Tribune, Libé
Confinement : en demi-résonance avec notre décroissance
Tribune. C’était un mardi, à midi, et nul ne l’avait prédit. Sans guère de résistance, nous avons accepté le bouleversement. Une autolimitation collective puis individuelle, ou l’inverse. Ce n’est pas «le pas de côté» que nous autres décroissants espérions. N’est-il pas évident que les mesures du confinement telles que nous les subissons révèlent en amont de la pandémie la faillite des politiques publiques qui en aval se traduit par une gestion autoritaire et techno-scientiste. Ce sont-là les deux faces d’une même biopolitique de croissance, gestionnaire, élitaire, indécente et insensible.
Néanmoins, il y a dans le confinement comme un pas suspendu de la cigogne. Et ce n’est pas à dédaigner ! Après le confinement, il y aura encore la récession, des rebonds et des répliques ; mais pendant la période du confinement, conjoncturellement, il y a une espèce de décroissance ; oui, mais alors laquelle ?
Il s’agit d’un moment historique, parce que subitement c’est l’impératif économique de l’accélération et de la démesure qui est suspendu, mis entre parenthèses. Une parenthèse ouverte le 17 mars en France. Parenthèse qui se refermera peut-être en mai, ou juin, mais ouverte, maintenant, en plein cœur de la mondialisation et dans le monde entier. Plus de la moitié de la population mondiale est confinée ! Parenthèse partout ouverte sur moins de production, moins de consommation, et par conséquent moins d’extractions, moins de déchets, moins de pollutions, moins de déplacements, moins de bruit, moins de travail et donc moins de revenus, mais aussi plus du tout de vacances, plus du tout de musée ou de concert, plus du tout de rencontres sportives ni de «matchs» : plus rien qu’un «essentiel» qui reste à redéfinir…
La résilience, pas la guerre
Que nous vivions à la campagne ou en ville, une qualité de vie est maintenue, avec des degrés très inégaux de «résilience» (jardin ou balcon ou fenêtre ?) et de souffrance qu’il ne faut pas écarter : décroissance à demi subie, décroissance à demi choisie. Dans des conditions encore plus difficiles de vie pour les plus vulnérables – en particulier dans le cas des violences familiales –, la sobriété se fait néanmoins plus présente, nos relations sociales, familiales, amicales sont nos précieux remèdes. Nous entendons parler relocalisation, circuits courts, ralentissement, renoncement. Nous participons ou assistons à des manifestations de solidarité, de créativité, nous contemplons l’éveil du printemps. Bref une joie simple d’exister se manifeste, et cela grâce à… notre organisation sociale commune, fruit d’un minimum de vie démocratique depuis 1945, qui garantit encore l’essentiel : une certaine paix sociale.
Certes le Président Macron a déclaré que «nous sommes en guerre». Mais ce n’est pas une guerre parce qu’il n’y a aucun ennemi à vaincre ni aucun humain à tuer, à moins de tordre le sens des mots, à des fins biopolitiques. Certes il y a des morts : c’est donc peut-être une demi-guerre, mais nul ennemi à l’horizon. demi-guerre, et donc demi-paix très largement assurée par les personnels des services publics et du soin à la personne qui limitent la pandémie en permettant l’accès des malades aux soins. Services publics mais aussi tous ces emplois – cette «France d’en bas» dont beaucoup hier étaient sur les ronds-points – qui sont aujourd’hui mis «en première ligne de corvée» : sans effondrement général. Même pas un effondrement de l’Etat, pourtant comme abasourdi par son audace d’avoir pris la décision politique d’un coup de frein économique ; malheureusement il se rassure en poussant le plus qu’il peut son autorité policière et ses expérimentations juridiques d’exception.
Demi-guerre avec la mort qui rôde, demi-paix parce qu’il est devenu interdit de rôder. La mort – qui est la limite de toute vie – fait peur. Surtout en régime politique de croissance prétendument infinie, croissance qui peut être interprétée comme l’organisation sociale du déni de la mort. La mort peut faire peur, et une mauvaise peur est toujours bonne à prendre pour tout pouvoir qui veut se conserver : d’où la demi-guerre.
Leçon pour la décroissance : si elle en appelle en quoi que ce soit avec une mauvaise peur, alors elle s’effondre. La décroissance, c’est une parenthèse mais dans la paix.
Confinés, accordons-nous quand même un temps de réflexion sur ce constat : «l’imprévisible est advenu». Prenons-en pleine conscience : par le confinement, les gouvernants ont choisi d’épargner des vies plutôt que l’économie. Le pas suspendu de la vergogne ? Quelle que soit la diversité de nos conditions sociales de vie, et elles sont évidemment loin d’être aussi faciles pour tou·te·s, osons goûter finement ces moments : l’allègement de l’empreinte écologique, la texture des liens qui nous unissent, l’épaisseur des silences, l’air qui s’allège, la couleur de nos vies, le bruissement du vivant. Carpe diem ! Gardons cette saveur en mémoire, celle du sel, du sens à notre vie commune. Carpe dies relegationis !
Bref, ce confinement est une demi-décroissance : osons affirmer que rien n’a jamais ressemblé plus à la décroissance que ce moment consenti de confinement ; d’autant qu’il y a aussi une part de rationnement pour (presque) tous.
Pas encore de décroissance des inégalités
Notre empreinte écologique décroît globalement et pacifiquement pour le moment. «Par le fait», ce moment est écologiquement un peu plus soutenable par l’humanité. Le bilan écologique de cette parenthèse décroissante sera irréfutable : «C’était un temps de répit, un temps de repos.» Mais après le confinement, à quoi s’attendre ?
Economiquement, il est évident que ce sera une autre histoire. Pire, socialement, notre attention à l’autre et notre souci de l’autre nous obligent à dénoncer sans concession le côté obscur de ce confinement. Force est de constater que la pandémie va surtout atteindre les démunis, les appauvris par le système économique. Et surtout l’indécence des ultrariches, certes confinée, n’a pas disparu. Aucun miracle de la part des gouvernements. Pas (encore ?) question de siphonner les richesses des enrichis (par des prélèvements exceptionnels sur les patrimoines et les revenus comme en temps d’après-guerre) pour assurer le partage et le bien-vivre de toutes et tous dans une société socialement décente. La décroissance des inégalités ce n’est pas encore maintenant.
Pour le moment, c’est plutôt changement d’heure… et d’année au programme : 1984 te voilà ! Big Brother est vraiment là, il nous regarde, nous envoie des SMS, nous surveille, nous enregistre, nous parle du haut de son drone, nous traque via notre ordiphone, nous dissocie, nous individualise. Le sens de la technique est bien politique… Télétravail, télémédecine, télé-enseignement, Skype-apéro, etc. Les écrans étriquent nos mondes sensibles. Accélération des réseaux sociaux qui ne peuvent relier que celles et ceux qui sont préalablement séparé·e·s. Là non plus, petit détail politique, nul miracle en ce qui concerne le partage des pouvoirs : les gouvernements continuent de décider seuls, sans nous, donc contre nous. Partout la démocratie est placée en quarantaine. La potion de cheval est là : ordonnances à tout va ! Ce n’est pas la joie démocratiquement parlant. Surtout quand nous nous rappelons qu’on nous a déjà fait le coup de l’état d’urgence qui s’infiltre dans la loi ordinaire.
Ce sont, là, pour le moment, des leçons du confinement.
A/ Ce confinement a ouvert une parenthèse. Chères décroissantes, chers décroissants, ayons-le bien présent à l’esprit. Nous ne sommes pas en train de rêver : notre rêve de décroissance est donc possible. En ce sens, la décroissance serait une période particulière entre parenthèses, un trajet auto-organisé vers des sociétés écologiquement soutenables, socialement décentes et démocratiquement organisées, passant par les baisses de l’extraction, de la production, de la consommation, de la circulation et des déchets.
B/ Quand la parenthèse du confinement va officiellement se refermer, nous savons bien que nous n’arriverons pas miraculeusement dans un monde décolonisé par l’imaginaire de la croissance, que l’économie aura beau jeu de réimposer ses narratifs, ses dettes, ses réajustements, qu’elle instrumentalisera une relocalisation cosmétique au service d’une souveraineté biaisée… Mais même à l’heure de leur revanche, nous disposerons d’un nouvel argument : oui, le politique peut prendre la décision de donner un coup de frein à l’économie. Nous en aurons vécu l’expérience dans notre chair.
La décroissance, c’est le bon sens pour (re)pauser le monde à l’endroit.
Signataires : Olivier Zimmermann, ROC Genève (Suisse) ; Elodie Vieille-Blanchard, présidente de l’Association végétarienne de France ; Jacques Testart, biologiste ; Mathilde Szuba, maître de conférences en sciences politiques à Sciences-Po Lille, Institut Momentum ; Christian Sunt, Décroissance-Cévennes ; Agnès Sinaï, journaliste, Sc-Po Paris, Institut Momentum ; Michel Simonin, Agrégé d’histoire géographie, Epoc ; Luc Semal, maître de conférences en science politique au Muséum national d’Histoire naturelle, Institut Momentum ; Onofrio Romano, Professeur de sociologie à l’Université de Bari Aldo Moro (Italie) ; Olivier Rey, mathématicien, philosophe et essayiste ; Christine Poilly, Attac ; Irène Pereira, philosophe, cofondatrice de l’IRESMO ; Jean-Luc Pasquinet, MCD, IdF Décroissance ; Baptiste Mylondo, économiste ; Karine Mauvilly, Essayiste, co-auteure du Désastre de l’Ecole numérique avec Philippe Bihouix ; Vincent Liegey, porte-parole PPLD ; Michel Lepesant, philosophe, porte-parole MCD ; Bernard Legros, essayiste, MpOC (Belgique); Francis Leboutte, MpOC (Belgique) ; Stéphane Lavignotte, théologien protestant, pasteur ; Antony Laurent, rédacteur en chef du site Sciences Critiques ; François Jarrige, maître de conférences à l’université de Bourgogne ; Mathilde Girault, Docteure en Géographie, aménagement et urbanisme, UMR Triangle ; Maële Giard, Doctorante en géographie, aménagement et urbanisme à l’Université Lumière Lyon-2 ; Loriane Ferreira, Doctorante en études urbaines à l’université Lumière Lyon-2 ; Guillaume Faburel, professeur à l’Université Lyon 2 ; Robin Delobel, militant et permanent au CADTM (Belgique) ; Alice Canabate, sociologue, co-directrice de la rédaction de Entropia (2012-2015) ; Thierry Brulavoine, co-fondateur de la MCD ; Thierry Brugvin, enseignant en psycho-sociologie à l’Université de Besançon ; Geneviève Azam, Economiste, Attac ; Alain Adriaens, MpOC, porte-parole (Belgique)
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