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samedi 13 février 2021

Raciste Ducharme?

                               L'équivoque contre le politiquement correct

 

 

Ce n'est pas d'hier que le politiquement correct fait des ravages, sauf que les choses se sont aggravées et s'aggraveront encore, parce qu'il est le produit d'une idéologie marchande, technique et juridique, alimentée à la doctrine du multiculturalisme: fantasme de croissance, de mouvements, de transformations illimitées, d'humains interchangeables et amovibles (comme les pièces d'une mécanique, aussi écolo serait-elle) à l'infini.

Dans un livre d'entretiens paru en 1994, René Girard notait que la rivalité victimaire (le bénéfice symbolique à se présenter comme victime), au fondement du politiquement correct,  qui sévissait il y a longtemps déjà sur les campus américains et dans divers milieux culturels, était l'équivalent, sur le plan spirituel, de la puissance nucléaire (Quand ces choses commenceront, p. 113). 

On voit bien cette puissance de destruction à l’œuvre aujourd'hui : la destruction des livres, de la pensée, de la culture, du second degré. On voit bien cette terreur s'exercer dans la médias, dans les universités, les institutions d'enseignement en général, dans les maisons d'édition, voire dans nos esprits. 

Les enseignants sont terrorisés, suppriment des pans entiers de leur cours, adoptent des points de vue relativistes qui font place en fait aux discours extrémistes. Comprendre ici la revendication de groupes d'intérêts : lobbies religieux, ethniques, identitaires. C'est le règne de Maître Patelin dans un univers où les étudiants sont appelés à être des clients, des consommateurs de compétences : on se paie une formation, une place dans la société, une pseudo-identité (sans histoire, déracinée, artificielle), comme on commande un gadget chez Amazon, une application chez Google ou Apple. Et, en prime, une petite histoire en cinquante épisodes chez Netflix.

 Le client-enfant-roi a toujours raison : voilà une bonne façon de faire disparaître toute pensée complexe, difficile à avaler, de l'Éducation, de la Culture. Ce qui se perd dans cet esprit sans esprit, c'est le deuxième degré, la distance, ce que Hannah Arendt appelait l'entre-deux, c'est à dire la passion de la culture, du penser-ensemble, de l'agir-ensemble dans le monde et sur le monde. 

Attention au retour du balancier, qui ne tardera pas à venir: ce sera pire encore. On verra alors quelle était la véritable fonction ce politiquement correct : faire disparaître la passion pour le mystère de la vie, la magie, l'équivoque, le jeu, le Nez Qui Voque, comme l'appelait Réjean Ducharme, qui va bien au-delà d'un amusant jeu de mots.

En 2005 déjà, L'avalée des avalés faisait l'objet d'une mise en accusation pour racisme et antisémitisme. Voici le texte que j'avais écrit sur cette affaire édifiante, que Le Devoir avait eu l'amabilité de publier. Je n'en changerais pas un mot. Ducharme est-il plus lisible qu'il l'était déjà? L'a-t-il vraiment été?

 

 

Cliquez sur l'image pour lire le texte dans Le Devoir

 Lors du «Combat des livres» du 16 mars (à l'émission Indicatif présent de la radio de Radio-Canada), Alain Lefebvre a soutenu que certains passages de L'avalée des avalés, de Réjean Ducharme, étaient racistes et frôlaient l'antisémitisme. Le pianiste en a remis en établissant un parallèle entre le roman et Mein Kampf, ouvrage de propagande haineuse qui appelait au meurtre des Juifs et de tous ceux qui menaçaient l'idée du monde que s'en faisait son pitoyable auteur, Adolf Hitler.

C'est donc une accusation terrible de comparer L'avalée des avalés au programme du national-socialisme. Ce roman de Ducharme, a soutenu Lefebvre dans sa dénonciation, «ne passe pas en 2005». Consternés, l'animatrice de l'émission et ses invités ont protesté en invoquant la licence poétique et l'époque. Ces arguments ne sont pas très convaincants car la licence poétique et l'époque ne peuvent pas légitimer des valeurs racistes et antisémites.

Alors, L'avalée des avalés est-il oui ou non un roman raciste, antisémite et nazi? C'est une accusation grotesque et loufoque, certes, mais c'est aussi une affirmation outrageante pour les lecteurs de Ducharme, accusés de facto de sympathies nazies. Sympathies inconscientes de surcroît puisque, à ma connaissance, personne n'a jamais défendu cette opinion. Et avec raison puisque L'avalée des avalés exprime exactement le contraire.

Refus des mots d'ordre

Tout l'œuvre de Ducharme, depuis L'avalée (Gallimard, 1966) jusqu'à Gros mots (Gallimard, 1999), est une parodie et une satire des discours édifiants et des rhétoriques de mobilisation, qu'il s'agisse des doctrines politiques ou des croyances religieuses, des esthétiques littéraires et artistiques, des stéréotypes identitaires, sexuels, ethniques ou culturels.

S'il y a un thème que Ducharme explore d'un roman à l'autre depuis 40 ans, c'est celui du refus de croire, de se plier à des mots d'ordre, toutes idéologies confondues. D'où des narrateurs hors normes, déclassés ou marginaux, qui explorent l'audace et le désespoir de l'être singulier, sa solitude, sa rage et sa quête de l'autre. Des narrateurs qui font reculer les limites du langage, bombardent les clichés et les lieux communs des bien-pensants par l'ironie, la dérision, la farce, les jeux de mots et l'imitation littéraire. Pratique romanesque qui vaut à Ducharme tant l'admiration que le dénigrement.[...]

Mais qu'en est-il, schématiquement, de L'avalée des avalés?

Dans le roman

Bérénice Einberg, la narratrice, mène un combat épique contre le monde et contre elle-même pour récupérer l'amour de son frère, Christian. Ce combat débute dès l'enfance contre sa mère catholique, Chamomor, et le père juif, Mauritius Einberg. C'est que les deux parents, en guerre l'un contre l'autre, ont convenu de se partager les enfants: Christian ira à la mère, Bérénice au père.

Bérénice mène son combat contre l'endoctrinement à la religion hébraïque, dans sa version fanatique, et contre le sentimentalisme, l'institution familiale et amoureuse, les beaux souvenirs, sa propre mélancolie, etc. Mais le monde résiste à la volonté de puissance de Bérénice, et le temps n'arrange pas les choses chez Ducharme.

Ainsi, parvenue à l'âge de tenir une arme, Bérénice est envoyée en Israël pour combattre les Syriens. Mauritius Einberg semble l'emporter et, à travers lui, tous les fanatiques en manque de héros et de martyrs, qui manient l'invocation divine comme d'autres des fusils automatiques: «J'ai cru à Yahveh pendant deux jours et j'en ai eu plein mon casque. Avec moi, les illusions ne sont pas têtues. Si le fusil dont m'a chargée cet Israélite m'avait été donné par un Syrien, je humerais avec autant de volupté l'odeur âcre que la balle arrache au canon en s'élançant. Raser une mosquée pour ériger une synagogue, c'est du va-et-vient giratoire rotatif tournant. Tous les dieux sont de la même race qui s'est développée dans le mal qu'a l'homme à l'âme comme des bacilles dans un chancre. Se battre pour une patrie, c'est se battre pour un berceau et un cercueil, c'est ridicule et faux, ça sent l'excuse pourrie. Le seul combat logique est un combat contre tous. C'est mon combat.» (Gallimard, pages 244 et 245.)

Un lecteur de mauvaise foi ou inattentif pourra toujours voir dans ce roman de l'antisémitisme et, ne soyons pas raciste, de l'anti-arabisme, qui est encore de l'antisémitisme. Avec un peu d'imagination toutefois, on peut y voir aussi une métaphore de n'importe quel patriotisme, y compris québécois... Il ne faut pas confondre la satire de Mein Kampf avec son éloge, la critique de l'instrumentalisation de la religion avec des propos dirigés contre une ethnie.

Pour soutenir son accusation de racisme, le concertiste évoque l'«horloger de race nègre», personnage fantaisiste et improbable qui tire de ses poches d'innombrables horloges, comme d'autres tirent des lapins de leur chapeau, et qui «[...] rit comme tous ceux de sa race, c'est-à-dire comme un enfant » (page 235). Cet énoncé, selon M. Lefebvre, serait raciste... Comment démonter un tel argument, sinon en l'invitant à relire le roman, ce passage du moins, et peut-être à faire quelques incursions du côté d'Aimé Césaire, qui revendiquait la négritude en 1966, de Blaise Cendrars ou de je ne sais trop quel horloger de race nègre qui joue avec le temps et qui rit comme un enfant — pas «un demeuré», comme a lu Alain Lefebvre.

Ducharme, raciste et antisémite? Autant dire qu'Éric Satie composait des marches militaires... Et le roman est-il lisible en 2005, alors que les guerres de religions sont exacerbées et que les machines à faire croire sont affamées de martyre? Ni plus ni moins, comme tout roman exigeant.

 

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