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lundi 13 janvier 2025

Dialogues dans une tempête*

 

 Retour sur l’affaire Jutra : Onze jours en février, un documentaire de Jean-Claude Coulbois

 

Ce fut un Vaisseau d’Or […]
Hélas ! Il a sombré dans l’abîme du Rêve !

Émile Nelligan

 

Dans ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui l’affaire Jutra, dont rend compte admirablement le film documentaire de Jean-Claude Coulbois, Onze jours en février (1), c’est un euphémisme de dire que le ressentiment de la foule s’est vite emparé des esprits. Quelques paragraphes dans la biographie de Claude Jutra par Yves Lever (1942-2020) alléguant la pédophilie du réalisateur, relayés par des médias et des réseaux sociaux déchaînés, ont soulevé une tempête qui conduisit à un véritable naufrage. Le naufrage de quel vaisseau au juste, de quel équipage ?

Il faut rappeler, comme le fait le cinéaste Denys Arcand dans le documentaire, que Claude Jutra est l’un des quatre pères du cinéma au Québec, autant dire de la modernité québécoise ‒ pour le meilleur et pour le pire (2). Et qu’il fut un modèle pour plusieurs, voire un héros pour certains. Selon Lucette Lupin, assistante-réalisatrice à l’origine de l’initiative qui rendit possible le gala Jutra et la création de la sculpture de Charles Daudelin en hommage au cinéaste, Claude Jutra faisait l’unanimité dans le milieu. Véritable encyclopédie vivante de l’histoire du cinéma, il était cultivé, curieux de tout, généreux, conseiller pour tout le monde. Il est aussi le réalisateur de quelques films remarquables, dont À tout prendre (1963) et Mon oncle Antoine (1971), considéré, à tort ou à raison, comme le plus grand film canadien. Dans sa biographie, qui ambitionne de trouver l’homme derrière le mythe, Yves Lever admet n’être un admirateur ni de l’homme ni de son cinéma. Il signale plusieurs projets avortés, des échecs qui ont fait dire à certains que sa réputation est surfaite (3). Lever découvre un narcissique généreux (?!), mais aussi un homme mystérieux, secret, nostalgique de son enfance privilégiée, fasciné par les enfants, obsédé par la liberté et par son image de provocateur. Claude Jutra, sous ses allures de dandy libertaire, était un séducteur tourmenté, dont la timidité contribuait à son charme irrésistible. Tout être humain ‒ rappelons-le ‒ est profondément ambivalent et comporte des zones d’ombre et de lumière. Un côté de l’être éclaire et obscurcit l’autre. La foule revancharde, elle, ne se demande pas de quel côté se trouve l’œuvre : tout doit être anéanti au plus vite. Et ce tourment, c’est ce à quoi nous conduit à réfléchir le film de Jean-Claude Coulbois, pourrait bien être le nôtre : nous, ce peuple incertain et indécis, né du déracinement, de la tempête du progrès, pour paraphraser Walter Benjamin.

 

 

Cliquez sur l'image pour voir la bande annonce de Onze jours en février.

 Le procès en vitrine

Sur une eau sombre, des lumières colorées se soulèvent au gré des vagues, jouent sur l’abîme du rêve. Ce sont les premières images du film qui se développeront, se transformeront en bourrasques autour d’une question que pose d’entrée de jeu Thomas Vamos, cinéaste, collaborateur et ami de Claude Jutra : pourquoi toute cette affaire ? Visiblement bouleversé par le lynchage médiatique qui s’est déroulé du samedi 13 février au mardi 23 février 2016, il amorce une réponse en rappelant que les films signés par Jutra sont des créations collectives qui engagent des artistes, des artisans, des acteurs, une multitude de collaborateurs, de professionnels, d’amis. Et tout un public d’admirateurs qui va bien au-delà des salles, des générations. Il s’agit de mémoire collective, de l’histoire d’un peuple, de l’institution d’un imaginaire collectif et individuel, comme le rappelleront chacun à leur manière les témoins du film.

Thomas Vamos, visiblement bouleversé et inquiet, rappelle ses origines hongroises et les méthodes terriblement efficaces de deux grands totalitarismes qu’il a bien connus : le nazisme et le stalinisme. La disparition des indésirables se faisait en trois temps, raconte-t-il : délation, arrestation, exécution. C’est aussi ce qu’on appelait les procès en vitrine. Le dispositif de propagande, fondé sur la terreur, consistait à exposer la brebis galeuse à la foule véhémente, bien cadrée et encadrée par la « vérité » indubitable du régime. Vamos fait une distinction importante entre la dénonciation d’un crime, d’une injustice, qui vise à rétablir une forme de vérité, et une délation anonyme qui, très souvent dit-il, ne sert qu’à soulager le délateur tout en sauvegardant le mensonge du régime érigé en vérité absolue. Vamos retrouve cette efficacité aveugle dans l’affaire Jutra, dans une société qui, pourtant, se pique de démocratie libérale, de tolérance, d’ouverture à l’autre. La délation ici, il faut le souligner à gros traits, ne se trouve pas du côté des victimes présumées de Jutra, mais de l’appareil politique et médiatique qui alimenta la rumeur jusqu’à poser le geste extrême que l’on sait : faire disparaître le nom de l’homme en s’efforçant de salir l’œuvre à jamais. Contrairement à ce qu’on a pu répéter dans les médias, personne dans le documentaire ne cherche à défendre la pédophilie en réhabilitant le nom de Claude Jutra (4). Tous cependant exigent un peu de dignité permettant de distinguer une chose de l’autre, l’homme de l’œuvre. Une deuxième mort pour Jutra, disparu dans les eaux glacées du fleuve Saint-Laurent en 1986, était-elle nécessaire, demande Thomas Vamos ? Et nécessaire pour qui ?

Bourreau et victime : dialogue avec un mort

Musique en pointillé. Obsédante. Petite musique funèbre qui martèle la même note, très efficace, comme le fut la rumeur « des marins profanes » qui précipitèrent le nom du cinéaste Claude Jutra dans « l’abîme du rêve ». Que reste-t-il de lui dans « la tempête brève ? Dégoût, Haine et Névrose entre eux disputés. » Émile Nelligan, pourrait-on croire, a écrit ces vers en prophétisant l’exécution de Jutra. Des vers murmurés par le comédien Dany Boudreault, un poème comme des paroles intimes transmises d’une nuit à l’autre. Les morts enterrent les morts, les exhument au cours de leur sommeil profond quand ils rêvent de nous. Des images de la fonderie ‒ métaux liquides servant à la fabrication de la sculpture de Charles Daudelin et des prix Jutra ‒ alternent avec celles de la sculpture arrachée de son socle, de son parc, morte, recouverte d’un linceul, qu’on s’apprête à inhumer, à ranger dans les entrepôts du régime. Pitoyable convoi funéraire, sans personne d’autre que l’opérateur du charriot.

Le témoignage de Dany Boudreault est important à plus d’un titre. Témoin de la jeune génération, postlyrique de plusieurs décennies, son regard sur toute cette affaire est aussi celui d’un artiste, d’un poète. À tout prendre fut un choc pour lui quand il le vit pour la première fois à 17 ans. La composition du film, la liberté du regard sur le thème de l’amour, surtout. Que l’homosexualité soit montrée dans un film québécois du début des années 1960 comme ayant la même valeur qu’un amour entre un homme et une femme a fait de Jutra un allié à ses yeux. « Je trouvais ça hyper subversif », dit-il. Les allégations de pédophilie ne le laissent évidemment pas indemne, étant lui-même un enfant agressé sexuellement. Que peut une cour de justice dans un tel cas, puisque le crime survient dans l’intimité, sans témoins ? Ce ne sera toujours qu’une parole contre une autre. La présomption d’innocence certes, mais elle ne règle rien du tout, surtout pour la victime ‒ si tant est qu’une victime ne sommeille pas aussi au cœur de l’agresseur. Autrement dit, il y a deux scènes, sinon trois, où se joue la parole : celle de la cour, celle de la place publique et celle de la culture, dans ce que la culture a de symbolique, d’impersonnel, d’atemporel. Il ne s’agit donc pas de taire ce qu’on ne peut pas dire, pour paraphraser Ludwig Wittgenstein, mais de le dire en substituant l’élucidation à l’anéantissement. En substituant le temps et la patience à la vitesse et l’efficacité de l’exécution.

Cette affaire, qui surgit en 2016, marque les débuts du mouvement #metoo, note Boudreault, qui devrait être une authentique libération de la parole des victimes d’agressions sexuelles. Hélas ! Non seulement le lynchage dont sera victime la mémoire de Jutra ne permet pas d’aller à la source du problème, de faire dialoguer victime et bourreau, elle ne fait qu’aggraver une tendance lourde de l’imaginaire québécois à dévorer ses héros (ou hérauts) au nom des injonctions d’un présent tyrannique. Manière de refouler l’histoire, l’héritage, pour se soumettre au divin marché ‒ selon la formule de Dany-Robert Dufour ‒, qui est aussi le marché des idéologies, notamment celle que la politologue Ève Séguin et l’avocat Julius Grey désignent sous le nom de la gauche identitaire (5). L’histoire n’est pas toujours édifiante, et jamais idyllique. Elle est douloureuse, comme peut l’être l’histoire de chacun. On préfère la supprimer pour que surviennent un présent épuré et un avenir radieux, comme le prétend tout régime totalitaire. Or ce déni du réel, ce refus de faire face, ce refus global en somme, n’est-ce pas le même qu’on retrouve derrière la pédophilie, avatar incestueux ? Car, dans cette perversion du lien filial, il s’agit bien de violer ce qu’il y a de sacré dans le devoir de transmission, d’une génération à l’autre, transmission de l’humain par la parole. Les adultes doivent protéger les enfants, pas les sacrifier à leur désir morbide. Or ce qui empêche de franchir cet interdit, ce qui sépare et relie (Simone Weil, Hannah Arendt (6)), c’est la culture comme limite et entre-deux. Parmi les œuvres on retrouve les créations artistiques, mais aussi les institutions tel le système juridique qui cherche, ou devrait chercher, à déterminer comment une société entend contrôler la violence, innée en l’être humain. Or dans l’affaire Jutra, tout cet imaginaire institué fut sacrifié au désir de vengeance. En croyant tuer le mal dans l’œuf, enfermer le monstre dans sa nuit, c’est ce qui sauve du désir sexuel comme transgression du sacré qu’on a sacrifié. Mais guérit-on du viol de son enfance ? 

Le jour même où Dany Boudreault enregistre cet échange avec Jean-Claude Coulbois, il a rendez-vous avec son agresseur. La coïncidence a de quoi surprendre. Mais dans l’affaire Jutra, comment entrer en dialogue avec un mort, demande-t-il ? La réponse à cette question se trouve dans son propre témoignage, dans le film même de Jean-Claude Coulbois, de la parole incarnée qu’on y entend et qui s’exprime sur le mode du questionnement, de l’inquiétude. Et cette inquiétude est justifiée, car elle touche à ce qu’il y a de plus vital dans la vie des individus comme des peuples : la transmission de ce qui, dans l’humanité, l’empêche de s’autodétruire.

Claude Jutra, père de la modernité ?

Dans son étude « Inceste et pédophilie, quelle jouissance, quel interdit ?(7) », la psychothérapeute Jacqueline Barus-Michel remarque que la pédophilie est, psychologiquement, liée à l’inceste. Pour qu’elle ne se manifeste pas, il faut des digues symboliques, qui ne sont jamais à l’abri des séismes du désir :

La tentation incestueuse est d’abord pédophile, celle des adultes et parents à l’égard des enfants. C’est pourquoi les pédagogues et les adultes responsables d’enfants, en proximité avec eux, passent souvent à l’acte […] ; la transgression non exceptionnelle est le symptôme d’une tentation première, d’un désir insistant. « Tous n’en moururent pas mais tous furent atteints, » tous ne le font pas, mais tous ont ce désir enfoui. (p. 215)

 Plus loin elle précise :

La pédophilie est paradoxalement un comportement spécifiquement humain. Les animaux ne sont pas pédophiles. […] c’est leur appartenance à l’espèce humaine qui rend les hommes capables de meurtre et de perversion, en particulier érotique. […] C’est la capacité imaginaire qui rend la perversion possible… » (l’autrice souligne, p. 217).

Si c’est la capacité imaginaire qui rend l’être humain susceptible de commettre les pires atrocités, c’est également l’imaginaire qui le retient, sous la forme d’une Loi qui n’appartient pas moins à l’imaginaire institué. Mais qui dicte cette fameuse loi civilisatrice ‒ de toute civilisation ? Pour la psychologue, c’est ce qu’elle appelle le groupe symbolique, à travers ses représentants civilisateurs, ses dieux, ses textes, ses héros, ses mythes, son histoire, qu’elle soit transmise oralement ou textuellement. Des psychanalystes comme Jean-Pierre Lebrun et Pierre Legendre parlent plutôt de la figure du Père, comme étant de celle du tiers, d’un médiateur. Mais nous savons, et c’est un euphémisme de l’observer, que cette figure est plutôt mal venue de nos jours.

Pierre Legendre, qui est aussi anthropologue et historien du droit, a beaucoup écrit sur la transmission entre les générations. Le crime du caporal Lortie. Traité sur le Père est du plus haut intérêt pour nous, puisqu’il y est question d’une autre affaire d’inceste et de pédophilie, qui concerne directement la société québécoise et son histoire (8). Qu’il suffise ici de rappeler que le 8 mai 1984, un jeune caporal de l’armée canadienne fait irruption à l’Assemblée nationale du Québec avec l’intention d’abattre le gouvernement, ses représentants. C’est un imprévu qui évite le massacre. La séance des débats étant suspendue, les circonstances ont fait en sorte que le carnage fut limité à trois morts et huit blessés. Ce qui intéresse ici le psychanalyste, c’est l’histoire familiale du caporal Lortie, victime notamment d’un père violent et incestueux. Pour Legendre, le gouvernement du Québec apparaît comme une incarnation de la figure détestée du père. Deux observations nous permettent de jeter un éclairage sur l’affaire Jutra. D’abord la question du Père symbolique, comme tiers, médiateur entre les instincts irrépressibles de l’être humain et les exigences civilisatrices de la société. Le tiers qui permet la sublimation, qui sépare du désir. Legendre écrit ceci :

En entrant dans cette étude, je dois encore évoquer une difficulté majeure, rarement reconnue par les travaux théoriciens. La problématique du père tend à se dissoudre dans un marais d’idées reçues et de thèmes peu rigoureux ; patriarcat, père dit judéo-chrétien, père incertain, révolte contre le père, crise de la famille traditionnelle, etc. Mes élèves savent que je ne me chauffe pas de ce bois-là. Nous aurons à envisager pourquoi, dans le principe, c’est-à-dire en dehors même des considérations historiques sur l’Occident contemporain, l’office du père est fragile et constitue, pour toute société, le tour de force institutionnel qui inscrit ses générations successives dans l’avenir de l’espèce humaine.(c’est moi qui souligne, p. 44).  

L’inscription des générations successives dans l’espèce humaine est vitale tant pour l’humanité que pour les individus.

La deuxième observation de Legendre qu’il faut souligner concerne l’histoire récente du Québec. Celle-ci passe brutalement d’une société traditionnelle, encadrée par un catholicisme pernicieux, à une société ultra permissive, matérialiste, où la transgression pouvait être perçue comme révolte, alors qu’elle devenait la norme. Legendre écrit ceci dans l’introduction de son traité :

Certes, il y a, dans le cas de Denis Lortie devenu au Canada l’affaire Lortie, le versant historico-sociologique : une tradition d’incestuosité latente dans les rapports familiaux longtemps exploitée au Québec par un catholicisme féroce, porteur de perversité efficacement masquée, qui explique le radicalisme libertaire quand a sauté, après les années 1960, le couvercle de la marmite où mijotait la vieille hypocrisie sociale. (p. 10)

Claude Jutra en Père symbolique, héraut de la modernité, d’un radicalisme libertaire est tout à fait pensable. Il a d’ailleurs hérité d’une culture élitiste, moderniste, savante, artistique. Son enfance, qui se déroule en partie à Paris, est faite de visites dans les musées, de participation à des réceptions où défilent des célébrités de tous les milieux, scientifiques et culturels. Il voyage beaucoup, le monde lui appartient. Son charme, sa légèreté, sa gentillesse, son intelligence le fait apparaître dans le milieu naissant du cinéma comme un modèle à imiter, voire à protéger, à « cultiver ». On serait même tenté de penser qu’il était mandaté, inconsciemment bien sûr, par l’idéologie du progrès qui s’accorde parfaitement à la demande de jouissance et d’efficacité. Or cette idéologie a été poussée jusqu’au nihilisme, par le développement illimité de la technique, notamment, de son efficacité redoutable (9). Cette idéologie devenant hégémonique autour de la Deuxième Guerre mondiale, elle exerçait une pression sur les sociétés traditionnelles comme le Québec : « il est interdit d’interdire » est une puissante injonction des années 60. On sait que cette voix fut renforcée par la génération d’après-guerre, celle que François Ricard a qualifiée de lyrique. Le couvercle de la marmite où mijotait la vieille hypocrisie sociale ayant sauté, on pourrait croire que le radicalisme libertaire, sans donner des justifications à la modernisation d’une « tradition d’incestuosité », contribuerait à faire sauter les interdits évoqués plus haut. Cela aussi est de l’ordre du pensable.

On le savait, disent des proches de Jutra aujourd’hui. On savait quoi au juste? Son entourage connaissait son attirance pour les très jeunes garçons. C’est ce qui ressort notamment de la biographie d’Yves Lever. Question de filer la métaphore du naufrage qu’inspire cette affaire, on peut dire que le chapitre neuf de l’ouvrage navigue dans ces eaux troubles, dans l’ambiguïté de ce qu’on ne sait que vaguement. La permissivité de son entourage, s’exprimant entre complaisance et admiration, n’a pu agir comme limite, comme interdit. Le génial et généreux Jutra, le Père du cinéma québécois pouvait-il, devait-il, tout se permettre, notamment, transgresser le tabou de la pédophilie et de l’inceste ? Et pourquoi parler d’inceste? Les allégations de pédophilie sont bien suffisantes. Comme le rappelle plus haut la psychothérapeute Jacqueline Barus-Michel, la pédophilie est psychologiquement liée à l’inceste.  Nous sommes tous des pères et des mères ayant à charge les enfants. Et pas seulement au sein de la famille. On peut mieux comprendre que Jutra fut un être tourmenté, tiraillé entre les deux mondes évoqués par Legendre. Ces mondes qui habitent notre histoire et dans lesquels l’incestuosité continue assurément de mijoter… Celle-ci n’est sans doute pas prête de refroidir, pas plus d’ailleurs que l’hypocrisie qui cherche à la voiler. Dans tous les cas, le désir irrépressible de transgresser ce qui est vital et sacré, est certes condamnable, mais n’appartient pas en propre à l’individu Jutra.

Ses films, bien qu’ils portent les marques de son tourment, relèvent de la création artistique, sûrement pas de l’appel à la transgression du tabou de la pédophile, bien que le désir apparaisse dans son obscurité. Le poème qu’il écrivit et qui fut intégré dans la sculpture de Charles Daudelin en son hommage en témoigne :

La vocation du cinéma est d’incarner la vie/notre postérité exige qu’on le protège pour qu’il garde en mémoire non pas seulement ce que l’on pense mais comment on le parle, le rythme de nos rires, la chanson de nos pleurs, pour qu’il capte à jamais les aujourd’huis qui passent ; pour qu’il rende à l’éternité notre fait notre geste et notre dit. 
 

Déni et ressentiment

Le ressentiment : ressassement d’une récrimination contre quelqu’un ou quelque chose, qui provoque une colère diffuse, sans être capable de prendre la distance nécessaire afin de poser les gestes nécessaires. D’ailleurs, rien dans cette affaire de lynchage ne permet a priori de comprendre, d’élucider, le ou les présumés crimes de pédophilie à l’origine de cette crise, ni de croire qu’il y eut un réel apaisement des souffrances des victimes. Cette exécution symbolique sommaire permit essentiellement de donner bonne conscience aux dirigeants, et, comme le dit le criminaliste Jean-Claude Hébert dans le film, d’aller du côté où le vent souffle, de se montrer faussement à l’écoute des victimes, de se soumettre à l’opinion générale. Les médias s’en firent la caisse de résonance (10). On reconnaît bien ici la soumission à l’époque revancharde, friande de déconstruction, de victimologie, mais refusant d’aller au fond des choses. Il est même probable que cet empressement à supprimer le nom de Jutra de l’espace public et de l’Histoire contribue à refouler le crime de pédophilie, ce qui le rend possible, sans comprendre le rôle vital de la culture pour ériger des limites au désir. Et par culture, il faut entendre autant les œuvres d’art que les institutions telle la cour de justice.

C’est ainsi que des allégations d’actes de pédophilie commis par Claude Jutra sont devenues dans la bouche de la ministre de la Culture de l’époque, Hélène David, ex-professeur titulaire de psychologie à l’Université de Montréal, des superlatifs visant à se convaincre elle-même. Je résume sans mettre des guillemets : des révélations apparemment très sérieuses, très graves, totalement bouleversantes… une situation intenable. Il fallait vite passer à l’action. Au détriment de la présomption d’innocence, faire disparaître le nom, le souvenir de Jutra ; Patrick Roy, de Cinéma Québec, l’organisme qui administre le gala des Jutra : « Je n’ai pas le goût de faire une enquête… J’ai l’impression que ça me semble tout à fait crédible (sic). Avec ce genre d’événements, il faut prendre une décision rapide. »  C’est, je crois, le critique de cinéma Michel Coulombe, cofondateur des prix Jutra, qui remporte la palme de la formule alambiquée quand il annonce au bulletin d’informations de Radio-Canada du 17 février, avec un air de soulagement évident, qu’il fallait en finir. « L’air était devenu irrespirable, dit-il. Si on assistait à l’agonie d’un mourant, eh bien on a mis fin à ses souffrances. »  D’où la sage décision de la ministre de la culture, suivie par tous les décideurs concernés, de Mélanie Joly, responsable de la culture à Ottawa à Denis Coderre, maire inénarrable de Montréal, de faire disparaître le nom de Claude Jutra de l’espace public. Haro sur le nom du gala Jutra, des prix Jutra, de la salle Jutra de la cinémathèque ; haro sur les noms de rue, de parc. Il fallait également faire disparaître la sculpture de Charles Daudelin, opération techniquement plus délicate. Comme le dit son fils, Éric Daudelin, qui constate la confusion entre l’homme, l’œuvre et la sculpture : « Il fallait que ça sorte au plus maudit ».

Naufrage du judiciaire

Outre le criminaliste Jean-Claude Hébert qui constate l’échec du processus judiciaire dans ce qu’il faut bien appeler un lynchage digne des sociétés archaïques et violentes, la politologue Ève Séguin observe cet échec du point de vue de l’institution politique : « C’est un procès qui a été fait à l’extérieur du secteur judiciaire », remarque-t-elle. Il devrait exister dans nos sociétés de droit une séparation entre les trois paliers du pouvoir étatique : l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Pour elle, cette séparation des pouvoirs est élémentaire. C’est du niveau des sciences politiques 101, ironise-t-elle. Cette institution séculaire a échappé à la ministre Hélène David, qui a prononcé la condamnation de quelqu’un dont la culpabilité n’a pas été démontrée et est indémontrable, précise Ève Séguin. Indémontrable aux yeux de la loi, car Claude Jutra est mort et disparu depuis 30 ans, qu’on ne peut pas faire un procès à quelqu’un en son absence, et parce qu’aucune plainte de la part des présumées victimes n’a été effectuée aux autorités. Observation faite également par le producteur Rock Demers (1933-2021), qui lui valut d’être accusé de complaisance à l’égard des présumés crimes de pédophilie. « Rock Demers, producteur de films pour enfants, défend un pédophile », a-t-on pu dire dans Le Journal de Montréal.

Il est rare ‒ surtout au Québec diront certains ‒ que la vie et l’œuvre d’un auteur, cinéaste ou écrivain, suscitent beaucoup d’émoi dans les médias. Et quand cela se produit, c’est généralement pour faire disparaître l’œuvre derrière la personnalité de son auteur, adulé ou honni. C’est plus enivrant si on peut invoquer un mythe, car on aura pour mission de révéler une vérité cachée, un secret. Un crime est idéal, car un crime est toujours une violation du sacré. Celle-ci réclame alors réparation, apaisement des consciences blessées, tous refusant de reconnaître sinon le crime en eux, du moins son obscur désir : « Tous ne le font pas mais tous ont ce désir enfoui » (Jacqueline Barus-Michel). Le sacrifice permettra-t-il d’éclairer le sens de l’œuvre ? C’est peu probable, car celle-ci s’éclaire d’elle-même, de ses lectures attentives plutôt, soucieuses de la saisir parmi une pluralité d’œuvres appartenant à un imaginaire collectif. La communauté des œuvres, c’est ce que Simone Weil appelait « l’impersonnel » dans La personne et le sacré. La croisade ne permettant pas d’élucider ni le prétendu mythe ni le crime, non seulement elle ne rend pas le monde meilleur, mais elle l’obscurcit en appauvrissant notre compréhension sensible des épisodes tragiques de notre histoire.

Dans une société du bruit et de la rumeur, dans laquelle la polarisation des opinions est exacerbée jusqu’à la fureur, ce travail de l’attention et de la lenteur est rendu quasiment impossible, au point où la justice élémentaire, instituée, ne peut pas jouer son rôle. Or la justice, qui n’est certes pas toujours juste, engage néanmoins le temps, la patience et la retenue de la colère, celle qui appelle au lynchage rapide. Autant dire à s’aveugler, à se crever les yeux. Ce qui n’augure rien de bon pour la suite du monde.

Pourquoi toute cette affaire, demandait Thomas Vamos dans une lettre qui, croyait-il sincèrement, allait lui permettre de faire le deuil de cette mauvaise histoire, d’en finir avec « ça » ? Il raconte qu’un jour, se promenant dans les environs de ce qui fut le parc Claude-Jutra, au coin des rues Clark et Prince-Arthur, il découvre que la sculpture a disparu. Pour lui, cette sculpture symbolisait le tombeau de Claude Jutra, et le parc son cimetière. Les autorités publiques, s’inclinant devant la meute, ont décidé de supprimer ce lieu de la vie publique. Dorénavant, note Thomas Vamos avec une immense tristesse dans la voix et dans le regard, cet endroit, qui s’apparentait à un lieu sacré, allait recueillir les itinérants et les pigeons. Sans doute l’image la plus désolante de ce que devient Montréal un peu plus chaque jour, ville des festivals culturels, du rire et des émotions à la chaîne ; l’image de notre monde qui s’autodétruit dans l’euphorie du Bien, pour paraphraser Philippe Muray (11).

Davantage qu’un documentaire anecdotique sur l’affaire Claude Jutra, le film de Jean-Claude Coulbois appelle à une réflexion sur l’amour-haine que nous portons à la mémoire collective au Québec, ce qui nous institue comme peuple et comme individu. Sur la difficulté d’affronter la violence symbolique ‒ toute médiation culturelle instituée à commencer par le langage, la parole, ce qui rend possible la pensée. Déni qui empêche la société québécoise d’advenir à l’âge de la responsabilité, en assumant son histoire réelle, la singularité de ses forces et faiblesses ; la violence symbolique participe de la réalité des peuples comme des individus. Le film de Jean-Claude Coulbois, allez savoir pourquoi, est trop peu vu et commenté, comme s’il était lui-même frappé de la censure d’atmosphère que révèle son film, et qui s’épaissit un peu plus chaque jour.


[1] Onze jours en février, un film documentaire de Jean-Claude Coulbois sur l’affaire Jutra sorti en mars 2024. Pour voir le film : https://vimeo.com/ondemand/onzejours .

[2] Tous les propos rapportés dans ce texte, sauf indications contraires, sont tirés du film dont il est question ici, Onze jours en février. J’ai souvent résumé les propos, réservant les guillemets pour les citations à la lettre.

[3] Yves Lever, Claude Jutra, biographie, les Éditions du Boréal, 2016. Dans l’avant-propos du livre.

[4] C’est l’opinion que défendit le chroniqueur de La Presse, Mario Girard : https://www.lapresse.ca/arts/chroniques/2024-03-22/claude-jutra-genie-paria-puis-victime.php

[5] Pour une analyse idéologique très fine de cette affaire : Ève Séguin et Julius Grey, « Affaire Jutra. Gauche identitaire c. État de droit », dans Argument, vol. 26, no 1, automne-hiver 2023-2024, p. 194-210.

[6] Simone Weil, « Toute séparation est un lien ». La pesanteur et la grâce, Plon, Pocket, 1991, p. 228. Lire également Hannah Arendt, « La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se constitue comme relation » Qu’est-ce que la politique, Éditions du Seuil, 1995, p. 42.

[7] Nouvelle revue de psychologie, éditions érès, 2007/1, no 3. Texte en ligne : https://shs.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2007-1-page-209?lang=fr

[8] Pierre Legendre, Le crime du caporal Lortie. Traité sur le Père, Flammarion, 1989.

[9] Au siècle dernier, le cinéma était l’art technique par excellence. Il est intéressant de savoir que le grand-père maternel de Jutra, défenseur de la tempérance et de l’hygiène sociale en général, lui était farouchement et publiquement opposé (Yves Lever, op. cit. p. 17).

[10] Au cours de ces onze jours, les médias se sont autocongratulés pour leur efficacité. Le journal La Presse a même obtenu un prix pour les enquêtes de son journaliste, Hugo Pilon-Larose.

[11] On a ici un très bon exemple de l’Empire du Bien s’exerçant dans l’euphorie morale. Sous l’administration du maire Denis Coderre, le parc Claude-Jutra fut renommé le parc Ethel-Stark en l’honneur de la chef d’orchestre et violoniste qui dirigea pendant 28 ans le premier orchestre symphonique féminin du Canada. Ce choix visait à donner une plus grande visibilité « aux bâtisseuses de Montréal dans la toponymie ». Cela dit, Ethel Shark mérite sans doute un tel hommage. Mais le contexte est on ne peut plus insidieux : faire disparaître un homme pour y faire apparaître une femme … Quelle audace! Pas sûr que la musicienne aurait apprécié ledit hommage….  https://www.lapresse.ca/actualites/montreal/201606/15/01-4992039-le-parc-claude-jutra-devient-le-parc-ethel-stark.php

 * Ce texte est d'abord publié sur le site de l'Encyclopédie de l'Agora.

** Sur cette affaire, d'un point de vue juridique, voir le texte de M. André Sirois, avocat auprès de l'ONU. Cliquez ici pour lire le texte.

 *** Pour une liste des films de Jean-Claude Coulbois, cliquez ici.

 

Claude Jutra sur  le tournage de Mon oncle Antoine, avec Jacques Gagnon et Jean Duceppe.


jeudi 21 décembre 2023

Entretien avec Bernard Émond

 

Préserver un peu de la beauté du monde (1)

 

Tu ne pourrais pas être née à une meilleure époque que celle-ci où on a tout perdu. 

Simone Weil (2)

 

Dans un article très cinglant publié en juin 2020, Les derniers,  tu écrivais d’entrée de jeu : « Faisons comme si la parole des intellectuels avait encore du poids dans le Québec contemporain, et par parole, je n’entends pas le babillage médiatique, intervention de quatre-vingt-dix secondes […]. Faisons comme si et posons la question. Que doit-on attendre des intellectuels dans le combat politique pour l’indépendance (3)?»  Je tords un peu ta question adressée aux intellectuels : sachant que l’esthétique et l’éthique ne font qu’un,  toi qui as écrit qu’il y a trop d’images, que doit-on attendre de ton cinéma (4)?

Bernard Émond ‒ Je pense que je fais du cinéma de la même façon qu’on peut lutter pour l’indépendance, c’est-à-dire sans espoir, en sachant que le cinéma que j’ai aimé n’existe plus, de la même façon que l’indépendance est maintenant presque certainement hors de portée. Alors si je fais encore des films dans ce monde encombré d’images, c’est pour faire exister encore un  cinéma… comment dire, des films pour adultes… La majeure partie du cinéma contemporain infantilise le spectateur, moi je le prends au sérieux… Je fais des films parce que j’aime le cinéma avec passion et c’est peut-être la raison pour laquelle je vois de moins en moins de films. Parce que j’aime le cinéma, j’ai envie, par admiration pour les œuvres qui m’ont tant donné, j’ai envie d’essayer de continuer, à ma façon, ce travail du cinéma. Les grands cinéastes du XXe siècle m’ont fait ce que je suis. J’ai une immense gratitude envers eux. Alors, c’est un peu pour continuer. Je fais du cinéma comme on prierait…

Celui que les médias aiment appeler le pape de la Nouvelle vague, Jean-Luc Godard, est décédé récemment (13 septembre 2022).  Est-il un de ceux à qui tu adresserais ta prière?

B.É. ‒ Non. Jeune, j’ai beaucoup admiré les films de Godard, mais avec le recul, je le juge plus durement. C’est un grand styliste, un innovateur formidable. Ses premiers films sont tout simplement extraordinaires. Je trouve qu’À bout de souffle, Bande à part, Une femme est une femme sont des films formidables, mais au fil du temps je me suis de moins en moins intéressé à son travail, probablement parce que son entreprise de déconstruction du cinéma m’apparaît au bout du compte assez stérile.

Soutiendrais-tu que ton cinéma est en porte-à-faux avec cette entreprise de déconstruction, qui se réclamait pourtant de la révolution, du rejet de la norme dite bourgeoise, capitaliste ?

B.É. ‒ Tout à fait, et c’est assumé. De toute manière, que reste-t-il encore à transgresser, à déconstruire? Les audaces formelles me lassent. Elles sont d’ailleurs maintenant devenues la norme dans une sorte de va-et-vient constant avec le monde de la publicité, ce qui devrait nous alerter. Je préfère fabriquer des films classiques, attentifs aux personnages et au monde qui les entoure. On n’en aura jamais fini avec l’humain. L’entreprise de déconstruction de la culture occidentale à laquelle on assiste en ce moment m’attriste profondément, et chacun dans notre domaine nous avons des choses à préserver. Du côté de la culture, du côté de la langue, de la littérature, des arts. Je me rappelle d’un texte de Lévi-Strauss sur la peinture, « Le métier perdu ». Il déplorait qu’on n’ait plus besoin de vingt ans d’apprentissage pour devenir peintre, que le métier se soit perdu au profit de la spontanéité, de l’expression de soi. Je regrette ça. Je pense que l’expression de soi est ce qu’il y a de moins intéressant dans la pratique artistique. Ce qui est important, c’est l’attention au monde, la qualité du regard qu’on porte sur le monde. Pour moi, il y a une tradition au cinéma qui est à préserver, et pas seulement pour ce qu’on appelait le cinéma d’art et d’essai… On a juste à regarder, par exemple, les comédies américaines des années 1940-50, pour voir à quel point c’était bien écrit, bien tourné. Il y a un savoir-faire, un respect du métier et du spectateur. On regarde les films d’Ernst Lubisch ou de Billy Wilder : c’est formidable à quel point ils s’adressent à l’intelligence du spectateur. Ils le font rire intelligemment, avec subtilité.

Il y avait une courtoisie envers le spectateur.

B.É. ‒ Une courtoisie, oui! Le romancier américain Don DeLillo écrit que le capitalisme détruit les nuances dans la culture, « Capitalism burns off the nuance in a culture ». Il est arrivé ça au cinéma. Il reste des films forts, bien sûr, mais la tendance lourde est à la destruction des nuances…  On ne porte pas attention à la langue, à la complexité des personnages et des situations, on ne prend pas soin des nuances.  Le hors champ, par exemple, est tellement important : pour le son, pour l’image. Aujourd’hui, on montre tout, or ce qu’on ne voit pas dans un film est aussi important sinon plus que ce qu’on voit. Et ce que les comédiens donnent à voir n’est pas plus important que ce qu’ils cachent. C’est pareil pour leur personnage. Quand on écrit, quand on tourne un film, on dévoile un personnage. Il ne faut pas qu’il soit en pleine lumière, sinon ce n’est qu’un pantin, un véhicule pour les intentions du cinéaste.

Il y a justement beaucoup de non-dits dans tes films, des silences, de la lenteur. Dans Il y a trop d’images, tu donnais en exemple des films que tu aimes ceux des frères Dardenne, notamment  L’enfant (5). Ton livre remonte à il y a plus de 10 ans. Depuis ce temps, qu’as-tu vu? Quels sont les cinéastes que tu aimes…

B.É. ‒   Je dois avouer que je ne suis plus l’actualité du cinéma, peut-être parce que je suis devenu allergique au monde contemporain, et encore plus à la façon dont les films actuels le représentent. Je vois encore pas mal de films, mais ce sont des vieux films. Je retourne à Bergman, à Rossellini, à Fellini, à Kurosawa, à Ozu. J’ai revu récemment Ordet, de Dreyer, j’ai pleuré. Je me nourris encore de ce cinéma-là, qui a une âme, je ne sais pas comment le dire autrement, et qui me bouleverse toujours autant.  Quand j’ai regardé Les Communiants  de Bergman dernièrement,  j’ai été bouleversé, même si c’est la dixième fois que je le vois. Revoir les Rossellini, c’est formidable… Les premiers Godard. Le cinéma italien des grandes années. Je fais d’ailleurs souvent des emprunts à des films du passé : il y a Pour vivre ici (2018) qui reprend la structure d’un film de Ozu, Tokyo Story, et La neuvaine (2005), qui s’inspire de Europe’51 de Rossellini, puis La donation (2009) qui reprend la structure d’ensemble de Barbe rousse de Kurosawa. Et cela, sans parler des citations de cadre ou de mise en scène. J’aime ces œuvres. Je n’ai pas le même plaisir à visionner  des films contemporains. C’est peut-être normal qu’un vieil homme soit plus attaché aux films de sa jeunesse. C’est peut-être aussi simple que ça, mais je crois pourtant qu’il y a quelque chose de plus profond qui s’exprime là-dedans… si je continue de faire des films, c’est parce que je pense qu’en m’approchant de mes personnages, comme je viens de le faire dans Une femme respectable, j’essaie de préserver un peu de la beauté et de la complexité du monde. C’est ça qui m’intéresse. Je pense que je rejoins des gens qui ont besoin de ça. Je ne le pense pas seulement, je le sais. D’où ma boutade de tout à l’heure sur le cinéma pour adultes plutôt que pour « enfants », mais  c’est vraiment ça : un cinéma qui n’infantilise pas le spectateur, qui fait appel à son intelligence, à son sens des nuances. Écoute… Quand j’ai dû défendre le scénario d’Une femme respectable auprès des institutions de financement, un intervenant m’a dit : oui mais au fond, quelle est la motivation du personnage principal, Rose? La motivation du personnage? Une motivation? Comme si on était tout d’un bloc! Non! Nous sommes complexes et contradictoires. J’ai envie de montrer ça, de rappeler aux gens que la beauté de la vie est justement dans cette complexité, dans ces contradictions. Pour cette raison, j’aime ce personnage de Rose dans le film. D’abord il est interprété par Hélène Florent, une comédienne d’un talent, d’une beauté, d’une subtilité extraordinaire. Et le personnage de Pirandello est formidable. C’est un personnage complexe, contradictoire dans son humanité même.

 Ton dernier film ‒ adaptation d’une nouvelle de Pirandello,  « Toute la vie, le cœur en peine (6)» ‒ met en scène un conflit amoureux, un conflit conjugal. Mais ce conflit conjugal comporte aussi un conflit de classes sociales.  Il me semble que ton film va à la source d’un rapport homme-femme caractéristique de l’histoire sociale du Québec. Je me trompe ou pas?

B.É. ‒ La nouvelle de Pirandello aurait pu se passer au Québec. Le conflit entre Paul-Émile Lemay et sa femme, Rose Lemay, leur histoire sont très riches. Pour moi, la toile de fond du film se trouve dans le conflit de classes, mais l’histoire ne se résume pas à ça. J’ai eu envie de la situer pendant la crise économique des années 1930, à cause du chômage, de la misère, parce que les rapports sociaux étaient pour ainsi dire mis à nu. Le personnage de madame Lemay appartient à la classe des notables, la bourgeoisie régionale de Trois-Rivières, la patrie de Duplessis. Son mari Paul-Émile a fait des études, mais c’est un fils de jobber et on voit qu’il n’a pas abandonné sa parlure. Sa langue est restée celle de son père, celle de son enfance. Il y a, bien sûr, cet affrontement entre une bourgeoise et un fils d’ouvrier, mais il y a aussi le devoir, le désir, l’enjeu des enfants, l’amour aussi toutes choses qui ne se réduisent pas au conflit de classes. Quand j’ai commencé à travailler avec les comédiens, je leur ai dit à propos des personnages : je ne sais pas ce qu’ils veulent; je ne sais pas ce que Rose veut, je ne sais pas ce que Paul-Émile veut et eux-mêmes ne le savent pas. Les comédiens sont vraiment entrés dans ce jeu-là, ils ont raffiné les personnages dans leurs incertitudes, dans leur indécision, dans leur trouble. Ils les ont rendus humains, vraiment humains. Je trouve formidable l’interprétation de Martin Dubreuil. Son personnage est plus complexe que  le Marco de Pirandello qui n’est pas autre chose qu’un salaud. Bien qu’il soit buveur et coureur, Paul-Émile est aussi un bon père qui aime ses enfants et c’est ainsi qu’il révèle tout un arrière-plan social, culturel, des rapports hommes-femmes au Québec.

Ce que j’aime dans l’histoire de Rose et Paul-Émile, c’est qu’elle n’est pas simple… Rose a aimé son mari en dépit de tout ce qui les sépare. Quand elle décide de le reprendre chez elle, c’est bien sûr par devoir (ils sont toujours mariés) et par charité chrétienne, mais c’est aussi parce qu’elle veut le ravoir. Cet homme-là n’est pas comme elle voudrait qu’il soit, mais elle le veut quand même. Elle n’est pas insensible à son désir, à son regard. Mais en même temps, elle sait très bien que si elle se retrouve au lit avec lui, les choses vont reprendre comme avant : il va se remettre à boire et à courir. Pendant un long moment, Rose n’arrive pas à sortir de ce dilemme. Et puis il y a les enfants. Elle veut leur venir en aide, mais elle les veut aussi pour elle.

Dans ce drame, les enfants sont effectivement un « enjeu ». Ils apparaissent comme valeur d’échange. C’est lourd de conséquences, psychologiquement pour les enfants d’abord, et pour le père, Paul-Émile, qui aime sincèrement ses enfants;  moralement ensuite pour n’importe quel témoin de cette histoire, notamment pour le spectateur en ce sens que tu fais appel à son jugement moral. Personnellement, j’y vois une espèce de pacte plus ou moins conscient, de contrat tragique entre Paul-Émile et Rose : elle ne peut pas avoir d’enfants, mais il se séparera des siens  pour lui en procurer : trois filles qu’il a eues avec une femme qu’il a aimée et qui l’a aimé en dépit de sa vie dissolue. Des enfants que Rose n’aura pas eu besoin de concevoir, de porter, d’éduquer à la petite enfance. Mais pour Paul-Émile, qui est attaché à ses  enfants, et réciproquement, c’est terrible! On en revient au vieux fond tragique de l’histoire de la société québécoise : le fameux père absent. 

B.É. ‒ Oui, mais il y a une impossibilité  matérielle : il ne pourrait pas s’occuper seul de ses enfants et de les faire vivre dans un chantier en Ontario. D’une certaine façon, Rose sauve les enfants d’une vie de misère, de l’orphelinat peut-être, ce qui était à l’époque courant pour les familles pauvres qui n’arrivaient plus à prendre soin de leurs enfants.

Parlons de cette impossibilité. Il y a une phrase terrible de sens prononcé par le « bon » curé. Elle scelle en quelque sorte le verdict de ce milieu bien-pensant sur ton personnage de fils de jobber : « Un homme comme lui n’aura aucune chance devant un juge face  à une femme comme vous. » La phrase est dite  quand Rose vient se plaindre au curé que Paul Émile l’a agressée. La veille, il est rentré saoul et a menacé Rose. Mais dans quelles circonstances!! Rose vient de briser une liaison possible entre lui et une autre femme, l’institutrice jouée par Brigitte Lafleur, lumineuse dans cet univers plutôt sombre.  Une tout autre histoire s’offrait alors à  Paul-Émile et à cette femme qui semble l’aimer et qu’il semble aimer sincèrement, et pour Rose bien sûr, parce qu’elle n’aurait pas obtenu la garde des enfants.  Autrement dit, pour briser cette relation, Rose est prête à jouer de tout son prestige social pour que l’institutrice s’efface de la vie de Paul-Émile, sans quoi elle perdra son travail.  Ce n’est pas rien! On voit de quoi cette femme est capable. On peut comprendre la colère et la frustration de Paul-Émile, non?

B.É.‒ Je veux bien, mais il faut aussi voir le point de vue de Rose. Elle héberge son mari pour lui venir en aide, à lui et à ses enfants. On sent qu’elle n’a pas cessé de l’aimer. De l’aimer mal, sans doute, mais de l’aimer quand même. Et voilà qu’il se remet à boire et à courir et qu’il va jusqu’à inviter celle dont il veut faire sa maitresse chez sa femme! Bien sûr on a ici le conflit de classe, la coalition des notables contre un homme ordinaire et mal pris. C’est injuste et terrible, mais l’histoire ne se réduit pas à ça. Pendant le montage, j’ai montré le film à une dizaine de personnes. Il y a des gens qui ont vu une sorte d’héroïne en madame Lemay, d’autres qui voyaient plutôt en Paul-Émile un homme floué. Et moi je suis content, parce que les deux interprétations sont vraies. D’une part madame Lemay est brave, elle maintient sa dignité et sa liberté, mais elle est le produit d’une classe sociale. Il y a des rapports d’oppression qui jouent dans les deux sens. Les deux époux sont prisonniers de leur rôle social. Elle aurait aimé l’aimer, elle aurait voulu le garder avec elle. Lorsqu’elle est en train de battre la pâte à crêpe, il vient l’embrasser. Il aurait été plus doux, plus délicat, ça aurait marché. Elle s’était mise belle pour lui. Elle avait senti dans les scènes précédentes qu’il la désirait… elle se met belle, ils se regardent, elle le désire aussi, c’est clair. Et là, il s’approche d’elle. Il hume son parfum, elle se renverse sur lui, la tête en arrière, elle est prête. S’il avait été plus délicat…  mais non! C’est tout juste s’il ne saute pas dessus… Évidemment, s’il avait été plus doux et qu’elle s’abandonnait, comme des lecteurs du scénario me l’ont suggéré, il n’y a plus de film ou en tout cas c’aurait été un autre film.

J’ai retrouvé un conflit assez semblable dans une des nouvelles de ton recueil, Quatre histoires de famille, « Le fils de Doria » (7). Paul a longtemps vécu avec l’idée que son père avait été un homme mauvais, incapable d’affection. Sa mère, assez sournoisement, entretenait cette image négative de son père. Plus tard, quand Paul renoue avec son père, il découvre un tout autre homme. Celui-ci a refait sa vie avec Doria, une Acadienne  avec qui il aura un fils. Paul découvre en son père un homme tendre, attentif, affectueux. Ce n’est pas exactement l’histoire de Paul-Émile, « le mauvais père », mais ça lui ressemble, non?

B.É. ‒ Écoute, je n’avais pas vu ça. Il y a certainement des éléments de mon histoire personnelle qui se retrouvent un peu partout dans ce que je fais, et pas toujours de façon consciente, mais assez consciente dans le cas de la nouvelle dont tu parles, « Le fils de Doria ». Ici, je savais bien que j’empruntais  à ma mère, à mon père. Mais c’est quand même fou, je ne m’en suis pas rendu compte quand j’ai fait le Pirandello. C’est le personnage de Rose que j’aimais. Finalement, je retrouve d’une manière ou d’une autre des personnages que je connais. Mais il n’y a pas d’emprunt conscient à Pirandello dans « Le fils de Doria ».

Pourquoi adapter une nouvelle de Pirandello plutôt que de tourner une de tes fictions ? 

 B.É. ‒  C’est la deuxième fois que j’adapte un écrivain. J’avais adapté Tchekhov pour Le journal d’un vieil homme (2015). J’aime ce travail. Quand on puise dans des œuvres de cette richesse, c’est, comment dire?... J’ai l’impression que mon propre imaginaire ne se tient pas à cette hauteur-là. J’ai trouvé dans les nouvelles de Tchekhov et de Pirandello une complexité que je ne suis pas capable de cerner. En tout cas pas comme eux. Quand je lisais la nouvelle de Pirandello, quand je découvrais madame Lèuca, j’avais hâte de filmer la comédienne qui l’incarnerait. Je me disais que ça allait être formidable de chercher une comédienne qui serait capable d’incarner ce personnage.  Que ce serait un bonheur de la regarder, la filmer. Mais pour en revenir au travail d’adaptation, plonger dans un texte littéraire, puis en  extraire un film, c’est un exercice passionnant. C’est fou parce qu’en général, quand on a vu un film et qu’on a lu le livre, on dit la plupart du temps que le livre est meilleur que le film, et le plus souvent avec raison. Mais ça ne m’a pas arrêté, l’envie était trop forte. La réponse la plus simple à ta question de savoir pourquoi j’ai adapté la nouvelle de Pirandello, c’est qu’un été j’ai lu l’intégrale des nouvelles de cet auteur (il en a écrit des centaines) et que cette nouvelle-là m’a bouleversé. Alors sans trop y penser, j’ai eu envie de l’adapter. Mais une fois le film terminé, je me rends compte que cette nouvelle touche à des thèmes que j’ai fouillés toute ma vie : la perte et la nécessité du lien. Je l’ai dit, je l’ai écrit souvent, j’ai passé ma vie à voir reculer ou disparaître des choses qui me tenaient à cœur : l’indépendance, le socialisme, les solidarités familiales, un certain rapport à la culture et à l’histoire québécoises. Et je n’ai cessé de rappeler la nécessité des liens. Or dans cette histoire de Pirandello, on est devant une famille éclatée dans un monde qui se délite et devant un couple qui cherche à recréer quelque chose malgré leurs différences et les blessures du passé. Ils s’y prennent mal, ils ne savent pas ce qu’ils veulent vraiment, mais malgré tout ils sont attachés l’un à l’autre, d’un attachement qui est à la fois une contrainte et une volonté. Et ils sont attachés aux enfants, bien sûr. À la fin, il reste quelque chose de ce lien, malgré la séparation, malgré la douleur.

Le lien humain est effectivement un thème majeur de ton travail, mais ces liens, incarnés dans une histoire concrète, ne vont pas de soi. Ils ne sont pas donnés une fois pour toutes et ils peuvent, ils doivent même être mis en question. Et je parle autant des liens privés que collectifs. Il existe des liens qui libèrent, d’autres qui aliènent. C’est peu dire que tes personnages mettent les liens à l’épreuve, qu’ils les font, les défont et les refont. À tel point que la perte, ou la rupture,  conduit souvent tes personnages  à une forme d’absolu que ton esthétique valorise. C’est ce que tu appelles la beauté du monde, sa complexité. Je m’explique. J’avais un peu analysé cette question du lien dans un article sur ton  film Tout ce que tu possèdes (2012) (8). Pierre Leduc, ton personnage principal, est en rupture avec à peu près tout ce qui le relie au monde : il abandonne son travail de prof de littérature qu’il aime par-dessus tout, mais qu’il considère détourné de son sens par l’idéologie marchande qui colonise  l’université; il y a  la mère de sa fille avec qui il n’a en fait  jamais eu de relation autre qu’un flirt, qui a quand même donné naissance à sa fille dont il n’a jamais assumé la paternité. Même que celle-ci  échoue dans sa tentative de renouer un lien avec lui. Il refuse enfin  la fortune que son père lui offre en héritage sous prétexte que  c’est de l’argent mal acquis; père avec lequel il avait rompu pour les mêmes raisons morales. Cette exigence morale de Pierre est  portée par un absolu de beauté, de poésie, que lui inspire  l’écrivain polonais Edward Stachura. Tu écrivais que la vie de ce dernier, comme sa poésie, « était une recherche de l’impossible, une tentative pour franchir les frontières de la littérature, une éternelle errance (9) . »  On sait comment cela s’est terminé pour Stachura. Est-ce à ce prix qu’on atteint  la beauté? Ou doit-on voir les choses autrement : trop d’éternité dans l’élévation conduit au déracinement, à la perte du sens commun? C’est d’ailleurs la raison pour laquelle George Orwell disait se méfier des écrivains aspirant à la sainteté, à la manière de Tolstoï qui battait quand même ses serviteurs (10). Alors comment échapper à cette quadrature du cercle entre le lien qui enracine et la quête d’absolu, de beauté? Comment échapper à une éternelle errance ? Après avoir rompu tous les liens, que reste-t-il à Pierre, sinon  une exigence hautement morale tournée vers un héritage patrimonial pour le moins problématique, qu’on pourrait appeler avec Jacques Ferron le pays incertain ?

B.É. Tu as raison, il faut se méfier des gens qui veulent devenir des saints. Je reviens souvent à un texte de Pierre Vadeboncoeur, La dignité absolue (dans Les deux Royaumes) où il déplore que notre époque n’entretienne plus de rapport avec la sainteté, qu’elle ne la « nomme plus », qu’il n’existe plus cette conscience de « l’infini du bien » qui nous permet de nous distancier de notre vie immédiate. Cette sainteté-là est bien autre chose qu’un catalogue de prescriptions morales. Il s’agit plutôt de la conscience qu’il existe quelque chose au-dessus de nos petites personnes, des choses pour lesquelles il peut valoir la peine de vivre ou de mourir. Dans cet esprit, il n’y aurait pas pu y avoir de Résistance en France ou de luttes pour la justice en Amérique latine sans des sortes de saints. Et ces saints-là (laïcs ou non, croyants ou non) ont été humains, faillibles, charnels. Tout le mouvement de Tout ce que tu possèdes se trouve dans le désengagement progressif de Pierre, qui met sa vertu au-dessus de tout (ce qui n’est pas loin de rappeler l’attitude d’une partie de la gauche culturelle actuelle), et que son désir égoïste de pureté éloigne du monde alors que la solution à la question que tu poses se trouve au contraire dans l’engagement avec tout ce qu’il comporte de risques, y compris le risque de se tromper. Le danger évidemment est de faire de « l’infini du bien » une idéologie au-dessus de la vie elle-même. Mais pour en revenir à Pierre, il tente de revenir « à la vraie vie » à la fin du film en écrivant à sa fille. C’est sans doute trop peu, trop tard, mais enfin il redevient humain.

À propos de l’importance que tu accordes à l’attention au monde, on pourrait croire que tu as gagné ton pari, car dans les médias et les films ‒ que tu ne vois pas ‒, il est beaucoup question de  l’attention aux sensibilités diverses. Tu sais  qu’on développe dans les secteurs de la thérapie individuelle et sociale ce qu’on appelle le care (l’éthique de la sollicitude), qui n’est pas sans rapport avec l’idéologie woke qui déferle un peu partout, comme une aggravation du politiquement correct. Est-ce que ce ne sont pas des contrefaçons de ce que tu appelles l’attention  au monde?

B.É. ‒ Je n’ai certainement pas gagné mon pari, car l’attention au monde dont tu parles s’arrête le plus souvent aux limites du nombril de tous ceux qui s’autodésignent, comme on dit maintenant, comme victimes. Or, il s’agit d’abord d’être attentif  à ce qui n’est pas nous, et d’abord au passé. Pour moi, le rapport  au passé est capital. Dans son dernier roman, Julian Barnes tresse une histoire autour d’un personnage d’enseignante qui serait une sorte de Socrate contemporain. Dans un cours de culture générale, elle dit à ses étudiants : «  On est assez facilement prêts, lorsqu’on est lucides, à accepter le fait qu’on est déterminés par notre corps, par notre génétique ‒ encore que ce soit devenu assez litigieux de l’admettre ‒, ou par notre histoire personnelle, mais on ne pense pas assez à quel point on est déterminés par l’Histoire avec un grand H. Par la profondeur des siècles. » Moi, ça m’apparaît lumineux »… quand tu parles du care, on entend plutôt «  Oh oui, pauvre petite personne qui a eu une enfance difficile. »

J’aimerais qu’on approfondisse  cette question du rapport au passé, des déterminations historiques et de la transmission de ce qui rend possible une culture commune, parce que ce thème est tout aussi important dans ton travail que le lien. Je ne doute pas que tu fasses une distinction entre assumer l’histoire, y faire face,  et s’y soumettre aveuglément. L’Histoire, quand elle est interprétée de manière dogmatique, est tout aussi stérile que son rejet radical. Qu’est-ce que ce serait que d’avoir un rapport vivant à l’héritage? Ou qu’est-ce qui fait obstacle à ce rapport dialogique à l’histoire?

B.É. Nous ne concevons plus d’obstacles à notre liberté. Nous remettons même en question les limites de la biologie. Nous nous voulons autofondés, si je peux me permettre ce néologisme, au mépris du réel. Ce qui est évidemment absurde. Nous venons de quelque part. Quelque chose nous a fait. Sans même parler de la génétique, nous avons reçu en héritage un patrimoine culturel et linguistique qui fonde et limite notre être et notre liberté, et sans lequel il n’y aurait pas de vie en société possible. C’est banal de dire que nous sommes à la fois libres et déterminés et que nos vies se jouent dans un périmètre de liberté borné par l’histoire, la culture et la biologie. Mais au-delà de ces déterminations, il y a la beauté même de l’héritage linguistique et culturel. Refuser totalement ce legs est évidemment impossible, mais le renier, comme nous tentons de le faire maintenant, c’est porter atteinte à la beauté du monde. On se gargarise aujourd’hui avec le mot diversité, mais dans notre obsession de l’ouverture on met en péril ce qui fonde notre propre différence, et à la limite notre être même. Et ce qui se met en place aujourd’hui, c’est, sur un fond d’ignorance, une folklorisation, je dirais même une fétichisation des cultures et des différences qui masque l’uniformisation marchande du monde.

Pour défendre l’idée d’indépendance ou de souveraineté, certains nationalistes  invoquent  la protection de la langue française,  une culture supposément distincte ‒ de moins en moins distincte dis-tu. D’un autre côté, ces mêmes nationalistes prônent un  modèle économique conforme à la doctrine techno-capitaliste la plus brutale qui soit, celle-là même qui cause la destruction de la culture et des socialités fondamentales. Modèle que tu rejettes radicalement.  Et ce discours entre en conflit avec le marché des droits et des lobbies communautaristes. L’indépendance pour toi, dis-le-moi si je me trompe,  recouvre une dimension culturelle et politique infiniment plus complexe où culture,  économie et projet de société sont inséparables. Alors l’indépendance pour quoi faire?

B.É. Au fond, c’est très simple : pour sauver notre culture, notre langue, notre patrimoine, il faut arrêter de se conter des histoires avec le nationalisme civique : ce combat est celui des Québécois francophones de souche et de leurs apparentés. Il est évident que ce combat n’est pas celui des anglophones et de l’immense majorité des nouveaux arrivants qui rejettent cette identité et cet héritage et qui n’ont d’autre volonté que celle de se fondre dans le grand tout Nord-américain. L’assimilation – non, je n’ai pas peur de ce mot – ne se fait plus (l’intégration, même, est devenue plus que problématique) et la plupart des nouveaux arrivants viennent ici comme on entre dans un supermarché. Est-ce que de dire cela fait de moi un « nationaliste ethnique »? Aucunement : il ne manque pas de Lester, de Curzi, de Facal de Kotto qui ont adopté notre culture et nos combats. Comme en France les Zola, Weil, Perec ne sont pas autre chose que des Français. Alors je dois être un nationaliste culturel. Peu m’importe son origine, je pense que si quelqu’un adopte la langue et la culture québécoise, et pour cela il n'est pas nécessaire de renier ses propres origines, il est des nôtres, même, évidemment s’il s’oppose à l’indépendance, ce qui est parfaitement légitime. Mais le plein contrôle de nos institutions politiques et culturelles peut seul garantir la survie de notre nation, de sa langue et de sa culture à long terme. Ce plein contrôle s’appelle l’indépendance.

Dans un Québec indépendant, tel que tu le rêves, on fait quoi de tous ces héritages historiques et culturels qui s’entrecroisent ? Que faire de notre héritage de conquérant vis-à-vis des peuples autochtones et de cette impossibilité d’intégrer les nouveaux arrivants dont tu parles dans « Les derniers » ? Je veux insister sur ce trait de notre histoire qui s’impose aujourd’hui avec acuité, d’autant  plus que tu as consacré ton documentaire La terre des autres  (1995) à cette relation complexe entre les peuples. Il me semble qu’il y a ici aussi une démission des intellectuels, une incapacité à démêler le discours culpabilisant du politiquement correct et du multiculturalisme, et l’élaboration d’un véritable projet de société. À quelle condition est-il possible que toutes ces « histoires » collaborent à un projet commun, même si ce sera toujours de manière conflictuelle ‒ une société sans conflit est une société totalitaire?

B.É. Je ne referais pas ce documentaire aujourd’hui de la même manière. Pierre Falardeau m’avait dit à l’époque que j’étais assis entre deux chaises et je me rends compte aujourd'hui qu'il avait raison. J’avais écrit à l’époque que la dignité d’une majorité tenait à la dignité de ses minorités. C’est bien joli, bien vertueux, mais que faire lorsque les minorités ne reconnaissent pas la majorité et son droit à l’existence? Et que faire lorsque cette majorité est en fait minorisée par un cadre politique qui lui a été imposé? À mon sens, la nation comme regroupement  de nations souveraines qu’espère Québec Solidaire est un conte de fées. Que faire si les Innus et les Cris réclament l’entière souveraineté sur le territoire qu’ils occupent? On leur donne Hydro Québec? Et est-ce qu’on repartira en France lorsque les Mohawks réclameront le territoire non cédé mentionné dans toutes les occasions propices (festivals, premières, expositions, etc.) par l’élite culturelle bien-pensante? Tu as raison, il n’y a pas de projet de société sans conflits. Et je pense qu’il faut accepter le conflit sans perdre le sens des réalités ni celui de la justice. Quant à moi, je pense que nous sommes en train de lutter pour la survie de notre peuple et que s’il faut choisir entre l’extension illimitée des droits des minorités et notre disparition, je choisis de limiter cette extension et de ne pas disparaître, une attitude qui sera évidemment vue par la gauche multiculturelle et par tout le Canada post national comme une injustice. Évidemment pareil choix ne se pose jamais de façon aussi tranchée dans les situations concrètes. Il est bien possible que nous disparaissions de toute manière, mais je refuse le suicide vertueux. Et ici, si ce n'était pas tellement galvaudé (c’est devenu le couplet obligatoire des bien-pensants), je parlerais des apports des autochtones et des nouveaux arrivants. Parce que ces apports sont réels, qu’ils nous ont enrichis et que cela devrait entrer dans notre conception du pays. Mais on ne fera pas l’économie des conflits, du nombre et des rapports de force. En disant cela, je me rends bien compte que nous sommes nous-mêmes en situation de minorité et que sur le terrain des rapports de force, notre situation n’est guère brillante. Mais enfin, des rapports de force, ça se change. Cela s’appelle la politique. Un sursaut politique radical est notre seul espoir de survie à long terme.

Tu n’aurais pas envie de refaire du documentaire? Retourner sur le terrain, rencontrer des gens?

B.É. ‒ On m’a souvent posé la question et je réponds toujours que j’aurais trop peur. Peur de ne pas être assez bon. Peur de trahir. Parce qu’on joue avec la vie des gens. C’est délicat.

Avais-tu peur à l’époque? Quand tu es allé au Proche-Orient pour tourner le documentaire La terre des autres (11), par exemple.

B.É. ‒ J’étais inconscient. J’étais jeune cinéaste, je ne me rendais pas compte. Mais maintenant que j’ai fait de la fiction… En fiction on contrôle tout, on est entre adultes consentants, on raconte une histoire et puis bon, il n’y a pas de problème moral. Mais en documentaire… Le terme de cinéma-vérité inventé par Edgar Morin est tellement trompeur. Oui, lorsqu’il n’y a pas eu de mise en scène proprement dite, ce qui a été filmé a vraiment eu lieu, mais il ne faut jamais oublier que le cinéma est de part en part un art de la fabrication et que tout, du cadre et de la position de caméra jusqu’au montage image et au montage son influe sur le sens. Et, à la limite, tout dans un documentaire est mis en scène. Et le sens n’est jamais univoque. Quand je suis allé en Palestine justement, et en Israël, il y a un personnage, la mère du jeune soldat, qui m’a écrit après avoir vu le film (que je lui avais envoyé) pour me dire à quel point elle s’était sentie trahie. J’essayais de rester dans la complexité des rapports israélo-palestiniens, mais elle, elle s’est sentie trahie. Elle s’était confiée à moi. Je n’ai pourtant pas travesti sa pensée, pas une miette. De mon point de vue… Lorsque je lui ai envoyé le film, je pensais qu’elle serait heureuse parce que je montrais à quel point  ça peut aussi être complexe d’être Israélien. Moi je pense que le film montre ça, mais elle a eu le sentiment d’être trahie.

Trahie comment? Cette scène est bouleversante.

B.É. ‒ Parce qu’elle raconte comment son fils a dû faire son travail de soldat.

C’est pourtant lui-même qui raconte cette situation terrible qu’il a vécue, qui révèle tout le remord de ce jeune homme, son malaise face à la politique militaire d’Israël en Palestine. Sa mère et lui sont  côte à côte. Les propos qu’elle tient sur la politique coloniale d’Israël sont effectivement beaucoup plus conciliants que ceux de son fils. La mère et le fils ne posent pas le même regard sur la relation entre Israël et la Palestine.

B.É. ‒ Ah oui, c’est vrai! C’est lui qui la raconte. Selon sa mère, je n’aurais pas dû utiliser cette scène au montage, m’a-t-elle dit, elle s’est sentie trahie. Alors je me suis dit… Il y a deux façons de faire face à ce problème-là. On peut l’ignorer, se dire « ils m’ont confié quelque chose, j’en fais ce que je veux ». L’autre façon, c’est de se dire (soupir)…  et je pense que ce n’est pas juste deux façons intellectuelles d’aborder le problème, mais c’est aussi deux types de cinéastes : un type qui va fabriquer son film malgré tout, puis l’autre qui se dit : j’ai peut-être dépassé une limite. Dans ce cas précis,  je ne pense pas avoir dépassé de limite. Mais la question a continué de me hanter. Peut-être qu’il était temps que j’arrête de faire des documentaires. Aujourd’hui, je suis plus à l’aise dans la fiction.

Dans le livre d’entretiens La perte et le lien, pour qualifier ton style, ta manière de tourner, Simon Galiero parle d’âpreté (12). J’irais jusqu’à une forme d’ascèse. Tu  évites la  surenchère, l’excès. On pourrait presque parler d’une écologie de l’effet. Est-ce qu’il t’est déjà arrivé de retenir tes actrices, tes acteurs, leur dire n’en faites pas trop?

B.É. ‒ Bien sûr, tout le temps! Mais moins maintenant, parce que les acteurs auxquels je fais appel connaissent mes films. Ils savent d’emblée… Évidemment, je les dirige, mais j’ai moins besoin d’expliquer mon approche. Ascèse, je ne sais pas. Je n’essaie pas de faire un cinéma ascétique; j’essaie de m’approcher d’une certaine vérité. Je le dis mal… je n’aime pas le spectacle. C’est fou qu’un cinéaste dise ça.

Plus je fréquente tes livres et tes films, plus je découvre  une vaste géographie, un vaste territoire, des lieux déchirés par l’histoire. Ce qui donne vie à des existences également éclatées, mais qui s’efforcent… comment dire…  de se rapailler à défaut de s’enraciner. La  géographie humaine de ton œuvre est façonnée  par les voyages et les déplacements de tes personnages. Quelques exemples : dans ton documentaire Ceux qui ont le pas léger meurent sans laisser de traces (1992), ce sont les déplacements à pied ou en vélo d’Henri Turcotte qui marquent le territoire d’Hochelaga-Maisonneuve jusqu’au centre-ville de Montréal. Dans la nouvelle « Le frère de Françoise » (13), Françoise a grandi dans  Hochelaga, mais elle vit maintenant à Cape Cod, haut lieu de la bourgeoise bostonnaise. Comme sortie de territoire, physique et social, il est difficile de faire plus extrême. On est loin de la réalité des paysans Canadiens français qui s’exilaient vers les manufactures de Lowell, à une centaine de kilomètres de Cape Cod! Certains de tes personnages ont des liens filiaux  jusqu’en Chine (« Le grand-père de Zhu »). Cette géographie dépasse le Québec, même si on y revient la plupart du temps. Territoires physiques donc, mais territoires culturels aussi, territoires façonnés par l’histoire. Dans « Le fils de Doria », Paul fait un long voyage en automobile  de Petite-Rivière-Saint-François à Kapuskasing en Ontario en passant par Chibougamau et l’Abitibi. Il part de  Charlevoix, des rives du  fleuve Saint-Laurent, berceau de la Nouvelle-France, pour s’enfoncer dans les terres de l’Amérique du Nord-Est. Et ton narrateur songe aux  aventuriers de la Nouvelle-France qui montaient vers les Grands Lacs, voyages longs et périlleux d’où tout le monde ne revenait pas. En fait, par ton travail d’écrivain et de cinéaste, il faut le rappeler au lecteur, tu prolonges le travail de l’anthropologue que tu es et le documentariste que tu as été. Tu explores le territoire, le temps, le  lieu et les hommes qui l’habitent. Tu es allé en Palestine et en Israël pour capter des images et des paroles de ce conflit apparemment sans issue, sans doute le conflit le plus emblématique des problèmes identitaires et de cohabitations des peuples de notre temps. Tu es allé dans le Grand Nord, à Iqaluit, avec le même questionnement, celui de ta condition de Québécois, à la fois de conquis et conquérant.  Alors je reprends la question que tu poses dans ton documentaire La terre des autres  à Pnina Feiler, une femme juive qui s’est battue pour la paix entre Juifs et Palestiniens : « Pour les Québécois que nous sommes, est-ce qu’il est possible d’échapper au poids de l’histoire? »

B.É. ‒ On fait tout pour ça! On fait tout pour oublier, pour ne pas avoir à porter le poids d’un héritage, la responsabilité de sa transmission. On avait coutume de dire qu’au Québec le passé pesait trop lourdement, mais maintenant il ne pèse plus rien. Nous souhaitons nous débarrasser de notre difformité historique, du poids de la Conquête, de notre lien avec la France, de notre passé catholique et paysan, nous souhaitons être enfin libres de nous-mêmes, de notre langue et de notre passé, multiculturels et ouverts jusqu’à l’évanouissement. Je pense qu’on est mort. Ou en tout cas mourants. Sans l’improbable sursaut dont je parlais tantôt, dans deux-trois générations, ça va être au mieux le Nouveau-Brunswick au pire la Louisiane. Et je dis cela malgré toute l’admiration que j’ai pour les luttes, le courage et la résistance des Franco-canadiens. Mais si on est réaliste, leurs perspectives, finalement comme les nôtres, ne sont pas bonnes. Je regarde les nouvelles générations, l’anglicisation galopante de Montréal, la difficulté, voire l’impossibilité d’intégrer (je ne parle même pas d’assimiler) les nouveaux arrivants et, par-dessus tout, une sorte d’indifférence  nationale à notre disparition, sans parler du renoncement de nos élites.

Est-ce qu’il n’y a pas un désir obscur de disparaître comme nation (sinon comme humain)? Je vois une haine de soi, et pas seulement chez les nouvelles générations…

B.É. ‒ Une haine de soi, je ne sais pas. Mais un enfermement dans le présent, certainement. Et ce n’est pas propre au Québec, bien entendu. Dans tous les pays occidentaux, tous les rapports non marchands reculent. Le capitalisme est en train de compléter son programme de destruction de tous les liens humains. Il ne restera bientôt plus que des individus purs consommateurs qui croient ne rien devoir à personne, qui sont persuadés d’être totalement libres et jusque dans leur être biologique. Il n’y aura plus que du même et du présent. Quel appauvrissement! Mais malgré tout, il faut tenter de continuer ce monde qui nous a été donné, que nous avons reçu. Il y a quelque chose qui vit en nous qui n’est peut-être pas loin de s’éteindre, mais qu’on peut faire vivre quand même, même sans espoir.

Oui, il faut aimer les combats perdus d’avance, comme l’écrivait Réjean Ducharme.

B.É.‒ Ah! Ce sont les plus beaux! Ça ne sert à rien de faire des combats gagnés d’avance. Pourquoi les faire? Ils vont se gagner tous seuls. Mais nous sommes encore nombreux à garder conscience de cette beauté-là, de cet héritage. Minoritaires, mais nombreux. Des gens qui, de différentes façons, dans différents métiers, dans différents milieux, beaucoup de gens qui entretiennent encore un rapport au passé. Des jeunes aussi. Il y a quand même quantité de gens qui ont un rapport à l’histoire du Québec, à la culture québécoise, au territoire. Et au-delà de ça, à la culture paysanne, à la culture française qui nous a faits. Il y en a encore qui ont ce sentiment d’une continuité.

Il me semble que tes personnages sont souvent sinon en  fuite, du moins en quête de quelque chose, qui leur échappe en partie. Je sais que c’est un thème majeur de la littérature et du cinéma, de l’art sans doute en général, de la religion même. Mais je constate que dans la culture québécoise, on  a beaucoup fui pour échapper à la tradition, au nom de la liberté, comme si la liberté était toujours forcément vers plus de modernité, plus de détachement, de déracinement. La liberté libérale en fait. Il me semble que tes personnages fuient le contraire. Dans Une femme respectable, Paul-Émile est un déserteur, mais Rose aussi a fui dans sa jeunesse, à commencer par sa classe sociale en aimant un fils de jobber. Qu’est-ce qu’ils ont fui au juste?

B.É.‒ Je pense qu’ils fuient les rôles qu’on leur a assignés. Je pense que tous les deux auraient peut-être souhaité assumer ces rôles-là, mais ils en sont incapables. À la fois par nature et parce que leur liberté s’y oppose.

Peux-tu expliquer? Il me semble qu’à cette époque de l’histoire du Québec, la liberté n’est pas un impératif, sauf auprès d’une avant-garde, je pense au groupe du Refus global.

B.É ‒ On imagine toujours que le Québec d’avant la Révolution tranquille était monolithique. Mais ce n’était pas le cas. Presque toutes les familles comptaient des membres qui refusaient d’aller à l’église ou qui s'opposaient au curé, des femmes qui ne pliaient pas devant leur confesseur, des gens qui défiaient le député de l’Union nationale et qui en payaient le prix, naturellement. On ne parle pas ici d’une avant-garde, mais d’une minorité, des gens souvent ordinaires et qui étaient parfois isolés dans leur milieu, mais qui défendaient avec les moyens du bord ce qu’ils considéraient comme la justice. Ils étaient libres et ils étaient relativement nombreux. Il ne faut jamais penser que les déterminations sociales vont dans un seul sens, qu’elles ne souffrent pas d’exceptions et qu’elles sont exemptes de contradictions. Si c’était le cas, il n’y aurait pas d’Histoire, seulement du même. Et c’est ce qui me donne espoir. Dans la noirceur que je vois venir, il restera des espaces de lumière et de liberté, comme au Moyen Âge il est resté des moines pour recopier les textes de l’Antiquité et pour les transmettre.

Plusieurs auteurs avancent  que la liberté, c’est la faculté de s’autolimiter, individuellement et collectivement. La liberté est un fardeau en fait, un tourment, car elle vient avec des devoirs, envers soi-même et envers le monde. C’est ce que tu dis. Dans le monde ancien, on fuyait également, on rompait des liens, même si c’était pour plaire aux dieux ou aux mythes. Les aristocrates  partaient à l’aventure ou à la guerre, Ulysse par exemple. Mais chez les conquis, comme ce fut le cas dans un Québec encore récent, on partait surtout pour les chantiers appartenant aux grandes compagnies forestières pour fournir le cheap labor. Ou dans les mines. On fuyait la famille aussi, le village et le presbytère trop lourds. Les mieux nantis ou les plus délurés fuyaient en Europe, etc. Il existe d’innombrables façons de fuir : le mysticisme et l’esthétisme sont des fuites élégantes. La folie! Il n’y a pas que de la beauté dans le passé.

B.É. ‒ Mon dieu non! C’est clair! Est-ce qu’on vivrait dans le carcan moral de Rose Lemay aujourd’hui? Non! Je n’ai pas de nostalgie du passé, ça il faut le répéter : je n’ai pas de nostalgie pour ce cadre moral… Mais je n’ai pas voulu le noircir non plus. Par exemple,  j’ai choisi de  faire un curé sympathique. On sait que le curé détestable, c’est un poncif dans le cinéma québécois. Et je n’ai vraiment pas voulu faire ça. Le curé aime Rose, qu’il a baptisée et vu grandir. Ce n’est pas un monstre, bien au contraire.

Tu as souvent exprimé ton attachement au patrimoine catholique, tu t’es inspiré des vertus théologales pour élaborer une trilogie cinématographique  (unique en son genre au Québec), mais tu dis ne pas être croyant, tu défends la laïcité et, sauf erreur de ma part, tu n’as aucun goût pour les spiritualités orientales revisitées par le tourisme contre-culturel ou carrément marchand. Pourtant, avec les grands écrivains chrétiens que j’ai un peu lus, je pense à des auteurs comme Simone Weil, Ivan Illich et Jacques Ellul, on peut penser que l’institution religieuse, notamment catholique, a trahi le christianisme authentique  ‒ et pas mal de gens par le fait même.

B.É. ‒ Oui, c’est vrai, mais en même temps, comme Québécois, ce que je peux dire, c’est que l’institution nous a aidés à survivre culturellement, malgré tous ses défauts. Oui, l’institution a trahi, mais en même temps, la piétaille de l’institution, les frères, mais pas tous, les bonnes sœurs, mais pas toutes, les curés, mais pas tous… il y avait dans la piétaille, moi je pense, une majorité de gens qui ont voulu faire le bien. Mais bon, l’institution étant ce qu’elle est, là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie. Je n’ai pas de nostalgie pour ça et je n’aime pas non plus la moraline que véhiculent les curés qui restent, ni leur pathétique tentative de mettre au goût du jour le patrimoine religieux dont ils ont la garde. J’ai assisté ces dernières années à des funérailles qui étaient à hurler de niaiserie.  Je garde pourtant un attachement pour ce patrimoine, peut-être parce que, je ne sais pas par quel miracle, l’éducation chrétienne que j’ai reçue dans les années 1950 n’était pas doloriste. Je ne sais pas comment ça se fait, quelle sorte de religieux j’ai eus comme enseignants, mais on était plus dans la joie et dans le don que dans la pénitence et le repentir. Bien sûr, il y avait des prêtres funèbres et funestes. Mais je rappelle que beaucoup de religieux ont participé activement à la Révolution tranquille et à la création du Québec moderne.

Absolument! Le clergé et beaucoup d’intellectuels catholiques qui ont pris allégrement le tournant progressiste contrairement à tout un courant critique de la modernité triomphante ‒ je pense aux auteurs chrétiens « dissidents » que je citais un peu plus haut. Ce Québec moderne, fou de progrès et de réformes technocratiques, même en odeur de sainteté pourrais-je dire, tu le critiques sévèrement aussi, non?

B.É. Bien sûr. J’ai bien peur d’être un antimoderne. Mais pas au point de faire l’éloge de la pauvreté et de l’ignorance. La réforme des institutions enclenchée à la Révolution tranquille était plus que nécessaire, seulement j’ai le sentiment que des choses essentielles se sont perdues, que nous avons jeté le bébé avec l’eau du bain.

La dernière nouvelle de ton recueil Quatre histoires de famille (14) s’intitule « Le grand-père de Zhu ». Cet homme est assez emblématique de ta génération : technicien de cinéma, il a été indépendantiste convaincu dans sa jeunesse; il a beaucoup voyagé, il est libre de toutes attaches.  Au gré d’une relation sans lendemain, d’un flirt, il a eu un enfant ‒ comme Pierre Leduc, le personnage de Tout ce que tu possèdes. Ce qui est marquant selon moi dans ce personnage, c’est sa rupture avec son propre père, avec sa famille. Même qu’il haït profondément la famille. Mais le refoulé fait retour : sa petite- fille, Zhu, née d’une mère chinoise, qui ignore tout du Québec, vient à sa rencontre. Quelle bonne idée d’histoire, qui  me semble tout autant un récit de génération qu’une histoire de famille. Toutes tes histoires sont en fait des récits de générations, qui sont des histoires de ruptures et, parfois, peut-être, de réparations?

B.É. ‒ Oui, oui, absolument. Moi, j’ai deux petites-filles qui vivent au Japon, qui ne parlent pas français et qui n’ont aucun lien avec le Québec.… Je suppose que j’ai rêvé de cette rencontre qui ne se produira peut-être pas.

Ta nouvelle comporte une fin ouverte : on ne sait pas ce qui adviendra de la rencontre de Zhu avec son grand-père…  Dans ton rêve le plus fou, il arrive quoi?

B.É. Je ne sais pas, et c’est pourquoi la fin est ouverte. De ma part, c’est l’expression d’un optimisme modéré. C’est peut-être l’âge, mais des rêves fous, je n’arrive plus à en faire.

Comme la plupart des  individus donc, tu es  complexe et contradictoire, mais tu es cinéaste et écrivain, dont l’œuvre tend à la cohérence. Et j’inclus dans l’œuvre ta pensée politique, politique au sens exact du terme. Contradictoire : tu es un grand solitaire, tu peux passer beaucoup de temps seul  dans le fond des bois à contempler la nature, tu écris, travail encore de solitaire.  Je t’imagine bien en  exilé de l’intérieur, en retrait, en rupture même avec l’hédonisme de consommation que tu condamnes.  D’un autre côté, tu travailles dans l’industrie du cinéma, qui exige de coopérer avec de grosses équipes, dans un environnement de technologie avancée, qui flirte avec la séduction du public. Et pour coiffer le tout, tu n’hésites pas à exprimer avec force ta pensée politique sur diverses tribunes. Comment arrives-tu à concilier toutes ces facettes?

Ce n’est pas bien difficile de concilier tout ça : quand on fait un film aux trois ou aux cinq ans, on a pas mal de temps pour réfléchir à autre chose qu’au film qu’on souhaite tourner. Alors on marche, on réfléchit, on lit, on écrit et parfois avec beaucoup de plaisir. Mais finalement, quand le film est financé, je me sens comme un cheval qui sort de l’écurie. Enfin de l’air! C’est un bonheur de retrouver les comédiens, les équipes, de se mettre à quarante, cinquante et de pouvoir essayer de fabriquer un peu de beauté. On a beau utiliser une technologie de pointe, un film, en tout cas un film avec le genre de budget qu’on m’accorde, reste quelque chose d’artisanal. Une pièce unique, faite à la main, dans le respect du travail, avec l’amour de la chose bien faite.  Et puis, quand on a la chance de travailler avec des comédiens et des comédiennes de la trempe d’Élise Guilbault, de Guylaine Tremblay, de Paul Savoie, de Patrick Drolet, d’Hélène Florent… Hélène Florent est tellement formidable. C’est formidable de pouvoir travailler avec une comédienne comme elle. C’est non seulement avoir le privilège de travailler avec elle en répétition, puis en tournage, mais aussi, après, en montage, tu restes 10, 12 semaines avec son image. Voir une comédienne de cette trempe-là jouer, ça me bouleverse… son sens de la nuance…C’est comme de la musique. On entend un vrai musicien jouer une sonate de Beethoven, pas un tâcheron, mais un musicien qui a vraiment le sens de la musique, de la nuance, qui a travaillé sa partition, qui a réfléchi à comment la faire, à ce que ça dit… C’est un peu la même chose avec les comédiens.

Ce sont des virtuoses?

B.É. ‒ Non, je me méfie de la virtuosité. Mais quand les comédiens acceptent de concentrer leur jeu, de travailler dans la retenue, il me semble qu’on arrive à quelque chose de bien. Et moi j’ai le bonheur de travailler avec des comédiennes et  qui ont accepté de faire ça. Je pense que ce n’est pas loin du soin dont tu parlais, le vrai soin, le soin que l’acteur met à composer son personnage, le soin que le réalisateur doit porter au jeu, à l’image, le soin que chaque membre de l’équipe apporte à son travail. On est vraiment dans le soin, dans l’attention au monde. Quand tout le monde fait son travail comme il faut, je pense qu’on sauve un peu de beauté. C’est pour ça que j’aime ce métier.

J’ai eu le privilège de tourner avec des techniciens formidables pendant vingt ans. Il y en a qui vieillissent, d’autres qui disparaissent, comme mon directeur photo, Jean-Pierre Saint-Louis, à qui je dédie Une femme respectable. Il y a des gens sur mes équipes qui sont là depuis longtemps. Sophie Lefèvre fait les costumes de mes films depuis vingt ans; ma première assistante à la réalisation, le preneur de son, des gens avec qui je travaille depuis toujours. Je leur dois beaucoup. Eux ont fait trente, quarante, cinquante films, et pour moi ce n’est que le neuvième. Ils ont une expérience dont ils me font bénéficier, avec une grande générosité. C’est vraiment un privilège de pouvoir compter sur des gens comme eux. D’ailleurs, faire un film comme Une femme respectable, un film d’époque, c’est très difficile à faire avec le budget qu’on avait. Si tu savais ce que ça coûte de reconstituer un intérieur bourgeois d’époque! Mais les gens de l’équipe ont été d’une générosité extraordinaire : aux décors, aux costumes. On savait qu’il fallait économiser sur tout, mais ça ne paraît pas dans le film. C’est un grand plaisir de bricoler ainsi. Alors oui, je suis un solitaire, mais j’aime ce travail du cinéma.

 

Bernard Émond avec Gilles McMillan, 10 mai 2023



[1] Cet entretien a débuté à l’automne de 2022 dans les studios Difuze de Montréal et s’est poursuivi par écrit au cours du printemps 2023. Il est publié en partie dans la revue Argument, vol. 6, no 1, automne-hiver 2023-2024 et en totalité sur le site de la revue.

[2] Simone Weil, « L’harmonie sociale » dans La pesanteur et la grâce, Librairie Plon, Agora, 1988, p. 270.

[3] « Les derniers », publié sur le site de L’action nationale en juin 2020.

 [4] Il y a trop d’images. Textes épars 1993-2010, Lux éditeur, 2011.

[5]. «  Trois notes brèves » dans  Il y a trop d’images, op. cit.

[6] Luigi Pirandello, Nouvelles pour une année II, traduit de l’italien par Henriette Valot et Georges Piroué, Gallimard, 1973. Le titre italien de la nouvelle, Pena di vivere cosi  pourrait être traduit par « La douleur de vivre ainsi » [B.É].

[7] Quatre histoires de famille, Montréal, Leméac, 2022.

[8] Gilles McMillan, « Marcher sur les rails » dans Tout ce que tu possèdes. Un film de Bernard Émond. Scénario et regards croisés. Montréal, Lux éditeur, 2022, p. 99-109.

[9] Bernard Émond, « J’ai dormi par terre dans la maison de nos ancêtres », ibidem, p. 12.

[10] Bruce Bégout, De la décence ordinaire. Court essai sur une idée fondamentale de la pensée politique de George Orwell, Éditions Allias, 2008, p. 39 et suivantes. Sur le même thème de la méfiance d’Orwell à l’égard de la sainteté et de la perfection, Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Plon, 2006, p. 16 et 17.

[11] La terre des autres, Les films du 3 mars, 1995.

[12] Bernard Émond et Simon Galiero, La perte et le lien. Entretiens sur le cinéma, la culture et la société, Médiaspaul, 2009, p. 22 et suivantes.

[13] « Le frère de Françoise » dans Quatre histoires de famille. Op.cit.

[14] Quatre histoires de famille, op. cit.2022.

 

Dans ce site, sur l’œuvre de Bernard Émond : 

 L'art est une bouée de sauvetage

À propos de Contre toute espérance, Éveiller l'humanité

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