un monde fantôme habité par des gens condamnés à l’errance, des monades, les particules élémentaires d’un chaos animé par des techniques, dont celles du droit abstrait.

Peut-on aujourd’hui envier, comme Hannah Arendt dans La tradition cachée, celui qui n’a pas de patrie ? Ou rêver d’appartenir à un peuple paria, constitué d’errants sédentaires, comme le regrettait Pierre Vadeboncoeur ? Peut-être ne doit-on rien regretter. H. Arendt évoque dans son livre les grandes vagues de migration du XIXe siècle, qui ont frappé le peuple juif d’abord, mais aussi la plupart des peuples d’Europe. « Ainsi les réfugiés de tous les pays souverains chassés de pays en pays, devinrent-ils l’avant-garde de leurs peuples. Les citoyens du monde du XIXe siècle sont devenus, à contrecœur, au XXe siècle les voyageurs du monde. On devrait rester conscient de cette tradition. Car le sentiment d’infériorité que nous avons développé est diamétralement opposé à notre signification politique16. » Observation qui demande réflexion, mais en est-on capable aujourd’hui ? Quelle est la signification politique de ces parias chassés d’Europe ? Chassés de partout en fait. Qui n’est pas un déraciné en ce monde ? Quel peuple est-il en mesure de résister à la colonisation des esprits par les nouvelles technologies du nihilisme ? Les nations les plus puissantes courent le plus grand danger quant à leur humanité. De tout temps, les civilisations s’inventent sur des ruines, des fragments de traditions, bonnes et mauvaises. Dans une société sans qualités, se passionner pour la création de ce que la grande théoricienne politique appelait des milieux culturels relève du degré le plus élevé du sens de la politique et de l’histoire. C’est ce qu’elle appelait dans La crise de la culture le tendre souci pour le monde, attitude opposée à la volonté de dominer le monde, de le posséder17. Ces milieux culturels ne sont pas des communautés repliées sur elles-mêmes à la manière des lobbies (religieux, identitaires, politiques ou financiers) au service de l’empire, mais des communautés d’individus soucieux de créer des intervalles, des entre-deux où peut naître une parole dialogique incarnée dans un temps et dans un lieu qui permet la création d’un sens commun ‒ d’un pays ? Sans une référence, une racine, sans un « nous » ancré dans une patrie ou une nation, il ne peut tout simplement pas y avoir d’intervalle, d’entre-deux, de multiple ni de commun. Pas de passion pour le monde, mais plutôt une passion pour ses intérêts dictés par le conformisme. Car telle est la pluralité sociale : racines et intervalles. C’est dire qu’il n’y a pas de démocratie, de liberté, de joie, sans tourments. La difficulté, que les pauvres gens connaissaient peut-être d’instinct, consistait à être à la fois voyageur, étranger, et hôte. La démesure du monde ne le permet plus librement ; elle l’impose, mais à quel prix ? Il faudra autre chose que de l’idéologie produite par l’empire du Bien pour rétablir les conditions de cette humanité.

Encore un petit effort, jouons de l’intervalle. Dans son magnifique essai sur le ressentiment, Ci-gît l’amer, la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury fait cette remarque politique judicieuse qui s’adresse à quiconque, partout dans le monde, a le souci de penser, créer, vivre parmi les autres :

« Il existe bien sûr des individus résolus idéologiquement, des intégristes, mais ils sont extrêmement peu nombreux et ne seraient pas si difficiles à contrer si la masse lâche n’était absente. Ils pourraient donner l’impression d’ailleurs de sublimer leur ressentiment, ce qui est théoriquement impossible. […] Ou alors, ils sont habiles à mentir quasi parfaitement, ils ont atteint un tel faux self qu’ils ne savent plus distinguer la vérité de la mauvaise foi. Ils se parent de vertu, donnant au mal l’allure d’un bien supérieur18. »

La réalisation de Mme Pelletier, en faisant abstraction du désastre qui est maintenant notre maison, ne permet malheureusement pas de guérir du ressentiment que comporterait ce « nous » suspect de se complaire dans la position à « je-nous », comme la plupart des peuples errants et sans qualités. Mais soumis à quoi au juste, à quel empire ?







[1] Radio-Canada, https://ici.tou.tv/bataille-pour-lame-du-quebec

[2] Albert Memmi a proposé la notion d’hétérophobie dans son étude sur le racisme. Celle-ci désigne la peur de l’autre, quel qu’il soit. Cette peur n’est pas toujours motivée par le racisme, qui comporte un degré de peur et de haine singulier.

[3] David Di Nota, J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty, Le cherche midi, 2021.

[4] Pierre Vadeboncoeur, Essais sur la croyance et l’incroyance, Bellarmin, 2005, p. 15.

[5] Pierre Vadeboncoeur, « Je dois voir double » dans Un génocide en douce, L’Hexagone/Parti pris, 1976.

[6] Ibidem, « Errants sédentaires » p. 20-29.

[7] Marc Chevrier, L’empire en marche. Des peuples sans qualités, de Vienne à Ottawa, PUL, p. 332-333. Au début du XXe siècle, le grand romancier Robert Musil ‒ source d’inspiration pour M. Chevrier  ‒  a bien vu la grande fête de la modernité triomphante, l’insignifiance culturelle ou le conformisme qu’elle produisait déjà dans les salons de Vienne et des grandes capitales d’Europe (cf. L’homme sans qualités, tome 1 et 2, Éditions du Seuil, 1982).

[8] Cornélius Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV, Éditions du Seuil, 1996.

[9] https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/loi-sur-le-multiculturalisme-canadien.

[10] Brewster Kneen, La tyrannie des droits, préface d’Anne-Marie Voisard, Écosociété, 2014.

[11] René Girard, Quand ces choses commenceront…Entretiens avec Michel Treguer, Arlea, 1994, p, 113.

[12] Marc Augé, Non-lieux : Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Gallimard, 1992.

[13] Il faut rappeler qu’au lendemain du massacre des journalistes de la revue satiriste Charlie Hebdo, le chroniqueur du Devoir réussissait le tour de force de célébrer le courage et le talent des caricaturistes, dont celui de « l’ ami Charb »,  tout en insistant sur ce qui aurait été une tendance islamophobe lourde de la revue. Plus grave encore, cette islamophobie tendancieuse aurait été motivée par des soucis bassement financiers, le besoin d'augmenter les revenus de la revue. Dans sa chronique très inspirée,  Nadeau  parvenait également à faire le lien entre le djihad violent et l’ultramontanisme qui exista au cours de l’histoire du Québec.  On comprend dès lors que si, dans l’esprit du chroniqueur du Devoir, l’islamisme meurtrier en 2015 à Paris signifie la même chose que l’ultramontanisme de jadis au Québec, il est difficile de comprendre quoi que ce soit au rôle des intégrismes dans le développement des guerres de religion et aux paradoxes de la modernité triomphante. Et que dire de son sens de l’amitié ? Le massacre avait eu lieu la veille de son article !  Reconnaissons-lui le courage d’avoir écrit ce qu’il pensait (Le Devoir, 8 janvier 2015 https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/428361/bete-et-mechant) ?

[14] Simone Weil, L’enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Gallimard, 1949.

[15] Marc Augé, La condition humaine en partage, Éditions Payot & Rivages, 2021.

[16] Hannah Arendt, La tradition cachée. Le Juif comme paria, Christian Bourgois éditeur, 1987, p. 54.

[17] Hannah Arendt, La crise de la culture, Folio essais, 1972, p. 271

[18] Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Gallimard, 2020, p. 194.